CORRESPONDANCE - Année 1743 - Partie 5
Photo de Khalah
à M. le comte d’Argenson
A La Haye, ce 15 Juillet 1743.
Sera-ce vous faire mal ma cour, monseigneur, que de vous envoyer le petit état ci-joint ? Je doute qu’il y ait aucun ministre à La Haye qui ait cette pièce secrète (1).
Je voudrais rendre des services plus essentiels ; je souhaite que ma famille soit plus à portée que moi de vous prouver son zèle.
Mon neveu (2) La Houlière, capitaine, frère du jeune Marchant, ayant blessé plus dangereusement qu’aucun autre officier, à l’affaire de Dingelfing, demande cette croix de Saint-Louis pour laquelle on se fait casser bras et jambes.
Marchant, père et fils, ne demandent qu’à vêtir et alimenter les défenseurs de la France.
Courage, monseigneur, courage ! la fermeté rendra la France respectable à ceux qui l’ont crue affaiblie. Personne ne forme des vœux plus sincères pour votre gloire que votre ancien serviteur V., qui vous aime avec tendresse, et qui vous est respectueusement dévoué pour jamais……
Par la première, j’aurai l’honneur de vous envoyer l’état des dépenses extraordinaires de cette année et vous pourrez comparer ce qu’il en coûte en France et en Hollande pour le même nombre d’hommes.
Vous pouvez être sûr que les Hollandais ne vous feront pas grand mal. Il est actuellement huit heures du soir, 15 Juillet. A sept heures, le général Hompesch, qui attendait l’ordre de partir, a reçu un ordre nouveau de faire mettre petit à petit, ces quinze jours-ci, jusqu’au premier d’août, les chevaux à la pâture. Les gardes à pied n’auront les ordres, pour la marche, que le 24 Juillet. Il est évident qu’on cherche à ne plus obéir aux Anglais, sans leur manquer ouvertement de parole. Vous pouvez compter sur ce que j’ai l’honneur de vous dire, jusqu’à ce que ce qui est vrai aujourd’hui ne le soit plus dans huit jours.
1 – Etat des forces et des ressources de la Hollande. Voyez les Mémoires de Voltaire. (G.A.)
2 – A la mode de Bretagne. (G.A.)
à M. le comte d’Argenson
A La Haye, ce 18 Juillet 1743.
Voici, monseigneur, la seconde partie de l’état secret que j’ai eu l’honneur de vous envoyer. Ayez la bonté d’accuser la réception des deux paquets, en disant ou faisant dire, à la dame (1) qui demeure au faubourg Saint-Honoré, que vous les avez reçus, sans quoi j’aurais ici beaucoup d’inquiétude.
L’ordre de mettre les chevaux au vert est exécuté, et subsiste pour dix ou douze jours, au moins. Les gardes à pied partent le 24 ou le 23, au plus tôt. Deux régiments sont en marche actuellement, aux environs de Maëstricht. On dit hier, en ma présence, au comte Maurice de Nassau, général de l’infanterie : « Vous ne serez pas avant deux mois au rendez-vous. » Il en convint.
Ne vous tuez pas de travail. La gloire et le destin de la France dépendent de la fermeté du ministère : j’attends tout de vous.
Vous savez que les troupes de la République, qui marchent, ne composent que quatroze mille six cents hommes (2).
1 – Madame du Châtelet. (G.A.)
2 – « Il résulte des états joints à ces deux lettres que les forces militaires de la Hollande se composaient de huit cent quatre-vingt-six compagnies ou quatre-vingt-quatre mille hommes, dont environ sept mille sept cents de cavalerie, soixante-deux mille d’infanterie, trois mille cinq cents dragons, neuf mille six cents Suisses et douze cents artilleurs.
La dépense ordinaire de la guerre monte à 10,098,156 florins, à quoi il faut ajouter 501,212 florins pour frais de garde de la barrière des Pays-Bas.
La dépense extraordinaire de guerre est de 5,774,561 florins, ce qui forme, avec l’état ordinaire, un total de 15,872,718 florins.
Enfin, la dette hollandaise se montait, en l’année 1743, à 32,852,665 florins, dont l’intérêt annuel, supporté par les Provinces-Unies, était de 1,478,964 florins. » (René d’Argenson, petit-neveu du comte.)
à M. le comte d’Argenson
A La Haye, ce 23 Juillet.
Le même homme qui vous est tendrement attaché, monseigneur, et qui vous a envoyé deux états des troupes et dépenses militaires de ce pays-ci, le premier à votre adresse, le second sous le couvert de M. de La Reynière (1), a l’honneur de vous envoyer, par cet ordinaire, le plan de la bataille de Dettingen, tel qu’on le débite ici. Les meilleures têtes de la Hollande avouent qu’elles ne sont pas peu embarrassées, si vous envoyez un corps sur la Meuse.
Les gardes à cheval sont partis aujourd’hui, comme j’avais l’honneur de vous le dire d’avance.
Vous devez être bien surchargé de travail. Tâchez donc de conserver votre santé. En vérité elle est précieuse à tout le monde, mais surtout à moi, qui vous suis si tendrement attaché et depuis si longtemps (2).
1 – Fermier-général. (G.A.)
2 – Suit un plan figuré de l’action de Dettingen, telle qu’elle eut lieu, le 27 Juin 1743, entre l’armée alliée de la reine de Hongrie (Marie-Thérèse), sous les ordres du roi de la Grande-Bretagne (George II), et celle de France, commandée par le maréchal de Noailles, avec explication en français et en hollandais. (René d’Argenson.)
à M. Amelot
A La Haye, 2 Août 1743.
Monseigneur, je dépêchai, le 21 du mois passé, un courrier jusqu’à Lille, avec un paquet qu’il devait rendre à madame Denis, ma nièce, femme du commissaire des guerres. Dans ce paquet il y en avait un pour M. le comte de Maurepas, et, sous l’enveloppe de M. de Maurepas, une lettre (1) d’environ six pages, que j’avais l’honneur de vous adresser, sans signature. Cette lettre contenait, entre autres particularités, la petite découverte que j’avais faite que le roi de Prusse fait négocier secrètement un emprunt de quatre cent mille florins, à Amsterdam, à trois et demi pour cent. Je concluais de là, ou que ses trésors ne sont pas aussi considérables qu’on le dit, ou qu’il veut emprunter à un petit intérêt, pour rembourser des sommes qui en portent un plus grand. Je vous demandais la permission de me servir de cette connaissance pour tâcher de démêler s’il voudrait recevoir des subsides, et j’osais proposer une manière d’affamer les armées ennemies, laquelle ce prince pouvait mettre en usage avec adresse.
Le même jour, 23 du mois passé, je fis proposer, par une voie très secrète, à ce monarque, de faire quelques difficultés aux Provinces-Unies, touchant le passage des munitions de guerre qui doivent remonter le Rhin sur son territoire. Il a approuvé le projet ; et, si les choses ne changent pas, son ministre aura ordre de retarder le passage de ces munitions autant qu’il le pourra ; On s’y prend avec beaucoup d’art. L’envoyé du roi de Prusse a ordre de ne point communiquer avec l’ambassadeur de France, parce qu’on craint qu’il ne s’en prévale dans la chaleur des conjonctures présentes. On ne veut point du tout paraître lié avec vous, et on veut vous servir sous mains, en ménageant la République.
Je tâcherai de faire fermenter ce petit levain. Je peux vous assurer que le fond des sentiments du roi de Prusse est tel qu’il était en 1741, quand il écrivit la lettre ci-jointe (2), dont j’ai l’honneur de vous envoyer copie.
Je compte toujours lui faire ma cour, à Aix-la-Chapelle, vers le 18 de ce mois.
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. Amelot
Ce 3 Août 1743.
Monseigneur, hier, après le départ de ma lettre, j’en reçus une (1) du roi de Prusse, datée du camp de Husfelt en Silésie, place dans laquelle il va bâtir une ville, tandis qu’il fortifie ses frontières. Il sera le 14 à Berlin, et le 18 ou le 20 à Spa, et non plus à Aix-la-Chapelle.
Je suis toujours dans la même espérance touchant le petit service que le roi de Prusse doit rendre ; mais je crains que cette démarche n’ait pas d’assez grandes suites, si ce prince reste dans les idées qu’il me témoigne. Tous ses correspondants lui ont persuadé que la France est trop affaiblie pour mettre actuellement un grand poids dans la balance. Je n’ai pu même empêcher un ami intime (2) que j’ai ici de lui écrire des choses qui doivent le dégoûter de votre alliance. Cet ami est cependant entièrement dans vos intérêts, et le roi de Prusse sent parfaitement qu’au fond votre cause et la sienne sont communes. Mais cet ami ne peut écrire autrement, de peur d’être démenti par les autres correspondants, et le roi de Prusse ne peut, à présent, concevoir que des idées avantageuses sur tant de rapports.
Je suis obligé de vous dire que, dans sa dernière lettre, il s’exprime dans les termes les plus durs sur la conduite passée ; mais il paraît en sentir autant d’affliction qu’il en parle avec violence.
Soyez très persuadé que, dès l’année 1741, il a prévu tout ce qui est arrivé. Il pense à présent que, si sa majesté envoyait ou faisait croire qu’elle envoie un corps considérable vers la Meuse, cette démarche, bien ménagée, opérerait une très grande désunion entre le parti anglais, qui prédomine en Hollande, et le parti pacifique, qu’on ne doit pourtant pas appeler le parti français. Il ne m’appartient pas d’avoir une opinion sur ces matières ; j’en laisse le jugement ici à M. l’ambassadeur et à M. de la Ville (3), dont les lumières et l’expérience sont trop supérieures à mes faibles conjectures. Je n’ai ici d’autre avantage que celui de mettre les partis différents et les ministres étrangers à portée de me parler librement. Je me borne et me bornerai toujours à vous rendre un compte simple et fidèle.
Mais, comme il paraît nécessaire que le roi de Prusse ait une opinion très avantageuse des forces et des résolutions vigoureuses de la France, j’ose vous supplier de m’envoyer quelques couleurs avec lesquelles je puisse faire un tableau qui le frappe, quand je lui ferai ma cour à Spa ; et je vous en prie d’autant plus que je suis certain que le tableau lui plaira beaucoup. La France est une maîtresse qu’il a quittée, mais qu’il aime et qu’il souhaite passionnément de voir embellie. M. Trévor m’a demandé aujourd’hui en confidence, si je croyais que la maison de Lorraine eût un grand parti en Lorraine.
1 – On ne l’a pas non plus. (G.A.)
2 – Le comte de Podewils, envoyé de Prusse. (G.A.)
3 – Secrétaire de l’ambassadeur de France. (G.A.)