CORRESPONDANCE 1723 - Partie 10
Photo de Romain
à Madame la présidente de Bernières.
Juillet 1723.
Votre gazette ne sera pas longue cette fois-ci, car le gazetier est très malade et a la fièvre actuellement. Il n’y a de santé pour moi que dans la solitude de la Rivière. Je crois être en enfer, lorsque je suis dans la maudite ville de Paris. Mes affaires, dont vous avez la bonté de me parler, vont toujours de mal en pis, et le chagrin pourrait bien m’avoir rendu malade. Vous devez savoir que M. le duc de Richelieu est actuellement à Forges ; mais je ne crois pas qu’il vienne faire beaucoup d’agaceries aux dames de Rouen. Je lui ai conseillé d’aller vous demander à coucher, en allant chez M. le duc de Brancas. La chose sera assez difficile, parce qu’il a fait le voyage en berline, avec le comte de Heim, qu’il se charge de ramener à Paris.
Je vous dirai, pout toutes nouvelles, que le poète Roi, s’étant vanté mal à propos d’avoir obtenu une charge de gentilhomme extraordinaire, MM. les ordinaires ont été en corps supplier M. le duc d’Orléans et M. le cardinal Dubois de ne point leur donner pour confrère un homme dont il faut brûler les ouvrages et pendre la personne. M. de Morville (1) fut reçu mardi dernier à l’Académie, où il fit un discours très court. La harangue de M. Malet (2), qui le reçut, parut très longue ; et de peur que vous n’en disiez autant de ma lettre, je finis, en vous assurant que je suis malade comme un chien, et d’ailleurs la plus malheureuse créature du monde, vous aimant de tout mon cœur.
1 – C’est le même qui, second ministre plénipotentiaire à Cambrai, avait accueilli Voltaire lors de son voyage aux Pays-Bas. Il était devenu ministre des affaires étrangères. (G.A.)
2 – Ce premier commis des finances était de l’Académie depuis 1714. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
Juillet.
Je pars dans l’instant pour Villars, où je vais me reposer quelques jours de toutes les fatigues inutiles que je me suis données dans ce pays-ci.
Heureusement la seule négociation où j’aie réussi est une affaire dont vous m’aviez chargé. Vous pourrez avoir, pour 400 francs, tout au plus, et probablement pour cent écus, la petite loge que vous demandez pendant l’hiver. J’ai promis de faire un opéra pour pot-de-vin. Si je suis sifflé, il ne faudra s’en prendre qu’à vous. Je crois que M. de Bernières viendra mardi coucher avec vous ; je voudrais fort être à sa place ; mais je n’aurai la satisfaction de vous faire ma cour à la Rivière que dans quinze jours.
Je ne sais autre nouvelle, sinon qu’on a décerné un ajournement personnel contre les frères Belle-Ile (1). On en voulait faire autant au sieur Le Blanc (2) ; mais les voix ont été partagées.
Les Fêtes grecques et romaines de Fuzelier et de Colin Tampon (3) sont jouées à l’Opéra, et sifflées par les honnêtes gens. M. le duc d’Orléans a chanté :
J’en connais bien d’autres,
Ah ! Colin, tais-toi.
Colin aurait dû répondre :
Qui sont comme moi.
Adieu, je vous assure que Villars ne m’empêchera pas de regretter la Rivière.
1 – Le comte et le chevalier de Belle-Ile. (G.A.)
2 – Le ministre de la guerre. (G.A.)
3 – Colin de Blamont, compositeur. Voyez, aux POÉSIES, un couplet contre lui. (G.A.)
à M. Thieriot.
Ce samedi, Août.
Je reçois votre billet samedi matin, dans le temps que je vais partir pour Villars. J’envoie chercher Dubreuil (1) dans le moment, à qui je donne 450 livres pour vous faire tenir une lettre de change de cette somme sur Larue, banquier à Rouen : 6 louis seront pour le prêteur, et 6 pour Viret, qui, j’espère, continuera la besogne.
J’ai reçu la parodie ; mais M. votre frère, que j’ai rencontré, étant instruit par vous de l’existence de cet ouvrage, et en ayant parlé à d’autres, cela m’engage à le supprimer, et vous apprendra à tous deux à être enfin un peu plus discrets.
Hier vendredi, je parlai de vous longtemps à Pâris l’aîné ; n’en pensez point tant de mal. Il a fait un petit nota sur une feuille de papier, qui signifie de fort bonnes choses pour vous, à ce qu’il prétend. J’en serai instruit sans faute à mon retour de Villars, et je viendrai à la Rivière vous en apporter la nouvelle. Adieu. Songez, je vous en prie, à rayer les deux vers :
Siége affreux, composé de ministres cruels,
Et toujours arrosé par le sang des mortels.
Et mettez :
Cette inquisition que l’univers abhorre,
Etc.
Je vous écris très laconiquement, mais je vous aime de tout mon cœur.
Ecrivez-moi toujours à l’hôtel Richelieu, et accusez la réception de la lettre de change.
1 – Germain Dubreuil, ancien commis du père de Voltaire. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
Ce samedi.
Vous croyez bien que ce n’est pas mon plaisir qui me retient à Paris ; mes malheureuses affaires sont cause que je ne pourrai retourner chez vous de plus de quinze jours. Je vous assure que ce retardement est le plus grand de mes chagrins. Je n’irai point à Forges, et probablement M. de Richelieu ne pourra pas passer chez vous. Pour moi, dès que je serai une fois à la Rivière, je réponds que je n’en sortirai plus. Vous devez savoir les nouvelles. Je ne crois pas que vous vous attendissiez à voir M. Le Blanc remplacé par M. de Breteuil (1). Tout Paris trouve ce choix assez ridicule, et on nomme déjà milord Colifichet (2) pour premier ministre.
Cependant les gens qui connaissent M. de Breteuil disent qu’il est très capable d’affaires, et qu’il a beaucoup d’esprit. Il est vrai qu’il a plus la figure d’un petit-maître que d’un secrétaire d’Etat. Vous devez savoir que jeudi dernier M. de la Vrillière vint demander M. le Blanc chez M. l’archevêque de Vienne, où il dînait ; M. Le Blanc quitta le dîner, et dit à M. de la Vrillière : Monsieur, venez-vous m’arrêter ? M. de la Vrillière lui dit que non, mais qu’il venait lui signifier un ordre de lui remettre tous les papiers qui concernent la guerre, et d’aller se retirer à Doux, terre de M. de Trenet, à quatorze lieues de Paris. M. Le Blanc ne partit pour son exil qu’à deux heures après minuit. Paris est toujours inondé des chansons dont je vous ai parlé, et que je n’ai pu vous envoyer ; je vous les apporterai à mon retour. Présentez mes respects, je vous prie, à madame de Lezeau ; je me flatte de la retrouver à votre campagne, quand je serai assez heureux pour y venir chercher la tranquillité, qu’assurément je n’ai pas dans ce pays-ci. La plume me tombe des mains ; je suis si malade que je ne peux pas écrire davantage.
1 – Neveu du père de madame du Châtelet. (G.A.)
2 – Maurepas, nommé secrétaire d’Etat dès l’âge de quatorze ans. (G.A.)
à M. Thieriot. (1)
J’arrive de Villars avec un grand mal de gorge. J’y ai reçu une lettre de vous, par laquelle vous me paraissez plus innocent et plus mon ami que jamais : cela augmente l’envie que j’ai de vous revoir et de retourner dans la belle solitude où vous êtes : je n’attends que le jour de mon départ. Je n’écris point à madame de Bernières, parce que je veux auparavant avoir entièrement achevé l’affaire dont elle m’a chargé auprès de Francine (2) ; Je n’oublie assurément pas les vôtres, et vous me verrez arriver bien honteux et bien mortifié si je ne vous apporte quelque bonne nouvelle.
Adieu. Ecrivez-moi toujours un petit mot, et présentez mes respects à madame de Lezeau et maître de la maison. Demandez à madame de Bernières si elle n’a point quelque ordre à me donner avant mon départ.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Directeur de l’Opéra. (G.A.)
à M. Thieriot.
Paris….
Je viens d’écrire une grande lettre à madame de Bernières, et vous n’en aurez qu’une petite parce que le souper vient de sonner. Les nouvelles sont dans la lettre à madame de Bernières ; ainsi je n’ai rien à vous mander, sinon que je vous aime de tout mon cœur ; quand je vous écrirais quatre pages, toute ma lettre ne voudrait dire autre chose. Adieu, monsieur l’éditeur ; ayez bien soin de mon enfant que je vous ai remis entre les mains, et prenez garde qu’il soit proprement habillé (1). Je n’aspire qu’à venir vous retrouver ; ce sera bientôt assurément.
1 – C’est-à-dire que la Henriade soit bien brochée. (G.A.)
à Madame la Présidente de Bernières.
Août.
Comme je vous ai mandé la maladie du cardinal (1), il est juste que je vous mande sa mort. Il a rendu son âme à Dieu ce mardi sur les quatre heures. M. le duc de Richelieu vient de partir pour Richelieu. Je voudrais bien en avoir fait autant pour la Rivière-Bourdet.
Ce mardi à minuit.
P.S. Vous voulez donner le mari de mademoiselle Dufresne pour sous-secrétaire à notre ami (2). Pour cela, il faudrait avoir la bonté de m’envoyer de son écriture : si elle n’est pas très belle, il ne faut pas qu’il y pense ; car en tout il nous faut du plus beau et du meilleur. Les appointements ne seront pas pourtant considérables ; cela ne passera pas quatre cents francs. Il faudra même que je m’en mêle pour les faire monter jusque-là. C’est à lui à prendre incessamment son parti ; il aura la préférence, parce qu’il est présenté de votre main.
1 – Dubois, mort le 10 Août. (G.A.)
2 – Richelieu sans doute. (G.A.)
à M. de Moncrif.
A La Rivière, ce 11 (ou 12) Septembre (1).
Il n’y avait qu’une lettre aussi aimable que la vôtre et les assurances touchantes que vous me donnez de votre amitié qui pussent adoucir la douleur où je suis de la mort de notre pauvre ami (2). Je le regretterai toute ma vie ; et toute ma vie, je serai charmé de retrouver dans la sensibilité de votre cœur et dans les agréments de votre esprit la consolation dont j’ai besoin.
Je vous demande en grâce, mon cher Moncrif, de nous donner quelquefois de vos nouvelles et de nous en mander un peu de la république des lettres. Madame de Bernières et Thieriot vous font mille compliments. Je crois que vous n’avez pas besoin que je vous fasse de nouvelles protestations d’estime et d’amitié. Regardez-moi toujours comme l’homme du monde qui vous est le plus tendrement attaché. Dites, je vous en prie, à M. d’Argenson (3), que je suis bien ennuyé de le voir lieutenant de police. J’ai pourtant besoin de lui ; car il faudra qu’il mette bientôt son nom au bas de Mariamne. J’ai encore plus besoin de son approbation que de sa signature.
Je travaille ici jour et nuit à mériter la vôtre. Si vous savez ce qui se passe dans la république comique, vous me ferez grand plaisir de me le mander ; car j’ai extrêmement envie de prendre de justes mesures pour que Mariamne soit jouée cet hiver. On dit qu’Inès est furieusement enlaidie sur le papier. La joue-t-on encore ? La rejouera-t-on cet hiver ? Crébillon n’a-t-il point quelque échafaud à faire représenter pour la Saint-Martin ? Instruisez-moi de tout cela et aimez-moi comme je vous aime. Adieu.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
2 – De Génonville, mort de la petite-vérole, le 9 Septembre. (G.A.)
3 – C’est le comte d’Argenson, deuxième fils de Marc-René d’Argenson. Il avait été un des camarades de Voltaire au collége de Clermont. (G.A.)
à M. de Moncrif.
A la Rivière, ce 23 Septembre (1).
Je viens d’écrire à M. d’Argenson sur ses sceaux (2). Je vous suis infiniment obligé de l’attention que vous avez eue de me mander une nouvelle aussi intéressante pour moi. Vous me donnez tous les jours des preuves de votre amitié qui augmentent ma reconnaissance, mais qui ne peuvent pas augmenter mon goût pour vous. J’ai envoyé Mariamne à mademoiselle Lecouvreur. Elle m’a dit que vous souhaitiez être à la lecture au foyer de la Comédie. Je vous remercie de tout mon cœur de ce que vous voulez bien l’entendre. Ce n’est qu’une ébauche imparfaite ; les vers ne sont point faits, et cela ne vous fera pas grand plaisir ; mais vous m’en ferez beaucoup de me dire votre avis et de me mander l’effet que vous croyez qu’elle fera, lorsqu’elle sera travaillée. Je vous supplie de m’envoyer la critique d’Inès, dont vous me parlez. Adieu, mon cher ami ; je vous aime de tout mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
2 – Le 20 septembre, le comte d’Argenson avait été nommé chancelier du duc d’Orléans. (G.A.)
à Madame de Bernières. (1)
Je partis de chez vous vendredi, j’arrivai à Maisons samedi matin, je viens d’en partir aujourd’hui lundi à quatre heures du matin, j’ai lu à dix heures Mariamne à nos seigneurs les comédiens du roi, qui en ont été assez édifiés Je pars pour Villars après cette lecture, et je n’ai que le temps de vous assurer qu’il n’est pas possible d’aimer sa maîtresse autant que je vous aime. Au retour de Villars, je reviens chez vous pour n’en partir qu’avec vous.
Respect et tendresse à madame votre sœur, à M. de Lezeau, à M. de Brezolle, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
à M. Thieriot.
Ce lundi, … (1).
Je pars de Villars dans le moment. J’avais fait mon accommodement avec M. de Richelieu, à condition que j’irais le trouver à Sully ; mais je donne la préférence à la Rivière. Je vais coucher ce soir à Maisons. Je compte trouver une lettre de vous à l’hôtel Richelieu. J’en ai déjà reçu une à Villars, où vous me mandez de bonnes nouvelles de Henri ; mais vous ne me parlez point des trois cartons : songez, je vous prie, qu’ils sont tous trois d’une très grande conséquence. Mandez moi à Maisons (2), par Saint-Germain, comment on s’y est pris. Il pleut des critiques d’Inès, où il est parlé de moi, tantôt en bien, tantôt en mal, et toujours assez mal à propos. Je crois que tous les poètes du monde se sont donné le mot de faire chacun une Mariamne. Vous trouverez la mienne bien changée à mon retour. Je me suis déterminé à ôter absolument à mon héroïne une passion qui, tout excusable qu’elle était, ne servait qu’à justifier sa condamnation, et par conséquent à diminuer la compassion qu’on doit avoir pour elle. La vertu de Mariamne sera désormais sans tâche ; mandez-moi si vous l’aimez mieux dans ce goût-là. Adieu.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
2 – C’est le château dit aujourd’hui Maisons-Laffitte. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières. (1)
A Maisons, ce 20 Octobre.
Je partais pour vous aller retrouver, mais Beauregard, qui est dans la prison du grand Châtelet, m’empêche de m’éloigner de Paris. Je fais recommencer son procès criminel, et j’espère qu’il ne sortira pas sitôt de prison. Il a des lettres de rappel qui pourront bien lui devenir inutiles, attendu que je ferai tous mes efforts pour le faire condamner à une peine plus conforme à son crime et aux lois qu’un simple bannissement.
Viret doit avoir obtenu ce qu’il désirait ; madame la maréchale de Villars l’a bien servi (2). Il avait besoin d’une protection aussi forte ; car on était depuis longtemps indisposé contre lui. M. Thieriot devrait bien continuer à faire travailler chez Matel (3), à ce qu’il avait dit ; et si la maison Martel n’était pas sûre, ne pourrait-on pas en trouver une autre, en payant ?
Je n’ai pas le temps d’écrire à M. Thieriot ; car Beauregard m’emporte tout mon temps.
J’ai vu à Maisons M. de Bernières, qui va faire une grande fortune ; son projet est le seul projet d’affaire sensé dont il m’ait parlé depuis longtemps. Je souhaite autant que vous qu’il réussisse. Il croit que vous ne saviez rien des papiers qui sont chez Martel, et je ne l’ai pas détrompé.
Il n’y a pas à Paris grandes nouvelles. Quant j’aurai mis en règle l’affaire de Beauregard, je reviendrai bien vite chez vous avec Mariamne, qui souffre de tous ces contre-temps autant que je souffre de ne vous point voir.
1 –Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
2 – On devait fermer les yeux sur l’édition de la Henriade ; imprimée à Rouen. (G.A.)
3 – C’était le brocheur. (G.A.)
à Madame la présidente de Bernières.
A Maisons, 30 octobre (1).
C’est une chose misérable que le peu d’exactitude de la poste de Saint-Germain ; on est huit jours à recevoir une lettre de Normandie. Ecrivez6moi, je vous en prie, à Paris, sous l’enveloppe de M. de Maisons. Je n’ai point de nouvelles de M. de Bernières ; c’est à vous que j’en demande : mandez-moi s’il retourne à la Rivière, et comment va son affaire du tabac dont vous ne me dites mot. Je voudrais bien que l’espérance des richesses que vous allez posséder ne vous empêchât pas de rester à votre campagne jusqu’à la fin de décembre. Si vous êtes capable de prendre cette sage résolution, je partirai dès que j’aurai reçu votre réponse, et ramènerai Mariamne et la charrette de M. Domachonville, qui appelle sa chaise de poste. Mandez-moi donc bien sérieusement votre résolution, afin que vous décidiez de ma destinée. Il n’y a château dans le monde à qui je donnasse la préférence sur le vôtre, et il est juste d’ailleurs que Mariamne aille respirer un air natal. Je vous ai mandé la mort de madame d’Aumont (2) ; monsieur son fils à la petite-vérole d’hier : madame de Seignelai l’a aussi. Paris est ravagé par cette maladie ; c’est encore une raison pour nous tenir à la campagne un peu dans l’hiver.
J’apporterai à M. Thieriot le petit livre qu’il m’a demandé. Je lui serai infiniment obligé s’il veut bien continuer ses soins pour notre bon roi Henri.
Ecrivez-moi aussi comment va l’affaire de V… Beauregard est toujours au Châtelet ; j’en envie de le laisser là un peu de temps.
Ecrivez-moi vite, car je pars dès que j’aurai lu votre lettre. Adieu ; je vous aime tendrement et fort indépendamment de toutes les obligations que je vous ai.
1 – Editeurs, de Cayrol et François. (G.A.)
2 – En quelques semaines, moururent le duc et la duchesse d’Aumont, leur fils et leur belle-fille. (G.A.)
à M. le baron de Breteuil. (1)
Décembre 1723.
Je vais vous obéir, monsieur, en vous rendant un compte fidèle de la petite-vérole dont je sors, de la manière étonnante dont j’ai été traité, et enfin de l’accident de Maisons, qui m’empêchera longtemps de regarder mon retour à la vie comme un bonheur.
Monsieur le président de Maisons et moi, nous fûmes indisposés le 4 Novembre dernier : mais heureusement tout le danger tomba sur moi. Nous nous fîmes saigner le même jour ; il s’en porta bien, et j’eus la petite-vérole. Cette maladie parut après deux jours de fièvre, et s’annonça par une légère érudition. Je me fis saigner une seconde fois de mon autorité, malgré le préjugé vulgaire. M. de Maisons eut la bonté de m’envoyer le lendemain M. de Gervasi, médecin de M. le cardinal de Rohan, qui ne vint qu’avec répugnance. Il craignait de s’engager inutilement à traiter, dans un corps délicat et faible, une petite-vérole déjà parvenue au second jour de l’éruption, et dont les suites n’avaient été prévenues que par deux saignées trop légères, sans aucun purgatif.
Il vint cependant, et me trouva avec une fièvre maligne. Il eut d’abord une fort mauvaise opinion de ma maladie : les domestiques qui étaient auprès de moi s’en aperçurent, et ne me la laissèrent pas ignorer. On m’annonça, dans le même temps, que le curé de Maisons, qui s’intéressait à ma santé, et qui ne craignait point la petite-vérole, demandait s’il pouvait me voir sans m’incommoder : je le fis entrer aussitôt, je me confessai, et je fis mon testament, qui, comme vous croyez bien, ne fut pas long. Après cela j’attendis la mort avec assez de tranquillité, non toutefois sans regretter de n’avoir pas mis la dernière main à mon poème et à Mariamne, ni sans être un peu fâché de quitter mes amis de si bonne heure. Cependant M. de Gervasi ne m’abandonnait pas d’un moment ; il étudiait en moi avec attention, tous les mouvements de la nature ; il ne me donnait rien à prendre sans m’en dire la raison ; il me laissait entrevoir le danger, et il me montrait clairement le remède ; ses raisonnements portaient la conviction et la confiance dans mon esprit : méthode bien nécessaire à un médecin auprès de son malade, puisque l’espérance de guérir est déjà la moitié de la guérison. Il fut obligé de me faire prendre huit fois l’émétique, et, au lieu des cordiaux qu’on donne ordinairement dans cette maladie, il me fit boire deux cents pintes de limonade. Cette conduite, qui vous semblera extraordinaire, était la seule qui pouvait me sauver la vie ; toute autre route me conduisait à une mort infaillible, et je suis persuadé que la plupart de ceux qui sont morts de cette redoutable maladie vivraient encore s’ils avaient été traités comme moi.
Le préjugé populaire abhorre dans la petite-vérole la saignée et les médecines ; on ne veut que des cordiaux, on donne du vin au malade ; on lui fait même manger de petites soupes ; et l’erreur triomphe de ce que plusieurs personnes guérissent avec ce régime. On ne songe pas que les seules petites-véroles que l’on traite ainsi avec succès sont celles qu’aucun accident funeste n’accompagne, et qui ne sont nullement dangereuses.
La petite-vérole, par elle-même, dépouillée de toute circonstance étrangère, n’est qu’une dépuration du sang favorable à la nature, et qui, en nettoyant le corps de ce qu’il a d’impur, lui prépare une santé vigoureuse. Qu’une telle petite-vérole soit traitée ou non avec des cordiaux, qu’on purge ou qu’on ne purge point, on en guérit sûrement.
Les plus grandes plaies, quand aucune partie essentielle n’est offensée, se referment aisément, soit qu’on les suce, soit qu’on les fomente avec du vin et de l’huile, soit qu’on se serve de l’eau de Rabel (2), soit qu’on y applique des emplâtre ordinaires, soit enfin qu’on n’y mette rien du tout : mais lorsque les ressorts de la vie sont attaqués, alors le secours de toutes ces petites recettes devient inutile, et tout l’art des plus habiles chirurgiens suffit à peine : il en est de même de la petite-vérole.
Lorsqu’elle est accompagnée d’une fièvre maligne, lorsque le volume du sang augmenté dans les vaisseaux est sur le point de les rompre, que le dépôt est prêt à se former dans le cerveau, et que le corps est rempli de bile et de matières étrangères, dont la fermentation excite dans la machine des ravages mortels, alors la seule raison doit apprendre que la saignée est indispensable ; elle épurera le sang, elle détendra les vaisseaux, rendra le jeu des ressorts plus souple et plus facile, débarrassera les glandes de la peau, et favorisera l’éruption ; ensuite les médecines, par de grandes évacuations, emporteront la source du mal, et, entraînant avec elles une partie du levain de la petite-vérole, laisseront au reste la liberté d’un développement plus complet, et empêcheront la petite-vérole d’être confluente ; enfin on voit que le sirop de limon, dans une tisane rafraîchissante, adoucit l’acrimonie du sang, en apaise l’ardeur, coule avec lui par les glandes miliaires jusque dans les boutons, s’oppose à la corrosion du levain, et prévient même l’impression que d’ordinaire les pustules font sur le visage.
Il y a un seul cas où les cordiaux, même les plus puissants, sont indispensablement nécessaires ; c’est lorsqu’un sang paresseux, ralenti encore par le levain qui embarrasse toutes les fibres, n’a pas la force de pousser au dehors le poison dont il est chargé. Alors la poudre de la comtesse de Kent, le baume de Vanseger, le remède de M. Aignan (3), etc., brisant les parties de ce sang presque figé, le font couler plus rapidement, en séparant la matière étrangère, et ouvrent les passages de la transpiration au venin qui cherche à s’échapper.
Mais, dans l’état où je suis, ces cordiaux m’eussent été mortels ; cela fait voir démonstrativement que tous ces charlatans, dont Paris abonde, et qui donnent le même remède (je ne dis pas pour toutes les maladies, mais toujours pour la même), sont des empoisonneurs qu’il faudrait punir.
J’entends faire toujours un raisonnement bien faux et bien funeste. Cet homme, dit-on, a guéri par une telle voie ; j’ai la même maladie que lui, donc il faut que je prenne le même remède. Combien de gens sont morts pour avoir raisonné ainsi ! On ne veut pas voir que les maux qui nous affligent sont aussi différents que les traits de nos visages ; et, comme dit le grand Corneille, car vous me permettrez de citer les poètes :
Quelquefois l’un se brise où l’autre s’est sauvé,
Et par où l’un périt un autre est conservé. (Cinna, II.)
Mais c’est trop faire le médecin : je ressemble aux gens qui, ayant gagné un procès considérable par le secours d’un habile avocat, conservent encore pour quelque temps le langage du barreau.
Cependant, monsieur, ce qui me consolait le plus dans ma maladie, c’était l’intérêt que vous y preniez, c’était l’attention de mes amis, et les bontés inexprimables dont madame (4) et M. de Maisons m’honoraient. Je jouissais d’ailleurs de la douceur d’avoir auprès de moi un ami, je veux dire un homme qu’il faut compter parmi le très petit nombre d’hommes vertueux qui seuls connaissent l’amitié dont le reste du monde ne connaît que le nom ; c’est M. Thieriot, qui, sur le bruit de ma maladie, était venu en poste de quarante lieues (5) pour me garder, et qui, depuis, ne m’a pas quitté un moment. J’étais le 15 absolument hors de danger, et je faisais des vers le 16, malgré la faiblesse extrême qui me dure encore, causée par le mal et par les remèdes.
J’attendais avec impatience le moment où je pourrais me dérober aux soins qu’on avait de moi à Maisons, et finir l’embarras que j’y causais. Plus on avait pour moi de bontés, plus je me hâtais de n’en pas abuser plus longtemps. Enfin je fus en état d’être transporté à Paris, le 1er Décembre. Voici, monsieur, un moment bien funeste. A peine suis-je à deux cents pas du château, qu’une partie du plancher de la chambre où j’avais été tombe toute enflammée. Les chambres voisines, les appartements qui étaient au dessous, les meubles précieux dont ils étaient ornés, tout fut consumé par le feu. La perte monte à près de cent mille livres ; et, sans le secours des pompes qu’on envoya chercher à Paris, un des plus beaux édifice du royaume allait être entièrement détruit. On me cacha cette étrange nouvelle à mon arrivée : je la sus à mon réveil ; vous n’imaginerez point quel fut mon désespoir ; vous savez les soins généreux que M. de Maisons avait pris de moi ; j’avais été traité comme lui comme son frère, et le prix de tant de bontés était l’incendie de son château. Je ne pouvais concevoir comment le feu avait pu prendre si brusquement dans ma chambre, où je n’avais laissé qu’un tison presque éteint. J’appris que la cause de cet embrasement était une poutre qui passait précisément sous la cheminée. C’est un défaut dont on s’est corrigé dans les structures des bâtiments d’aujourd’hui ; et même les fréquents embrasements qui en arrivaient ont obligé d’avoir recours aux lois pour défendre cette façon dangereuse de bâtir. La poutre dont je parle s’était embrasée peut à peu par la chaleur de l’âtre, qui portait immédiatement sur elle ; et, par une destinée singulière, dont assurément je n’ai pas goûté le bonheur, le feu, qui couvait depuis deux jours, n’éclata qu’un moment après mon départ.
Je n’étais point la cause de cet accident, mais j’en étais l’occasion malheureuse ; j’en eus la même douleur que si j’en avais été coupable : la fièvre me reprit aussitôt, et je vous assure que, dans ce moment, je sus mauvais gré à M. de Gervasi de m’avoir conservé la vie.
Madame et M. de Maisons reçurent la nouvelle plus tranquillement que moi ; leur générosité fut aussi grande que leur perte et que ma douleur. M. de Maisons mit le comble à ses bontés, en me prévenant lui-même par des lettres qui font bien voir qu’il excelle par le cœur comme par l’esprit ; il s’occupait du soin de me consoler, et il me semblait que ce fût moi dont il eût brûlé le château ; mais sa générosité ne sert qu’à me faire sentir encore plus vivement la perte que je lui ai causée, et je conserverai tout ma vie ma douleur aussi bien que mon admiration pour lui.
Je suis, etc.
1 – Breteuil-Preuilli, père de madame du Châtelet. Cette lettre parut dans le Mercure de décembre 1723. (G.A.)
2 – Aqua rabelliana, ainsi appelée du nom d’un empirique nommé Rabel, qui mit ce médicament en vogue. (Clogenson)
3 – Capucin et médecin, dit le Père Tranquille. Le baume Tranquille est de son invention, mais c’est d’un autre remède que Voltaire parle ici. (G.A.)
4 – Sœur de madame de Villars et mère du jeune président de Maisons. (G.A.)
5 – De Rouen. (G.A.)