CORRESPONDANCE avec Frédéric de Prusse - Partie 19
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77 – DU PRINCE ROYAL
A Berlin, le 3 Février.
Mon cher ami, vous recevez mes ouvrages avec trop d’indulgence. Une prévention trop favorable à l’auteur vous fait excuser leur faiblesse et les fautes dont ils fourmillent.
Je suis comme le Prométhée de la Fable ; je dérobe quelquefois de votre feu divin, dont j’anime mes faibles productions. Mais la différence qu’il y a entre cette fable et la vérité, c’est que l’âme de Voltaire, beaucoup plus grande et plus magnanime que celle du roi des dieux, ne me condamne point au supplice que souffrît l’auteur du céleste larcin. Ma santé, languissante encore, m’empêche d’exécuter les ouvrages que je roulais dans ma tête, et le médecin, plus cruel que la maladie même, me condamne à prendre journellement de l’exercice ; temps que je suis obligé de prendre sur mes heures d’étude.
Ces charlatans veulent m’interdire de m’instruire ; bientôt ils voudront que je ne pense plus. Mais, tout bien compté, j’aime mieux être malade de corps que d’esprit. Malheureusement l’esprit ne semble être que l’accessoire du corps ; il est dérangé en même temps que l’organisation de notre machine, et la matière ne saurait souffrir, sans que l’esprit ne s’en ressente également. Cette union si étroite, cette liaison intime est, ce me semble, une très forte preuve du sentiment de Locke. Ce qui pense en nous est assurément un effet ou un résultat de la mécanique de notre machine animée. Tout homme sensé, tout homme qui n’est point imbu de prévention ou d’amour-propre doit en convenir.
Pour vous rendre compte de mes occupations, je vous dirai que j’ai fait quelques progrès en physique. J’ai vu toutes les expériences de la pompe pneumatique, et j’en ai indiqué deux nouvelles qui sont : 1°/ de mettre une montre ouverte dans la pompe, pour voir si son mouvement sera accéléré ou retardé ; s’il restera le même ou s’il cessera. La seconde expérience regarde la vertu productrice de l’air. On prendra une portion de terre dans laquelle on plantera un pois, après quoi on l’enfermera dans le récipient ; on pompera l’air ; et je suppose que ce pois ne croîtra point, parce que j’attribue à l’air cette vertu productrice et cette force qui développe les semences.
J’ai donné de plus quelque besogne à nos académiciens : il m’est venu une idée sur la cause des vents, que je leur ai communiquée ; et notre célèbre Kirch (1) pourra me dire, au bout d’un an, si mon assertion est juste, ou si je me suis trompé. Je vous dirai en peu de mots de quoi il s’agit. On ne peut considérer que deux choses comme les mobiles du vent : la pression de l’air et le mouvement. Or, je dis que la raison qui fait que nous avons plus de tempêtes vers le solstice d’hiver, c’est que le soleil est plus voisin de nous, et que la pression de cet astre sur notre hémisphère produit les vents : de plus, la terre étant dans son périgée doit avoir un mouvement plus fort en raison inverse du carré de sa distance ; et ce mouvement, influant sur les parties de l’air, doit nécessairement produire les vents et les tempêtes. Les autres vents peuvent venir des autres planètes avec lesquelles nous sommes dans le périgée ; de plus, lorsque le soleil attire beaucoup d’humidité de la terre, ces humidités, qui s’élèvent et se rassemblent dans la moyenne région de l’air, peuvent, par leur pression, causer également des vents et des tourbillons. M. Kirch observera exactement la situation de notre terre à l’égard du monde planétaire ; il remarquera les nuages, et il examinera avec soin, pour voir si la cause que j’assigne aux vents est véritable.
En voilà assez pour la physique. Quant à la poésie, j’avais formé un dessein ; mais ce dessein est si grand, qu’il m’épouvante moi-même, lorsque je le considère de sang-froid. Le croiriez-vous ? J’ai fait le projet d’une tragédie : le sujet est pris de l’Enéide ; l’action de la pièce devait représenter l’amitié tendre et constante de Nisus et d’Euryale. Je me suis proposé de renfermer mon sujet en trois actes, et j’ai déjà rangé et digéré les matériaux ; ma maladie est survenue, et Nisus et Euryale me paraissent plus redoutables que jamais.
Pour vous, mon cher ami, vous m’êtes un être incompréhensible. Je doute s’il y a un Voltaire dans le monde : j’ai fait un système pour nier son existence. Non assurément, ce n’est pas un homme qui fait le travail prodigieux qu’on attribue à M. de Voltaire. Il y a à Cirey une académie composée de l’élite de l’univers ; il y a des philosophes qui traduisent Newton ; il y a des poètes héroïques, il y a des Corneilles, il y a des Catulles, il y a des Thucydides ; et l’ouvrage de cette académie se publie sous le nom de Voltaire, comme l’action de toute une armée s’attribue au chef qui la commande. La Fable nous parle d’un géant qui avait cent bras ; vous avez mille génies. Vous embrassez l’univers entier, comme Atlas le portait.
Ce travail prodigieux me fait craindre, je l’avoue. N’oubliez point que si votre esprit est immense, votre corps est très fragile. Ayez quelque égard, je vous prie, à l’attachement de vos amis, et ne rendez pas votre champ aride, à force de le faire rapporter. La vivacité de votre esprit mine votre santé, et ce travail exorbitant use trop vite votre vie.
Puisque vous me promettez de m’envoyer les endroits de la Henriade que vous avez retouchés, je vous prie de m’envoyer la critique de ceux que vous avez rayés.
J’ai le dessein de faire graver la Henriade (2) (lorsque vous m’aurez communiqué les changements que vous avez jugé à propos d’y faire), comme l’Horace qu’on a gravé à Londres (3). Knobelsdorf, qui dessine très bien, fera les dessins des estampes ; l’on pourrait y ajouter l’Ode à Maupertuis, les Epîtres morales (4), et quelques-unes de vos pièces qui sont dispersées en différents endroits. Je vous prie de me dire votre sentiment, et quelle serait votre volonté.
Il est indigne, il est honteux pour la France, qu’on vous persécute impunément. Ceux qui sont les maîtres de la terre doivent administrer la justice, récompenser et soutenir la vertu contre l’oppression et la calomnie. Je suis indigné de ce que personne ne s’oppose à la fureur de vos ennemis. La nation devrait embrasser la querelle de celui qui ne travaille que pour la gloire de sa patrie, et qui est presque le seul homme qui fasse honneur à son siècle. Les personnes qui pensent juste méprisent le libelle diffamatoire qui paraît (5) ; elles ont en horreur ceux qui en sont les abominables auteurs. Ces pièces ne sauraient attaquer votre réputation ; ce sont des traits impuissants, des calomnies trop atroces pour être crues si légèrement.
J’ai fait écrire à Thieriot tout ce qui convient qu’il sache, et l’avis qu’on lui a donné touchant sa conduite fructifiera, à ce que j’espère (6).
Vous savez que la marquise et moi nous sommes vos meilleurs amis ; chargez-nous, lorsque vous serez attaqué, de prendre votre défense. Ce n’est pas que nous nous en acquittons avec autant d’éloquence et de dignité que si vous preniez ce soin vous-même ; mais tout ce que nous dirons pourra être plus fort, parce qu’un ami, outré du tort qu’on fait à son ami, peut dire beaucoup de choses que la modération de l’offensé doit supprimer. Le public même est plutôt ému par les plaintes d’un ami compatissant, qu’il n’est attendri par l’oppressé qui crie vengeance.
Je ne suis point indifférent sur ce qui vous regarde, et je m’intéresse avec zèle au repos de celui qui travaille sans relâche pour mon instruction et pour mon agrément.
Je suis, avec tous les sentiments que vous inspirez à ceux qui vous connaissent, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.
Mes assurances d’estime à la marquise.
1 – Il mourut l’année suivante. (G.A.)
2 – Sur argent. (G.A.)
3 – Ce travail, commencé en 1733, venait d’être achevé. (G.A.)
4 – Ode à MM. de l’Académie des sciences, et les Discours sur l’homme. (G.A.)
5 – La Voltairomanie. (G.A.)
6 – Voyez, sur la conduite de Thieriot, dans cette affaire, la Correspondance générale, 1739. (G.A.)
78 – DE VOLTAIRE
A Cirey, le 15 Février.
Monseigneur, j’ai reçu les étrennes,. Je vous en ai donné en sujet, et votre altesse royale m’en a donné en roi. Votre lettre sans date (1), vos jolis vers,
Quelque démon malicieux
Se joue assurément du monde, etc.,
ont dissipé tous les nuages qui se répandaient sur le ciel serein de Cirey. Les peines viennent de Paris, et les consolations viennent de Remusberg. Au nom d’Apollon, notre maître, daignez me dire, monseigneur, comment vous avez fait pour connaître si parfaitement des états de la vie qui semblent être si éloignés de votre sphère ? Avec quel microscope les yeux de l’héritier d’une grande monarchie ont-ils pu démêler toutes les nuances qui bigarrent la vie commune ? Les princes ne savent rien de tout cela ; mais vous êtes homme autant que prince.
L’abbé Alari (2) demandait un jour à notre roi permission d’aller à la campagne pour quelques jours, et de partir sur-le-champ. Comment ! dit le roi, est-ce que votre carrosse à six chevaux est dans la cour ? Il croyait alors que tout le monde avait un carrosse à six chevaux au moins.
Vous me feriez croire, monseigneur, à la métempsycose. Il faut que votre âme ait été longtemps dans le corps de quelque particulier fort aimable, d’un La Rochefoucauld, d’un La Bruyère. Quelle peinture des riches accablés de leur bonheur insipide, des querelles et des chagrins qui en effet troublent les mariages les plus heureux en apparence ! Mais quelle foule d’idées et d’images ! Avec une petite lime de deux liards, que tout cet or-là serait parfaitement travaillé ! Vous créez et je ne sais plus que raboter ; c’est ce qui fait que je n’ose pas encore envoyer à votre altesse royale ma nouvelle tragédie (3) : mais je prends la liberté de lui offrir un des petits morceaux que j’ai retouchés depuis peu dans la Henriade.
Madame la marquise du Châtelet vient de recevoir une lettre de votre altesse royale, qui prouve bien que Remusberg va devenir une académie des sciences. Il faut, monseigneur, que j’aime bien la vérité, pour convenir qu’Emilie se trompe ; mais cette vérité l’emporte sur les rois et même sur les Emilies.
Je pense que vous avez grande raison, monseigneur, sur ce feu causé par un vent d’ouest. Si les humains avaient attendu après Borée pour se chauffer, ils auraient couru grand risque de mourir de froid. Les plus grands vents passant par les branches d’arbres, y perdent beaucoup de leur force ; si ces branches sont sèches, elles tombent ; si elles sont vertes, leur froissement éternel ne produirait pas une étincelle. Le tonnerre a bien plus l’air d’avoir embrasé des forêts que le vent, et les différents volcans dont la terre est pleine ont été nos premières fournaises.
Le mémoire, d’ailleurs, est plein de recherches curieuses et de pensées aussi hardies que philosophiques ; c’est le système de Boerhaave, c’est celui de Musschenbroeck, c’est très souvent celui de la nature. Notre Académie a donné le prix à des gens dont l’un dit que le feu est un composé de bouteilles (4), et l’autre que c’est une machine de cylindre. Voilà le goût de la nation ; ce qui tient au roman a la préférence sur la simple nature. Aussi ne donnerai-je point Mérope ; mais je vais donner une tragédie toute romanesque ; quand on est dans le pays d’Arlequin, il faut avoir un habit de toutes couleurs, avec un petit masque noir :
Me si fata meis paterentur ducere vitam
Auspiciis, et sponte mea componere curas !
(Æn., IV.)
Si je vivais sous mon prince, je ne ferais pas de tels ouvrages ; je tâcherais de me conformer à sa façon mâle et vigoureuse de penser ; je ressusciterais mon feu mourant, aux étincelles de son génie. Mais que puis-je faire en France, malade, persécuté, et toujours distrait par la crainte qu’à la fin l’envie et la persécution ne m’accablent ? Le désert où je me suis réfugié auprès de Minerve, qui a pris pour me protéger la figure de madame du Châtelet, ce désert, qui devrait être inaccessible aux persécuteurs, n’a pu empêcher leur fureur d’y venir trouver un solitaire languissant, qui ne vivait que pour votre altesse royale, pour Emilie, et pour l’étude.
Je suis avec le plus profond respect et le plus tendre attachement, etc.
1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
2– Précepteur de Louis XV. (G.A.)
3 – Zulime. (G.A.)
4 – M. Euler ; mais ce n’est pas à cette hypothèse de bouteilles, c’est à une fort belle formule pour la propagation du son, que l’Académie donna le prix. (G.A.)
79 – DE VOLTAIRE
A Cirey, le 26 Février (1).
O nouvelle effroyable ! ô tristesse profonde !
Il était un héros nourri par les vertus,
L’espérance, l’idole, et l’exemple du monde ;
Dieu ! Peut-être il n’est plus.
Quel envieux démon, de nos malheurs avide,
Dans ces jours fortunés tranche un destin si beau !
A mes yeux égarés quelle affreuse Euménide
Vient ouvrir ce tombeau !
Descendez, accourez du haut de l’empyrée,
Dieu des arts, dieu charmant, mon éternel appui.
Vertus qui présidez à son âme éclairée,
Et que j’adore en lui.
Descendez, refermez cette tombe entr’ouverte ;
Arrachez la victime aux destins ennemis :
Votre gloire en dépend, sa mort est votre perte :
Conservez votre fils.
Jusqu’au trône enflammé de l’empire céleste
La terre a fait monter ces douloureux accents :
Grand Dieu ! Si vous m’ôtez cet espoir qui me reste,
Sapez mes fondements.
Vous le savez, grand Dieu ! Languissante affaiblie
Sous le poids des forfaits, je gémis de tout temps,
Fédéric me console, il vous réconcilie
Avec mes habitants.
Le ciel entend la terre, il exauce ses plaintes ;
Minerve, la santé, les grâces, les amours,
Revolent vers mon prince, et dissipent nos craintes
En assurant ses jours.
Rival de Marc-Aurèle, âme héroïque et tendre,
Ah ! Si je peux former le désir et l’espoir
Que de mes jours encor le fil puisse s’étendre,
Ce n’est que pour vous voir.
Je suis né malheureux : la détestable envie,
Le zèle impérieux des dangereux dévots,
Contre les jours usés de ma mourante vie
Arment la main des sots.
Un lâche me trahit, un ingrat m’abandonne (2).
Il rompt de l’amitié le voile décevant :
Misérables humains, ma douleur vous pardonne,
Fédéric est vivant.
Il les faut excuser, monseigneur, ces vers sans esprit, que le cœur seul a dictés au milieu de la crainte où je suis encore de votre danger, dans le même temps que j’avais la joie d’apprendre votre résurrection de votre propre main.
Votre altesse royale est donc comme le cygne du temps passé ; elle chante au bord du tombeau. Ah ! Monseigneur, que vos vers m’ont rassuré ! On a bien de la vie quand l’esprit fait de ces choses-là après une crampe de l’estomac. Mais, monseigneur, que de bontés à la fois ! Je n’ai de protecteurs que vous et Emilie. Non seulement votre altesse royale daigne m’aimer, mais elle veut encore que les autres m’aiment. Eh ! Qu’importent les autres ? Après tout, je n’aurai pas la malheureuse faiblesse de rechercher le suffrage de Vadius, quand je suis honoré des bontés de Frédéric ; mais le malheur est que la haine implacable des Vadius est souvent suivie de la persécution des Séjan.
Je suis en France parce que madame du Châtelet y est ; sans elle, il y a longtemps qu’une retraite plus profonde me déroberait à la persécution et à l’envie. Je ne hais point mon pays ; je respecte et j’aime le gouvernement sous lequel je suis né ; mais je souhaiterais seulement pouvoir cultiver l’étude avec plus de tranquillité et moins de crainte.
Si l’abbé Desfontaines et ceux de sa trempe, qui me persécutent, se contentaient de libelles diffamatoires, encore passe ; mais il n’y a point de ressorts qu’ils ne fassent jouer pour me perdre. Tantôt ils font courir des écrits scandaleux, et me les imputent ; tantôt des lettres anonymes aux ministres, des histoires forgées à plaisir par Rousseau, et consommées par Desfontaines ; de faux dévots se joignent à eux, et couvrent du zèle de la religion leur fureur de nuire. Tous les huit jours je suis dans la crainte de perdre la liberté ou la vie ; et, languissant dans une solitude, et dans l’impuissance de me défendre, je suis abandonné par ceux mêmes à qui j’ai fait le plus de bien, et qui pensent qu’il est de leur intérêt de me trahir. Du moins, un coin de terre dans la Hollande, dans l’Angleterre, chez les Suisses ou ailleurs, me mettrait à l’abri et conjurerait la tempête ; mais une personne trop respectable a daigné attacher sa vie heureuse à des jours si malheureux : elle adoucit tous mes chagrins, quoiqu’elle ne puisse calmer mes craintes.
Tant que j’ai pu, monseigneur, j’ai caché à votre altesse royale la douleur de ma situation, malgré la bonté qu’elle avait elle-même d’en plaindre l’amertume : je voulais épargner à cette âme généreuse des idées si désagréables ; je ne songeais qu’aux sciences qui font vos délices ; j’oubliais l’auteur que vous daignez aimer ; mais enfin ce serait trahir son protecteur, de lui cacher sa situation. La voilà telle qu’elle est, Horace dit :
Durum ! sed levius fitt patienta.
(Liv., Od. XXIV.)
Et moi je dis :
Durum ! sed levius fit per Federicum.
Votre altesse royale promet encore sa protection pour les affaires que madame du Châtelet doit discuter vers les confins de votre souveraineté. Elle vous en remercie, monseigneur ; il n’y a qu’elle qui puisse exprimer le prix de vos bienfaits. Sera-t-il possible que votre altesse royale soit en Prusse quand nous serons près de Clèves ? J’espère au moins que nous y serons longtemps qu’en nous y verrons salutare meum.
Je suis avec un profond respect, etc.
1 – Réponse à la lettre n° 76. (G.A.)
2 – Desfontaines et Thieriot. (G.A.)
80 – DE VOLTAIRE
28 Février.
Monseigneur, je reçois la lettre de votre altesse royale du 3 Février, et je lui réponds par la même voie ; nous avons sur-le-champ répété l’expérience de la montre dans le récipient ; la privation d’air n’a rien changé au mouvement qui dépend du ressort. La montre est actuellement sous la cloche ; je crois m’apercevoir que le balancier a pu aller peut-être un peu plus vite, étant plus libre dans le vide ; mais cette accélération est très peu de chose, et dépend probablement de la nature de la montre. Quant au ressort, il est évident, par l’expérience, que l’air n’y contribue en rien ; et pour la matière subtile de Descartes, je suis son très humble serviteur. Si cette matière, si ce torrent de tourbillons va dans un sens, comment les ressorts qu’elle produirait pourraient-ils s’opérer de tous les sens ? Et puis qu’est-ce que c’est que des tourbillons ?
Mais que m’importe la machine pneumatique ? C’est votre machine, monseigneur, qui m’importe ; c’est la santé du corps aimable qui loge une si belle âme. Quoi ! Je suis donc réduit à dire à votre altesse royale ce qu’elle m’a si souvent daigné dire : Conservez-vous ; travaillez moins. Vous le disiez, monseigneur, à un homme dont la conservation est inutile au monde ; et moi je le dis à celui dont le bonheur des hommes doit dépendre. Est-il possible, monseigneur, que votre accident ait eu de telles suites ? J’ai eu l’honneur d’écrire à votre altesse royale par M. Ploetz ; j’ai écrit aussi en droiture ; hélas ! Je ne puis être au nombre de ceux qui veillent auprès de votre personne. Nisus et Euryalus amuseront peut-être plus votre convalescence que ne feraient des calculs. Je ne m’étonne pas que le héros de l’amitié ait choisi un tel sujet ; j’en attends les premières scènes avec impatience. Scipion, César, Auguste, firent des tragédies : cur non Federicus ?
Votre altesse royale me fait trop d’honneur ; elle oppose trop de bonté à mes malheurs ; j’ai fait tant de changements à la Henriade, que je suis obligé de lui envoyer l’ouvrage tout entier, avec les corrections. Si elle ordonne la voie par laquelle il faut lui fait tenir l’ouvrage qu’elle protège, elle sera obéie. Je suis trop heureux, malgré mes ennemis ; je la remercie mille fois ; et tout ce que vous daignez me dire pénètre mon cœur. Je bavarderais, si ma déplorable santé me permettait d’écrire davantage ! Je suis à vos pieds, monseigneur ; je ne respire guère, mais c’est pour Emilie et pour mon dieu tutélaire.
Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.
81 – DU PRINCE ROYAL
A Remusberg, le 8 Mars.
Mon cher ami, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, ma santé a été si languissante, que je n’ai pu travailler à quoi que ce pût être. L’oisiveté m’est un poids beaucoup plus insupportable que le travail et que la maladie. Mais nous ne sommes formés que d’un peu d’argile, et il serait ridicule au suprême degré d’exiger beaucoup de santé d’une machine qui doit, par sa nature, se détraquer souvent, et qui est obligée de s’user pour périr enfin.
Je vois, par votre lettre (1), que vous êtes en bon train de corriger vos ouvrages. Je regrette beaucoup que quelques grains de cette sage critique ne soient pas tombés sur la pièce que je vous ai adressée. Je ne l’aurais point exposée au soleil, si ce n’avait été dans l’intention qu’il la purifiât. Je n’attends point de louanges de Cirey, elles ne me sont point dues ; je n’attends de vous que des avis et de sages conseils. Vous me les devez assurément, et je vous prie de ne point ménager mon amour-propre.
J’ai lu avec un plaisir infini le morceau de la Henriade que vous avez corrigé. Il est beau, il est superbe. Je voudrais bien, indépendamment de cela, avoir fait celui que vous retranchez. Je suis destiné, je crois, à sentir plus vivement que les autres les beautés dont vous ornez vos ouvrages : ces beaux vers que je viens de lire m’ont animé de nouveau du feu d’Apollon. Telle est la force de votre génie, qu’il se communique à plus de deux cents lieues. Je vais monter mon luth pour former de nouveaux accords.
Il n’y a point lieu de douter que vous réussirez dans la nouvelle tragédie que vous travaillez. Lorsque vous parlez de la gloire, on croit en entendre discourir Jules César. Parlez-vous de l’humanité, c’est la nature qui s’explique par votre organe. S’agit-il d’amour, on croit entendre le tendre Anacréon ou le chantre divin qui soupira pour Lesbie. En un mot, il ne vous faut que cette tranquillité d’âme, que je vous souhaite de tout mon cœur, pour réussir et pour produire des merveilles en tout genre.
Il n’est point étonnant que l’Académie royale ait préféré quelque mauvais ouvrage de physique à l’excellent Essai de la marquise. Combien d’impertinences ne se sont pas dites en philosophie ? De quelles absurdités l’esprit humain ne s’est-il point avisé dans les écoles ? Quel paradoxe reste-t-il à débiter qu’on n’ait point soutenu ? Les hommes ont toujours penché vers le faux : je ne sais par quelle bizarrerie la vérité les a toujours moins frappés. La prévention, les préjugés, l’amour-propre, l’esprit superficiel, seront, je crois, pendant tous les siècles, les ennemis qui s’opposeront aux progrès des sciences ; et il est bien naturel que des savants de profession aient quelque peine à recevoir les lois d’une jeune et aimable dame qu’ils reconnaîtraient tous pour l’objet de leur admiration dans l’empire des grâces, mais qu’ils ne veulent point reconnaître pour l’exemple de leurs études dans l’empire des sciences. Vous rendez un hommage vraiment philosophique à la vérité : ces intérêts, ces raisons petites ou grandes, ces nuages épais qui obscurcissent pour l’ordinaire l’œil du vulgaire, ne peuvent rien sur vous.
Il serait à souhaiter que les hommes fussent tous au-dessus des corruptions de l’erreur et du mensonge, que le vrai et le bon goût servissent généralement de règles dans les ouvrages sérieux et dans les ouvrages d’esprit. Mais combien de savants sont capables de sacrifier à la vérité les préjugés de l’étude, et le prix de la beauté, et les ménagements de l’amitié ? Il faut une âme forte pour vaincre d’aussi puissantes oppositions. Les vents sont très bien, comme vous en convenez, dans la caverne d’Eole, d’où je crois qu’il ne faut les tirer que pour cause.
J’ai été vivement touché des persécutions qu’on vous a suscitées : ce sont des tempêtes qui ôtent pour un temps le calme à l’Océan, et je souhaiterais bien d’être le Neptune de l’Enéide, afin de vous procurer la tranquillité que je vous souhaite très sincèrement. Souffrez que je vous rappelle ces deux beaux vers de l’Epître à Emilie, où vous vous faites si bien votre leçon :
Tranquille au haut des cieux que Newton s’est soumis,
Il ignore en effet s’il a des ennemis.
Laissez au-dessous de vous, croyez-moi, cet essaim méprisable et abject d’ennemis aussi furieux qu’impuissants. Votre mérite, votre réputation, servent d’égide. C’est en vain que l’envie vous poursuivra ; ses traits s’émousseront et se briseront tous contre l’auteur de la Henriade, en un mot, contre Voltaire. De plus, si le dessein de vos ennemis est de vous nuire, vous n’avez pas lieu de les redouter, car ils n’y parviendront jamais ; et s’ils cherchent à vous chagriner, comme cela paraît plus apparent, vous ferez très mal de leur donner cette satisfaction. Persuadé de votre mérite, enveloppé de votre vertu, vous devez jouir de cette paix douce et heureuse qui est ce qu’il y a de plus désirable en ce monde. Je vous prie d’en prendre la résolution. Je m’y intéresse par amitié pour vous, et par cet intérêt que je prends à votre santé et à votre vie.
Mandez-moi, je vous prie, où, par qui, et comment je dois faire parvenir ce que je vous destine et à la marquise (2). Tout est emballé ; agissez rondement, et mandez-moi, comme je le souhaite, ce que vous trouverez de plus expédient.
La marquise me demande si j’ai reçu l’extrait de Newton qu’elle a fait. J’ai oublié de lui répondre sur cet article. Dites-lui, je vous prie, que Thieriot me l’avait envoyé, et qu’il m’a charmé comme tout ce qui vient d’elle. En vérité, elle en fait trop ; elle veut nous dérober à nous autres hommes tous les avantages dont notre sexe est privilégié. Je tremble que, si elle se mêle de commander des armées, elle ne fasse rougir les cendres des Condé et des Turenne. Opposez-vous à des progrès qui nous en font encore envisager d’autres dans l’éloignement, et faites du moins qu’une sorte de gloire nous reste.
Césarion, qui me tient compagnie, vous assure mille fois de son amitié ; il ne se passe point de jour que nous ne nous entretenions sur votre sujet.
Je suis rempli de projets ; pour peu que ma santé revienne, vous serez inondé de mes ouvrages à Cirey, comme le fut l’Italie par l’invasion des Goths. Je vous prie d’être toujours mon juge et non pas mon panégyriste. Je suis avec l’estime la plus fervente, mon cher ami, votre très fidèlement affectionné ami, FÉDÉRIC.
1 – Celle du 15 Février. (G.A.)
2 – Le vin de Hongrie et les objets d’ambre, dont Frédéric a déjà parlé. (G.A.)