CONTE : L'Homme aux quarante écus - Partie 4
Photo de KHALAH
XI. DE LA VEROLE.
L’Homme aux quarante écus demeurait dans un petit canton où l’on n’avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent cinquante années (1). Les mœurs, dans ce coin de terre inconnu, étaient pures comme l’air qui l’environne. On ne savait pas qu’ailleurs l’amour pût être infecté d’un poison destructeur, que les générations fussent attaquées dans leur germe, et que la nature, se contredisant elle-même, pût rendre la tendresse horrible et le plaisir affreux ; on se livrait à l’amour avec la sécurité de l’innocence. Des troupes vinrent, et tout changea.
Deux lieutenants, l’aumônier du régiment, un caporal, et un soldat de recrue, qui sortait du séminaire, suffirent pour empoisonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de l’Homme aux quarante écus se virent couvertes de pustules calleuses ; leurs beaux cheveux tombèrent ; leur voix devint rauque ; les paupières de leurs yeux, fixes et éteints, se chargèrent d’une couleur livide, et ne se fermèrent plus pour laisser entrer le repos dans des membres disloqués, qu’une carie secrète commençait à ronger comme ceux de l’Arabe Job, quoique Job n’eût jamais eu cette maladie.
Le chirurgien-major d’un régiment, homme d’une grande expérience, fut obligé de demander des aides à la cour pour guérir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours porté d’inclination à soulager le beau sexe, envoya une recrue de fraters, qui gâtèrent d’une main ce qu’ils rétablirent de l’autre.
L’Homme aux quarante écus lisait alors l’histoire philosophique de Candide, traduite de l’allemand du docteur Ralph, qui prouve évidemment que tout est bien, et qu’il était absolument impossible, dans le meilleur des mondes possibles, que la vérole, la peste, la pierre, la gravelle, les écrouelles, la chambre de Valence (2), et l’inquisition, n’entrassent dans la composition de l’univers, de cet univers uniquement fait pour l’homme, roi des animaux et image de Dieu auquel on voit bien qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau.
Il lisait, dans l’histoire véritable de Candide, que le fameux docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un œil et une oreille. Hélas ! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres cousines, seront-elles borgnes ou borgnesses et essorillées ? Non, lui dit le major consolateur : les Allemands ont la main lourde ; mais nous autres, nous guérissons les filles promptement, sûrement et agréablement.
En effet, les deux jolies cousines en furent quittes pour avoir la tête enflée comme un ballon pendant six semaines, pour perdre la moitié de leurs dents, en tirant la langue d’un demi-pied, et pour mourir de la poitrine au bout de six mois.
Pendant l’opération, le cousin et le chirurgien-major raisonnèrent ainsi.
L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. − Est-il possible, monsieur, que la nature ait attaché de si épouvantables tourments à un plaisir si nécessaire, tant de honte à tant de gloire, et qu’il y ait plus de risque à faire un enfant qu’à tuer un homme ? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation, que ce fléau diminue un peu sur la terre, et qu’il devienne moins dangereux de jour en jour ?
LE CHIRURGIEN-MAJOR. − Au contraire, il se répand de plus en plus dans toute l’Europe chrétienne ; il s’est étendu jusqu’en Sibérie ; j’en ai vu mourir plus de cinquante personnes, et surtout un grand général d’armée et un ministre d’Etat fort sage (3) . Peu de poitrines faibles résistent à la maladie et au remède. Les deux sœurs, la petite et la grosse, se sont liguées encore plus que les moines pour détruire le genre humain.
L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. − Nouvelle raison pour abolir les moines, afin que, remis au rang des hommes, ils réparent un peu le mal que font les deux sœurs. Dites-moi, je vous prie, si les bêtes ont la vérole.
LE CHIRURGIEN-MAJOR. − Ni la petite, ni la grosse, ni les moines ne sont connus chez elles.
L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. − Il faut donc avouer qu’elles sont plus heureuses et plus prudentes que nous dans ce meilleur des mondes.
LE CHIRURGIEN-MAJOR. − Je n’en ai jamais douté ; elles éprouvent bien moins de maladies que nous : leur instinct est bien plus sûr que notre raison ; jamais ni le passé ni l’avenir ne les tourmentent.
L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. − Vous avez été chirurgien d’un ambassadeur de France en Turquie : y a-t-il beaucoup de vérole à Constantinople ?
LE CHIRURGIEN-MAJOR. − Les Francs l’ont apportée dans le faubourg de Péra où ils demeurent. J’y ai connu un capucin qui en était mangé comme Pangloss ; mais elle n’est point parvenue dans la ville : les Francs n’y couchent presque jamais. Il n’y a presque point de filles publiques dans cette ville immense. Chaque homme riche a des femmes ou des esclaves de Circassie, toujours gardées, toujours surveillées, dont la beauté ne peut être dangereuse. Les Turcs appellent la vérole le mal chrétien ; et cela redouble le profond mépris qu’ils ont pour notre théologie ; mais en récompense, ils ont la peste, maladie d’Egypte, dont ils font peu de cas, et qu’ils ne se donnent jamais la peine de prévenir.
L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. − En quel temps croyez-vous que ce fléau commença dans l’Europe ?
LE CHIRURGIEN-MAJOR. − Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des peuples innocents qui ne connaissaient ni l’avarice ni la guerre, vers l’an 1494. Ces nations, simples et justes, étaient attaquées de ce mal de temps immémorial, comme la lèpre régnait chez les Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Egyptiens. Le premier fruit que les Espagnols recueillirent de cette conquête du Nouveau-Monde fut la vérole : elle se répandit plus promptement que l’argent du Mexique, qui ne circula que longtemps après en Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait alors de belles maisons publiques, appelées b…… établies par l’autorité des souverains pour conserver l’honneur des dames. Les Espagnols portèrent le venin dans ces maisons privilégiées dont les princes et les évêques tiraient les filles qui leur étaient nécessaires. On a remarqué qu’à Constance il y avait eu sept cent dix huit filles pour le service du concile (4) qui fit brûler si dévotement Jean Huss, et Jérôme de Prague.
On peut juger par ce seul trait avec quelle rapidité le mal parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut l’illustrissime et révérendissime évêque et vice-roi de Hongrie, en 1499, que Bartholomeo Montanagua, grand médecin de Padoue, ne put guérir. Gualtieri assure que l’archevêque de Mayence, Berthold de Henneberg, « attaqué de la grosse vérole, rendit son âme à Dieu en 1504. » On sait que notre roi François 1er en mourut. Henri III la prit à Venise ; mais le jacobin Jacques Clément prévint l’effet de la maladie. (5)
Le parlement de Paris, toujours zélé pour le bien public, fut le premier qui donna un arrêt contre la vérole, en 1497, Il défendit à tous les vérolés de rester dans Paris sous peine de la hart ; mais comme il n’était pas facile de prouver juridiquement aux bourgeois et bourgeoises qu’ils étaient en délit, cet arrêt n’eut pas plus d’effet que ceux qui furent rendus depuis contre l’émétique ; et, malgré le parlement, le nombre des coupables augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorcisés, au lieu de les faire pendre, il n’y en aurait plus aujourd’hui sur la terre ; mais c’est à quoi malheureusement on ne pensa jamais.
L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. − Est-il bien vrai ce que j’ai lu dans Candide (6), que, parmi nous, quand deux armées de trente mille hommes chacune marchent ensemble en front de bandière, on peut parier qu’il y a vingt mille vérolés de chaque côté ?
LE CHIRURGIEN-MAJOR. − Il n’est que trop vrai. Il en est de même dans les licences de Sorbonne (7). Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers à qui la nature parle plus haut et plus ferme que la théologie ? Je puis vous jurer que, proportion gardée, mes confrères et moi nous avons traité plus de jeunes prêtres que de jeunes officiers.
L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS. − N’y aurait-il point quelque manière d’extirper cette contagion qui désole l’Europe ? On a déjà tâché d’affaiblir le poison d’une vérole, ne pourra-t-on rien tenter sur l’autre ?
LE CHIRURGIEN-MAJOR. − Il n’y aurait qu’un seul moyen, c’est que tous les princes de l’Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de Godefroi de Bouillon. Certainement une croisade contre la vérole serait beaucoup plus raisonnable que ne l’ont été celles qu’on entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala, et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s’entendre pour repousser l’ennemi commun du genre humain, que d’être continuellement occupé à guetter le moment favorable de dévaster la terre et de couvrir les champs de morts, pour arracher à son voisin deux ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intérêts ; car la guerre et la vérole font ma fortune ; mais il faut être homme avant d’être chirurgien-major.
C’est ainsi que l’Homme aux quarante écus se formait, comme on dit, l’esprit et le cœur. Non-seulement il hérita de ses deux cousines, qui moururent en six mois, mais il eut encore la succession d’un parent fort éloigné, qui avait été sous-fermier des hôpitaux des armées, et qui s’était fort engraissé en mettant les soldats blessés à la diète. Cet homme n’avait jamais voulu se marier ; il avait un assez joli sérail. Il ne reconnut aucun de ses parents, vécut dans la crapule, et mourut à Paris d’indigestion. C’était un homme, comme on voit, fort utile à l’Etat.
Notre nouveau philosophe fut obligé d’aller à Paris pour recueillir l’héritage de son parent. D’abord les fermiers du domaine le lui disputèrent. Il eut le bonheur de gagner son procès, et la générosité de donner aux pauvres de son canton, qui n’avaient pas leur contingent de quarante écus de rente, une partie des dépouilles du richard : après quoi il se mit à satisfaire sa grande passion d’avoir une bibliothèque.
Il lisait tous les matins, faisait des extraits, et le soir, il consultait les savants pour savoir en quelle langue le serpent avait parlé à notre bonne mère ; si l’âme est dans le corps calleux ou dans la glande pinéale ; si saint Pierre avait demeuré vingt-cinq ans à Rome (8), quelle différence spécifique est entre un trône et une domination, et pourquoi les nègres ont le nez épaté. D’ailleurs il se proposa de ne jamais gouverner l’Etat, et de ne faire aucune brochure contre les pièces nouvelles. On l’appelait M. André ; c’était son nom de baptême ; ceux qui l’ont connu rendent justice à la modestie et à ses qualités, tant acquises que naturelles. Il a bâti une maison commode dans son ancien domaine de quatre arpents. Son fils sera bientôt en âge d’aller au collège ; mais il veut qu’il aille au collège d’Harcourt (9) et non à celui de Mazarin, à cause du professeur Cogé (10), qui fait des libelles, et parce qu’il ne faut pas qu’un professeur de collège fasse des libelles.
Madame André lui a donné une fille fort jolie, qu’il espère marier à un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat n’ait pas la maladie que le chirurgien-major veut extirper dans l’Europe chrétienne.
XII. GRANDE QUERELLE.
(11)
Pendant le séjour de M. André à Paris, il y eut une querelle importante. Il s’agissait de savoir si Marc-Antonin était un honnête homme, et s’il était en enfer, ou en purgatoire, ou dans les limbes, en attendant qu’il ressuscitât. Tous les honnêtes gens prirent le parti de Marc-Antonin. Ils disaient : Antonin a toujours été juste, sobre, chaste, bienfaisant. Il est vrai qu’il n’a pas en paradis une place aussi belle que celle de saint Antoine ; car il faut des proportions, comme nous l’avons vu ; mais certainement l’âme de l’empereur Antonin n’est point à la broche dans l’enfer. Si elle en purgatoire, il faut l’en tirer ; il n’y a qu’à dire des messes pour lui. Les jésuites n’ont plus rien à faire ; qu’ils disent trois mille messes pour le repos de l’âme de Marc-Antonin ; ils y gagneront, à quinze sous la pièce, deux mille deux cent cinquante livres. D’ailleurs on doit du respect à une tête couronnée ; il ne faut pas la damner légèrement.
Les adversaires de ces bonnes gens prétendaient au contraire qu’il ne fallait accorder aucune composition à Marc-Antonin ; qu’il était un hérétique ; que les carpocratiens et les aloges n’étaient pas si méchants que lui ; qu’il était mort sans confession ; qu’il fallait faire un exemple ; qu’il était bon de le damner pour apprendre à vivre aux empereurs de la Chine et du Japon, à ceux de Perse, de Turquie et de Maroc, aux rois d’Angleterre, de Suède, de Danemark, de Prusse, au stathouder de Hollande, et aux avoyers du canton de Berne, qui n’allaient pas plus à confesse que l’empereur Mars-Antonin ; et qu’enfin c’est un plaisir indicible de donner des décrets contre des souverains morts, quand on ne peut en lancer contre eux de leur vivant, de peur de perdre ses oreilles.
La querelle devint aussi sérieuse que le fut autrefois celle des ursulines et des annonciades, qui disputèrent à qui porterait plus longtemps des œufs à la coque entre les fesses sans les casser. On craignit un schisme, comme du temps des cent et un contes de ma mère l’oie, et de certains billets au porteur dans l’autre monde. (12). C’est une chose bien épouvantable qu’un schisme : cela signifie division dans les opinions, et jusqu’à ce moment fatal, tous les hommes avaient pensé de même.
M. André, qui est un excellent citoyen, pria les chefs des deux parties à souper. C’est un des bons convives que nous ayons ; son humeur est douce et vive, sa gaieté n’est point bruyante ; il est facile et ouvert ; il n’a point cette sorte d’esprit qui semble vouloir étouffer celui des autres ; l’autorité qu’il se concilie n’est due qu’à ses grâces, à sa modération, et à une physionomie ronde qui est tout à fait persuasive. Il aurait fait souper gaiement ensemble un Corse et un Génois (13), un représentant de Genève et un négatif (14), le muphti et un archevêque. Il fit tomber habilement les premiers coups que les disputants se portaient en détournant la conversation, et en faisant un conte très agréable qui réjouit également les damnants et les damnés. Enfin, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l’âme de l’empereur Marc-Antonin resterait in statu quo, c’est-à-dire je ne sais où, en attendant un jugement définitif.
Les âmes des docteurs s’en retournèrent dans leurs limbes paisiblement après le souper ; tout fut tranquille. Cet accommodement fit un très grand honneur à l’Homme aux quarante écus ; et toutes les fois qu’il s’élevait une dispute bien acariâtre, bien virulente, entre des gens lettrés ou non lettrés, on disait aux deux partis : « Messieurs, allez souper chez M. André. »
Je connais deux factions acharnées (15) qui, faute d’avoir été souper chez M. André, se sont attiré de grands malheurs.
XIII. SCÉLÉRAT CHASSÉ
La réputation qu’avait acquise M. André d’apaiser les querelles en donnant de bons soupers, lui attira, la semaine passée, une singulière visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voûté, la tête penchée sur une épaule, l’œil hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner à souper avec ses ennemis.
Quels sont vos ennemis, lui dit M. André, et qui êtes-vous ? Hélas ! dit-il, j’avoue, monsieur, qu’on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crie Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bénéfice. On m’accuse d’avoir calomnié les citoyens les plus véritablement religieux, les plus sincères adorateurs de la Divinité, les plus honnêtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que dans la chaleur de la composition il échappe souvent aux gens de mon métier de petites inadvertances qu’on prend pour des erreurs grossières, des écarts que l’on qualifie de mensonges impudents. Notre zèle est regardé comme un mélange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbéciles, nous sommes le mépris et l’exécration de tous les honnêtes gens qui savent lire.
Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres académies de l’Europe, des écrivains honorés, des citoyens bienfaisants. Je viens de mettre en lumière un ouvrage que j’ai intitulé Anti-philosophique. Je n’avais que de bonnes intentions : mais personne n’a voulu acheter mon livre. Ceux à qui je l’ai présenté l’ont jeté dans le feu, en me disant qu’il n’était pas seulement anti-raisonnable, mais anti-chrétien et très anti-honnête.
Eh bien ! lui dit M. André, imitez ceux à qui vous avez présenté votre libelle ; jetez-le dans le feu, et qu’il n’en soit plus parlé. Je loue fort votre repentir ; mais il n’est pas possible que je vous fasse souper avec des gens d’esprit qui ne peuvent être vos ennemis, attendu qu’ils ne vous liront jamais.
Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me réconcilier avec les parents de feu M. de Montesquieu, dont j’ai outragé la mémoire, pour glorifier le révérend P. Routh, qui vint assiéger ses derniers moments, et qui fut chassé de sa chambre ?
Morbleu ! lui dit M. André, il y a longtemps que le révérend P. Routh est mort : allez-vous en souper avec lui.
C’est un rude homme que M. André, quand il a affaire à cette espèce méchante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper chez lui avec des gens de mérite, que pour engager une dispute, pour les aller ensuite calomnier, pour écrire contre eux, pour imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison, comme on avait chassé Routh de l’appartement du président de Montesquieu. (16)
On ne peut guère tromper M. André. Plus il était simple et naïf quand il était l’Homme aux quarante écus, plus il est devenu avisé quand il a connu les hommes.
XIV. LE BON SENS DE M. ANDRÉ
Comme le bon sens de M. André s’est fortifié depuis qu’il a une bibliothèque ! Il vit avec les livres comme avec les hommes ; il choisit, et il n’est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s’instruire et d’agrandir son âme pour un écu, sans sortir de chez soi !
Il se félicite d’être né dans un temps où la raison humaine commence à se perfectionner. Que je serais malheureux, dit-il, si l’âge où je vis était celui du jésuite Garasse, du jésuite Guignard (17), ou du docteur Boucher, du docteur Aubry, du docteur Guincestre, ou des gens qui condamnaient aux galères ceux qui écrivaient contre les catégories d’Aristote.
La misère avait affaibli les ressorts de l’âme de M. André ; le bien-être leur a rendu leur élasticité. Il y a mille André dans le monde, auxquels il n’a manqué qu’un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d’un vrai mérite.
Il est aujourd’hui au fait de toutes les affaires de l’Europe, et surtout des progrès de l’esprit humain.
Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison voyage à petites journées, du nord au midi, avec ses deux intimes amies, l’Expérience et la Tolérance. L’Agriculture et le Commerce l’accompagnent. Elle s’est présentée en Italie ; mais la congrégation de l’Indice (18) l’a repoussée. Tout ce qu’elle a pu faire a été d’envoyer secrètement quelques-uns de ses facteurs, qui ne laissent pas de faire du bien. Encore quelques années, et le pays des Scipions ne sera plus celui des arlequins enfroqués.
Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France ; mais elle y a tant d’amis, qu’il faudra bien à la fin qu’elle soit premier ministre.
Quand elle s’est présentée en Bavière et en Autriche, elle a trouvé deux ou trois grosses têtes à perruque qui l’ont regardée avec des yeux stupides et étonnés. Ils lui ont dit : Madame, nous n’avons jamais entendu parler de vous ; nous ne vous connaissons pas. Messieurs, leur a-t-elle répondu, avec le temps vous me connaîtrez et vous m’aimerez (19). Je suis très bien reçue à Berlin, à Moscou, à Copenhague, à Stockholm. Il y a longtemps que, par le crédit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftesbury, et de tant d’autres (20), j’ai reçu mes lettres de naturalité en Angleterre. Vous m’en accorderez un jour. Je suis la fille du Temps, et j’attends tout de mon père (21).
Quand elle a passé sur les frontières de l’Espagne et du Portugal, elle a béni Dieu de voir que les bûchers de l’inquisition n’étaient plus si souvent allumés ; elle a espéré beaucoup en voyant chasser les jésuites ; mais elle a craint qu’en purgeant le pays des renards, on ne le laissât exposé aux loups (22).
Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on croit qu’elle commencera par s’établir à Venise, et qu’elle séjournera dans le royaume de Naples, malgré toutes les liquéfactions de ce pays-là (23), qui lui donnent des vapeurs. On prétend qu’elle a un secret infaillible pour détacher les cordons d’une couronne qui sont embarrassés, je ne sais comment, dans ceux d’une liare, et pour empêcher les haquenées d’aller faire la révérence aux mules (24).
Enfin la conversation de M. André me réjouit beaucoup ; et plus je le vois, plus je l’aime.
XV. D’UN BON SOUPER CHEZ M. ANDRÉ.
Nous soupâmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne ; M. Pinto, célèbre juif (25), le chapelain de la chapelle réformée de l’ambassadeur batave, le secrétaire de M. le prince Gallitzin (26) du rite grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois dames d’esprit.
Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n’en avait jamais eu : tant il faut avouer que nous sommes devenus polis ; tant on craint à souper de contrister ses frères ! Il n’en est pas ainsi du régent Cogé, et de l’ex-jésuite Nonotte, et de l’ex-jésuite Patouillet (27), et de l’ex-jésuite Rotalier (28), et de tous les animaux de cette espèce. Ces croquants-là vous disent plus de sottises dans une brochure de deux pages que la meilleure compagnie de Paris ne peut dire de choses agréables et instructives dans un souper de quatre heures ; et, ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’ils n’oseraient dire en face à personne ce qu’ils ont l’impudence d’imprimer.
La conversation roula d’abord sur une plaisanterie des Lettres persanes dans laquelle on répète, d’après plusieurs graves personnages, que le monde va non-seulement en empirant, mais en se dépeuplant tous les jours ; de sorte que, si le proverbe Plus on est de fous, plus on rit, a quelque vérité, le rire sera incessamment banni de la terre.
Le docteur de Sorbonne assura qu’en effet le monde était réduit presque à rien. Il cita le père Petau (29), qui démontre qu’en moins de trois cents ans un seul des fils de Noé (je ne sais si c’est Sem ou Japhet) avait procrée de son corps une série d’enfants qui se montait à six cent vingt-trois milliards six cent douze millions trois cent cinquante-huit mille fidèles, l’an 285 après le déluge universel.
M. André demanda pourquoi au temps de Philippe-le-Bel, c’est-à-dire environ trois cents ans après Hugues Capet, il n’y avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison royale ? C’est que la foi est diminuée, dit le docteur de Sorbonne.
On parla beaucoup de Thèbes aux cent portes, et du million de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de guerre. Serrez, serrez, disait M. André ; je soupçonne, depuis que je me suis mis à lire, que le même génie qui a écrit Gargantua écrivait autrefois toutes les histoires.
Mais enfin, lui dit un des convives, Thèbes, Memphis, Babylone, Ninive, Troie, Séleucie, étaient de grandes villes, et n’existent plus. Cela est vrai, répondit le secrétaire de M. le prince Gallitzin ; mais Moscou, Constantinople, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d’Allemagne, d’Espagne, et du Nord, étaient alors des déserts.
Le capitaine Suisse, homme très instruit, nous avoua que quand ses ancêtres voulurent quitter leurs montagnes et leurs précipices pour aller s’emparer, comme de raison, d’un pays plus agréable, César, qui vit de ses yeux le dénombrement de ces émigrants, trouva qu’il se montait à trois cent soixante et huit mille, en comptant les vieillards, les enfants, et les femmes. Aujourd’hui le seul canton de Berne possède autant d’habitants : il n’est pas tout à fait la moitié de la Suisse ; et je puis vous assurer que les treize cantons ont au-delà de sept cent vingt mille âmes, en comptant les natifs, qui servent ou qui négocient en pays étrangers. Après cela, messieurs les savants, faites des calculs et des systèmes, ils seront aussi faux les uns que les autres.
Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des Césars, étaient plus riches que les bourgeois de Paris, du temps de M. Silhouette (30).
Ah ! Ceci me regarde, dit M. André. J’ai été longtemps l’Homme aux quarante écus ; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillé les plus beaux pays de l’Asie, de l’Afrique, et de l’Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines ; mais enfin il y avait des gueux à Rome ; et je suis persuadé que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens réduits à quarante écus de rente comme je l’ai été.
Savez-vous bien, lui dit un savant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, que Lucullus dépensait, à chaque souper qu’il donnait dans le salon d’Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante ; mais qu’Atticus, le célèbre épicurien Atticus ne dépensait point par mois, pour sa table, au-delà de deux cent trente-cinq livres tournois ?
Si cela est, dis-je, il était digne de présider à la confrérie de la lésine, établie depuis peu en Italie. J’ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote ; mais apparemment que Florus n’avait jamais soupé chez Atticus, ou que son texte a été corrompu, comme tant d’autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l’ami de César et de Pompée, de Cicéron et d’Antoine, qui mangeait souvent chez lui, en fût quitte pour un peu moins de dix louis d’or par mois.
Et voilà justement comme on écrit l’histoire (31) :
Madame André prenant la parole, dit au savant que, s’il voulait défrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir.
Je suis persuadé que cette soirée de M. André valait bien un mois d’Atticus ; et les dames doutèrent fort que les soupers de Rome fussent plus agréables que ceux de Paris. La conversation fut très gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlé ni des modes nouvelles, ni des ridicules d’autrui, ni de l’histoire scandaleuse du jour.
La question du luxe fut traitée à fond. On demanda si c’était le luxe qui avait détruit l’empire romain, et il fut prouvé que les deux empires d’Occident et d’Orient n’avaient été détruits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n’était occupé que de disputes théologiques ; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines défendaient beaucoup plus l’éternité de la lumière du Thabor, qu’ils voyaient à leur nombril, qu’ils ne défendaient la ville contre les Turcs.
Un de nos savants fit une réflexion qui me frappa beaucoup : c’est que ces deux grands empires sont anéantis, et que les ouvrages de Virgile, d’Horace, et d’Ovide, subsistent.
On ne fit qu’un saut du siècle d’Auguste au siècle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d’esprit, on ne faisait plus guère aujourd’hui d’ouvrages de génie ?
M. André répondit que c’est parce qu’on en avait fait le siècle passé. Cette idée était fine et pourtant vraie ; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Ecossais, qui s’est avisé de donner des règles de goût, et de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français (32). On traita encore plus sévèrement un Italien nommé Denina (33), qui a dénigré l’Esprit des lois, sans le comprendre, et qui surtout a censuré ce que l’on aime le mieux dans cet ouvrage.
Cela fit souvenir du mépris affecté que Boileau étalait pour le Tasse. Quelqu’un des convives avança que le Tasse, avec ses défauts, était autant au-dessus d’Homère, que Montesquieu, avec ses défauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de Grotius. On s’éleva contre ces mauvaises critiques, dictées par la haine nationale et le préjugé. Le signor Denina fut traité comme il le méritait, et comme les pédants le sont par les gens d’esprit.
On remarqua surtout avec beaucoup de sagacité que la plupart des ouvrages littéraires du siècle présent, ainsi que les conversations, roulent sur l’examen des chefs-d’œuvre du dernier siècle. Notre mérite est de discuter leur mérite. Nous sommes comme des enfants déshérités qui font le compte du bien de leurs pères. On avoua que la philosophie avait fait de très grands progrès mais que la langue et le style s’étaient un peu corrompus.
C’est le sort de toutes les conversations de passer d’un sujet à un autre. Tous ces objets de curiosité, de science, et de goût, disparurent bientôt devant le grand spectacle que l’impératrice de Russie et le roi de Pologne (34) donnaient au monde. Ils venaient de relever l’humanité écrasée, et d’établir la liberté de conscience dans une partie de la terre, beaucoup plus vaste que ne le fut jamais l’empire romain. Ce service rendu au genre humain, cet exemple donné à tant de cours qui se croient politiques, fut célébré comme il devait l’être. On but à la santé de l’impératrice, du roi philosophe et du primat philosophe, et on leur souhaita beaucoup d’imitateurs. Le docteur de Sorbonne même les admira ; car il y a quelques gens de bon sens dans ce corps, comme il y eut autrefois des gens d’esprit chez les Béotiens.
Le secrétaire russe nous étonna par le récit de tous les grands établissements qu’on faisait en Russie. On demanda pourquoi on aimait mieux lire l’histoire de Charles XII, qui a passé sa vie à détruire, que celle de Pierre-le-Grand, qui a consumé la sienne à créer (35). Nous conclûmes que la faiblesse et la frivolité sont la cause de cette préférence ; que Charles XII fut le don Quichotte du Nord, et que Pierre en fut le Solon ; que les esprits superficiels préfèrent l’héroïsme extravagant aux grandes vues d’un législateur ; que les détails de la fondation d’une ville leur plaisent moins que la témérité d’un homme qui brave dix mille Turcs avec ses seuls domestiques ; et qu’enfin, la plupart des lecteurs aiment mieux s’amuser que de s’instruire. De là vient que cent femmes lisent les Mille et une Nuits, contre une qui lit deux chapitres de Locke.
De quoi ne parla-t-on point dans ce repas dont je me souviendrai longtemps ! Il fallut bien enfin dire un mot des acteurs et des actrices, sujet éternel des entretiens de table de Versailles et de Paris. On convint qu’un bon déclamateur était aussi rare qu’un bon poète. Le souper finit par une chanson très jolie qu’un des convives fit pour les dames. Pour moi, j’avoue que le banquet de Platon ne m’aurait pas fait plus de plaisir que celui de monsieur et de madame André.
Nos petits-maîtres et nos petites-maîtresses s’y seraient ennuyés sans doute ; ils prétendent être la bonne compagnie ; mais ni M. André ni moi ne soupons jamais avec cette bonne compagnie-là.
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1 – Voltaire semble faire allusion ici à la garnison que l’on mit dans Ferney pendant les troubles de Genève. (G.A.)
2 – Les cours des aides, juges, ordinaires et souverains des délits en matière d’impôts, n’étant ni assez expéditives ni assez sévères, au jugement des fermiers-généraux, ils obtinrent d’un contrôleur des finances, nommé Orri, vers 1730, l’érection de trois ou quatre commissions souveraines, dont les juges, payés par eux, s’empressèrent de gagner leur argent. Un de ces juges, nommé Collot, a été presque aussi fameux que Bâville, Laubardement, Pierre d’Ancre, le duc d’Albe, et le prévôt de Louis XI, ont pu l’être dans leur temps. On établit une de ces chambres à Valence, et elle subsiste encore. (K.)
3 – L’année même où Voltaire écrivait ces lignes, un de ses amis les plus intrépides, Damilaville, mourut de la même maladie. (G.A.)
4 – Voyez le chapitre I.XXII de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)
5 – Les halles de Queretaro rendirent le même service à Maximilien, qui s’intitulait empereur du Mexique. (G.A.)
6 – Voyez le IIe chapitre de Candide. (G.A.)
7 – C’était un temps de deux années que les bacheliers passaient à assister aux actes et à disputer pour se mettre en état d’être reçus docteurs. (G.A.)
8 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article VOYAGE DE SAINT PIERRE A ROME. (G.A.)
9 – Où Voltaire avait été élevé. (G.A.)
10 – Voyez, le Discours de Me Belleguier. (G.A.)
11 – Il s’agit dans ce chapitre de la condamnation du Bélisaire de Marmontel. Voyez, aux FACETIES, les Anecdotes sur Bélisaire. (G.A.)
12 – Billets de confession. (G.A.)
13 – Ils étaient en guerre au moment où Voltaire écrivait. (G.A.)
14 – Voyez aux POESIES, la Guerre civile de Genève. (G.A.)
15 – Les jésuites et les jansénistes. (G.A.)
16 – Il s’agit ici du jésuite Paulian, qui envoya un mauvais dictionnaire de physique à Voltaire, en lui écrivant qu’il le regardait comme un des plus grands hommes de son siècle, et fit, l’année d’après, un dictionnaire anti-philosophique digne de son titre, dans lequel Voltaire était insulté avec la grossièreté d’un moine et l’insolence d’un jésuite. Il n’est pas rigoureusement vrai que Routh ait été chassé de la chambre de Montesquieu mourant : on ne l’osa point, parce que les jésuites avaient encore du crédit ; mais il est très vrai qu’il troubla les derniers moments de cet homme célèbre, qu’il voulut le forcer à lui livrer ses papiers, et qu’il ne put y réussir ; peu d’heures avant que Montesquieu expirât, on renvoya Routh et son compagnon ivres morts dans leur couvent. (K.) − Le Dictionnaire anti-philosophique proprement dit est de Chaudon. Paulian est auteur d’un Dictionnaire philosopho-théologique portatif. C’est dans le premier de ces ouvrages qu’on trouve une lettre de Routh sur les derniers moments de Montesquieu. (G.A.)
17 – Voyez, sur Garasse, le chapitre de l’Histoire du Parlement, et sur Guignard le chapitre de l’Essai sur les mœurs. (G.A.).
18 – On dit plus communément congrégation de l’Index. (G.A.).
19 – Et ce temps est venu. − Cette note, où l’on fait allusion aux réformes de Joseph II, parut pour la première fois dans les éditions de Kehl. (G.A.).
20 – Voyez, Lettres au prince de Brunswick. (G.A.)
21 – On a fait depuis une fable sur la Sorbonne, intitulée : La Vérité et le Temps, avec cette phrase pour moralité. (G.A.)
22 – Voyez, aux POESIES, les Renards et les Loups. (G.A.)
23 – Allusion à la liquéfaction du sang de saint Janvier. (G.A.)
24 – Voyez, Précis du Siècle de Louis XV, l’affaire de la bulle de Clément XIII. (G.A.)
25 – C’est celui qui défendit ses coreligionnaires accusés par Voltaire de rogner les espèces. Voyez dans la CORRESPONDANCE, la lettre de Voltaire à Pinto, en date du 12 Juillet 1762. (G.A.)
26 – Représentant de la Russie à la Cour de France. C’est lui avons-nous dit, qui avait été cause en partie de la composition de ce roman. (G.A.)
27 – Voyez la Critique historique. (G.A.)
28 – Pour Riballier. (G.A.)
29 – Voyez, dans le Dictionnaire Philosophique, l’article POPULATION. (G.A.)
30 – Contrôleur général en 1759. Les impôts qu’il établit le rendirent impopulaire. Il sauta au bout de huit mois. (G.A.)
31 – Vers de Charlot. Voyez, au THEATRE. (G.A.)
32 – Ce M. Home, grand-juge d’Ecosse, enseigne la manière de faire parler les héros d’une tragédie avec esprit, et voici un exemple remarquable qu’il rapporte de la tragédie de Henri IV, du divin Shakespeare. Le divin Shakespeare introduit milord Falstaff, chef de justice, qui vient de prendre prisonnier le chevalier Jean Coleville, et qui le présente au roi :
« Sire, le voilà, je vous le livre ; je supplie votre grâce de faire enregistrer ce fait d’armes parmi les autres de cette journée, ou pardieu je le ferai mettre dans une ballade avec mon portrait à la tête ; on verra Coleville me baisant les pieds. Voilà ce que je ferai si vous ne rendez pas ma gloire aussi brillante qu’une pièce de deux sous dorée ; et alors vous me verrez, dans le clair ciel de la renommée, ternir votre splendeur comme la pleine lune efface les charbons éteints de l’élément de l’air, qui ne paraissent autour d’elle que comme des têtes d’épingle. »
C’est cet absurde et abominable galimatias, très fréquent dans le divin Shakespeare, que M. Jean Home propose pour le modèle du bon goût et de l’esprit dans la tragédie. Mais en récompense M. Home trouve l’Iphigénie et la Phèdre de Racine extrêmement ridicules. − Voyez, sur Shakespeare, Du Théâtre anglais. (G.A.)
33 – Né en 1731, mort en 1813. (G.A.)
34 – Catherine II et Stanislas Poniatowski. Les Russes venaient d’entrer en Pologne au nom de la tolérance. Voyez, dans les FRAGMENTS SUR L’HISTOIRE, l’Essai sur les dissensions des Eglises de Pologne. (G.A.)
35 – Allusion au peu de succès que son Histoire de Russie avait obtenu. On préférait de beaucoup celle de Charles XII. (G.A.)