CORRESPONDANCE - ANNEE 1733 - Partie 7
Photo de KHALAH
à Monsieur Thieriot
Ce 5 août.
Je vous regarderais comme l’homme du monde le plus barbare et le plus incapable d’humanité, si je ne savais que vous êtes le plus faible. Je suis réduit à la dure nécessité de penser, ou que vous avez voulu séparer votre cause de la mienne, et vous faire un mérite de me manquer, en prenant pour prétexte la fable dont vous me parlez, ou que vous avez eu la misérable faiblesse de la croire.
Est-il possible qu’après vingt années d’une amitié telle que je l’ai eue pour vous, et dans les circonstances où je suis, vous ayez pu penser que je sois capable d’avoir dit la sottise lâche et absurde que vous m’imputez ? Moi, avoir dit que vous m’avez volé mon manuscrit ! Avez-vous eu assez de faiblesse pour le croire ? M. le garde des sceaux, M. Rouillé, M. Hérault, M. Pallu, M. le cardinal, ont mes lettres, qui prouvent le contraire, et qui font bien foi que, si vous vous êtes chargé de l’édition de ce livre, ça été de mon consentement. J’ai dit, j’ai écrit que je vous en avais chargé moi-même. Il est vrai que, lorsque les calomniateurs ont osé dire que j’avais fait imprimer ce livre à Londres pour en tirer beaucoup d’argent, mes amis ont répondu qu’il n’y avait pas eu plus de cent louis, de profit, et que je vous l’avais entièrement abandonné pour la peine que vous devez prendre de cette édition (si mal faite). Parlez à M. Rouillé, parlez à M. Hérault, M. d’Argental, à tous ceux qui sont au fait de cette affaire, et vous verrez combien l’imputation d’avoir dit que vous m’aviez volé mon manuscrit est une calomnie indigne. Mais je veux que des personnes de considération, trompées, je ne sais comment, aient pu vous avoir fait un rapport aussi faux et aussi indigne : n’était-il pas du devoir de l’amitié, de m’écrire, sur-le-champ, pour vous en éclaircir ? Vous me deviez cet éclaircissement à vingt années d’une liaison étroite, à votre honneur, et au mien. Deux vieux amis qui se brouillent se déshonorent ; et vous, qui deviez allez au-devant de ces lâches soupçons, par tant de raisons ; vous, qui disiez que vous veniez à Paris pour me voir ; vous qui, après tout, avez seul eu quelque avantage d’une affaire qui m’a rendu le plus malheureux homme du monde, vous êtes un mois sans m’écrire, et vous oubliez assez tous les devoirs pour parler de moi d’une manière désagréable.
Je vous avoue que, si quelque chose m’a touché dans mon malheur, c’est un procédé si étrange. Je ne serais pas étonné que la même paresse et que la même légèreté de caractère, qui vous a fait à Londres négliger la révision même de cette édition, qui vous a empêché de m’envoyer les journaux et de me donner les avis nécessaires, vous eût empêché aussi de m’écrire, depuis que vous êtes à Paris ; mais pousser ce procédé jusqu’à faire gloire d’être mal avec moi, voilà ce que je ne peux croire. Je veux donner un démenti à ceux qui le disent, comme je le donne à ceux qui m’ont calomnié sur votre compte. Si jamais nous avons dû être unis, c’est dans un temps où une affaire qui nous est en partie commune a fait ma perte. Il est de votre honneur d’être mon ami, et mon cœur s’accorde, en cela, avec votre devoir. Je n’ai fait aucune prière au ministère, mais j’en fais à l’amitié. Je fais plus de cas de la vertu que des puissances, et je mérite que vous m’aimiez, que vous rougissiez de votre procédé, et que vous me défendiez contre la calomnie, qui ose m’attaquer jusque dans vous-même.
à Monsieur de Formont
Août (1)
Philosophe aimable, à qui il est permis d’être paresseux, sortez un moment de votre mollesse, et ne donnez pas au chanoine Linant l’exemple dangereux d’une oisiveté qui n’est pas faite pour lui. Je lui mande, et vous en conviendrez que ce qui est vertu dans un homme, devient vice dans un autre. Ecrivez moi donc souvent pour l’encourager, et renvoyez-le-moi, quand vous l’aurez mis dans le bon chemin. J’ai besoin qu’il vienne m’exciter à rentrer dans la carrière des vers. Il y a bien longtemps que je n’ai monté les cordes de ma lyre. Je l’ai quittée pour ce qu’on appelle philosophie, et j’ai bien peur d’avoir quitté un plaisir réel pour l’ombre de la raison. J’ai relu le raisonneur Clarke ; Malebranche, et Locke. Plus je les relis, plus je me confirme dans l’opinion où j’étais que Clarke est le meilleur sophiste qui ait jamais été. Malebranche, le romancier le plus subtil, et Locke, l’homme le plus sage. Ce qu’il n’a pas vu clairement, je désespère de le voir jamais. Il est le seul, à mon avis, qui ne suppose point ce qui est en questions. Malebranche commence par établir le péché originel et part de là pour la moitié de son ouvrage ; il suppose que nos sens sont toujours trompeurs, et de là il part pour l’autre moitié.
Clarke, dans son second chapitre de l’Existence de Dieu, croit avoir démontré que la matière n’existe point nécessairement, et cela, par ce seul argument que, si le tout existait de nécessité. Il me la mineure, et cela fait, il croit avoir tout prouvé ; mais j’ai le malheur, après l’avoir lu bien attentivement, de rester sur ce point sans conviction. Mandez-moi, je vous prie, si ses preuves ont eu plus d’effet sur vous que sur moi.
Il me souvient que vous m’écrivîtes, il y a quelque temps, que Locke était le premier qui eût hasardé de dire que Dieu pouvait communiquer la pensée à la matière. Hobbes l’avait dit avant lui, et j’ai idée qu’il y a, dans le de Natura deorum, quelque chose qui ressemble à cela.
Plus je tourne et retourne cette idée, plus elle me paraît vraie. Il serait absurde d’assurer que la matière pense, mais il serait également absurde d’assurer qu’il est impossible qu’elle pense. Car, pour soutenir l’une ou l’autre de ces assertions, il faudrait connaître l’essence de la matière, et nous sommes bien loin d’en imaginer les vraies propriétés. De plus, cette idée est aussi conforme que toute autre au système du christianisme, l’immortalité pouvant être attachée, tout aussi bien à la matière, que nous ne connaissons pas, qu’à l’esprit, que nous connaissons encore moins.
Les Lettres philosophiques, politiques, critiques, poétiques, hérétiques et diaboliques, se vendent en anglais à Londres, avec un grand succès. Mais les Anglais sont des papefigues audits de Dieu, qui sont tout faits pour approuver l’ouvrage du démon. J’ai bien peur que l’Eglise gallicane ne soit un peu plus difficile. Jore m’a promis une fidélité à toute épreuve. Je ne sais pas encore s’il n’a pas fait quelque petite brèche à sa vertu. On le soupçonne fort à Paris, d’avoir débité quelques exemplaires. Il a eu sur cela une petite conversation avec M. Hérault, et, par miracle plus grand que tous ceux de saint Pâris et des apôtres, il n’est point à la Bastille. Il faut bien pourtant qu’il s’attende à y être un jour. Il me paraît qu’il a une vocation déterminée pour ce beau séjour. Je tâcherai de n’avoir pas l’honneur de l’y accompagner.
1 – C’est-à-tort, croyons-nous, que cette lettre avait été classée jusqu’ici au mois d’avril.
à Monsieur de Cideville
14 Août.
Il y a bien longtemps, mon charmant ami, que je ne réponds qu’en vile prose à vos agaceries poétiques, qui ont si fort l’air des lettres de Chaulieu, de Ferrand, ou de La Faye.
Mais une triste maladie,
Des affaires le poids fatal
Ont longtemps ma voix affaiblie ;
Je ne chante plus qu’Emilie :
Encor la chanté-je bien mal.
J’ai montré à Emilie votre ingénieuse lettre. Emilie a répondu comme Benserade à Dangeau, au nom des filles de la reine :
Vous demandez si bien qu’on ne peut refuser.
Elle m’a donc donné la permission de vous envoyer les vers en question, à condition que vous les renverrez sans les avoir copiés. Je suis sûr que vous serez fidèle, car c’est l’amitié qui vous fait savoir les ordres de la beauté. Elle a été extrêmement contente de ces vers de votre façon :
Je l’adore comme les dieux
Qu’on invoque sans les connaître.
Permettez-moi, s’il vous plaît, d’ajouter à cette pensée :
Une petite différence
Est, entre Emilie et les dieux ;
C’est que plus on s’informe d’eux,
Et moins alors on les encense.
Mais celle que vous adorez
Mérite un peu mieux votre hommage ;
Sachez que, quand vous la verrez,
Vous l’invoquerez davantage.
Quelle est donc, me direz-vous, cette divinité ? Est-ce quelque madame de La Rivaudaie ? Est-ce une personne en l’air ? Non, mon cher Cideville ;
Je vais, sans vous dire son nom,
Satisfaire un peu votre envie.
Voici ce que c’est qu’Emilie :
Elle est belle, et sait être amie ;
Elle a l’imagination
Toujours juste et toujours fleurie ;
Sa vive et sublime raison
Quelquefois a trop de saillies ;
Elle a chassé de sa maison
Certain enfant tendre et fripon,
Mais retient la coquetterie ;
Elle a, je vous jure, un génie
Digne d’Horace et de Newton,
Et n’en passe pas moins sa vie
Avec le monde qui l’ennuie,
Et des banquiers de pharaon.
Je vais lui montrer ce portrait-là, et je vous réponds qu’il est si vrai, qu’elle est la seule qui ne s’y reconnaîtra pas. Pour moi, qui lui suis attaché à proportion de son mérite, ce qui veut dire infiniment,
Ne croyez pas qu’un tel hommage
Soit l’effet d’un peu trop d’ardeur ;
L’amour serait votre partage ;
A moi n’appartient tant d’honneur.
Grands Dieux (s’il en est d’autres qu’elle) !
Ayez de moi quelque pitié :
Ecartez une ardeur cruelle
Qui corromprait mon amitié !
Jamais l’amitié ne s’altère ;
Elle rend sagement heureux,
Sans emportement, sans mystère.
L’Amour aurait plus de quoi plaire ;
Mais c’est un fou trop dangereux :
On a des moments si fâcheux
Avec gens de ce caractère !
Adieu ; vous êtes Emilie en homme, et elle est Cideville en femme. Notre ami Formont m’a écrit une lettre sur Locke, dans laquelle je crois qu’il ne s’est pas souvenu des sentiments de ce philosophe. Je veux lui écrire sur cet article.
Pardon, aimable Cideville ; je ne vous écris point de ma main ; mais je suis si malade qu’il n’y a que mon cœur en vie.
Renvoyez l’Epître à Emilie ; vous verrez que je hais Rousseau ; mais qui ne sait pas haïr ne sait pas aimer.
à Monsieur l’abbé de Sade
A Paris, le 29 Août.
Ainsi donc vous quittez Paris,
Les belles et les beaux esprits,
Vos études, vos espérances,
Pour aller dans le doux pays
Des Agnus et des indulgences.
Votre lettre, monsieur, pouvait seule me dédommager de votre charmante conversation. La divine Emilie savait combien je vous étais attaché, et sait à présent combien je vous regrette. Elle connaît que ce que valez, et elle mêle ses regrets aux miens. C’est une femme que l’on ne connaît pas. Elle est assurément bien digne de votre estime et de votre amitié.
Regardez-moi comme son secrétaire ; écrivez-lui et écrivez-moi, malgré les amusements que vous donnent les femmes d’Avignon.
Au portrait que vous faites des hommes et des femmes du petit comtat de paprimanie,
Je vois que le grand d’Assouci
Eût aujourd’hui mal réussi.
Car, hélas ! Qu’aurait-il pu faire,
Avec son luth et des chansons,
Auprès de vos vilains gitons
Et des déesses de Cythère ?
Le pauvre homme, alors confondu,
Eût quitté le rond pour l’ovale,
Et se fût à la fin rendu
Hérétique en terre papale.
Pour moi, monsieur, je ne crains point d’être brûlé dans les terres du saint-père, comme vous voulez me le faire appréhender ; vous savez que l’Epître à Uranie n’est pas de moi. D’ailleurs, je craindrais plus pour l’auteur de la Henriade, où les Papes sont mal placés, que pour l’auteur de l’épître, où il n’est question que de la religion ; mais, quoi qu’il en soit, je ferais hardiment le voyage de Rome, persuadé qu’avec beaucoup de louis d’or, et nulle dévotion, je serais très bien reçu.
Nous ne sommes plus dans les temps
D’une ignorante barbarie,
Où l’on faisait brûler les gens
Pour un peu de philosophie ;
Aujourd’hui les gens de bon sens
Ne sont brûlés qu’en l’autre vie.
On a déjà enlevé, à Londres, la traduction anglaise de mes Lettres. C’est une chose assez plaisante que la copie paraisse avant l’original ; j’ai heureusement arrêté l’impression du manuscrit français, craignant beaucoup plus le clergé de la cour de France et de l’église anglicane.
Vous me demandez l’Epître à Emilie ; mais vous savez bien que c’est à la divinité même, et non à l’un de ses prêtres, qu’il faut vous adresser, et que je ne peux rien faire sans ses ordres. Vous devez croire qu’il est impossible de lui désobéir.
Vous avez raison de dire que vous auriez voulu passer votre vie auprès d’elle. Il est vrai qu’elle aime un peu le monde.
Cette belle âme est une étoffe
Qu’elle brode en mille façons ;
Son esprit est très philosophe
Et son cœur aime les pompons.
Mais les pompons et le monde sont de son âge, et son mérité est au-dessus de son âge, de son sexe et du nôtre.
J’avouerai qu’elle est tyrannique :
Il faut, pour lui faire sa cour,
Lui parler de métaphysique,
Quand on voudrait parler d’amour.
Mais moi, qui aime la métaphysique, et qui préfère l’amitié d’Emilie à tout le reste, je n’ai aucune peine à me contenir dans mes bornes.
Ovide autrefois fut mon maître.
C’est à Locke aujourd’hui de l’être.
L’art de penser est consolant,
Quand on renonce à l’art de plaire.
Ce sont deux beaux métiers vraiment,
Mais où je ne profiterai guère.
J’aurais du moins fait quelque profit dans l’art de penser, entre Emilie et vous ; j’aurais été l’admirateur de tous deux ; je n’aurais jamais été jaloux des préférences que vous méritez. J’aurais dit de sa maison, comme Horace de celle de Mécène :……………
Nil mi offici unquam,
Ditior hic, aut est quia doctior ;
Est louis uni
Cuique suus.
(Liv. I, sat. IX.)
Mais vous allez courir à Avignon. Emilie est toujours à la cour, et cette divine abeille va porter son miel aux bourdons de Versailles. Pour moi, je reste presque toujours dans ma solitude, entre la poésie et la philosophie.
Je connais fort M. de Caumont (1) de réputation et c’en est assez pour l’aimer. Si je peux me flatter de votre suffrage et du sien,
Sublimi feriam sidera vertice
(Hor., liv. I, od. I.)
Adieu. Le papier me manque. Vale.
1 – Le marquis de Caumont.