CONTE EN VERS : Le cadenas

Publié le par loveVoltaire

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LE CADENAS,

 

ENVOYÉ EN 1716 A MADAME DE B.

 

 

 

(1)

 

 

 

 

Je triomphais ; l’Amour était le maître,

Et je touchais à ces moments trop courts

De mon bonheur, et du vôtre peut-être :

Mais un tyran veut troubler nos beaux jours.

C’est votre époux : geôlier sexagénaire,

Il a fermé le libre sanctuaire

De vos appas ; et, trompant nos désirs,

Il tient la clef du séjour des plaisirs.

Pour éclaircir ce douloureux mystère,

D’un peu plus haut reprenons cette affaire.

 

Vous connaissez la déesse Cérès :

Or en son temps Cérès eut une fille

Semblable à vous, à vos scrupules près,

Brune piquante, honneur de sa famille,

Tendre surtout, et menant à sa cour

L’aveugle enfant que l’on appelle Amour.

Un autre aveugle, hélas ! Bien moins aimable,

Le triste Hymen, la traita comme vous.

Le vieux Pluton, riche autant qu’haïssable,

Dans les enfers fut son indigne époux.

Il était dieu, mais avare et jaloux :

Il fut cocu, car c’était là justice.

Pirithoüs, son fortuné rival,

Beau, jeune, adroit, complaisant, libéral,

Au dieu Pluton donna le bénéfice

De cocuage. Or ne demandez pas

Comment un homme, avant sa dernière heure,

Put pénétrer dans la sombre demeure :

Cet homme aimait ; l’Amour guida ses pas.

Mais aux enfers, comme aux lieux où vous êtes,

Voyez qu’il est peu d’intrigues secrètes !

De sa chaudière un traître d’espion

Vit le grand cas, et dit tout à Pluton.

Il ajouta que même, à la sourdine,

Plus d’un damné festoyait Proserpine.

Le dieu cornu dans son noir tribunal

Fit convoquer le sénat infernal.

Il assembla les détestables âmes

De tous ces saints dévolus aux enfers,

Qui, dès longtemps en cocuage experts,

Pendant leur vie ont tourmenté leurs femmes.

Un Florentin lui dit : « Frère et seigneur,

Pour détourner la maligne influence

Dont votre altesse a fait l’expérience,

Tuer sa dame est toujours le meilleur :

Mais, las ! Seigneur, la vôtre est immortelle.

Je voudrais donc, pour votre sûreté,

Qu’un cadenas, de structure nouvelle,

Fût le garant de sa fidélité.

A la vertu par la force asservie,

Lors vos plaisirs borneront son envie ;

Plus ne sera d’amant favorisé,

Et plût aux dieux que, quand j’étais en vie,

D’un tel secret, je me fusse avisé : »

 

A ce discours les damnés applaudirent,

Et sur l’airain les Parques l’écrivirent.

En un moment, fers, enclumes, fourneaux,

Sont préparés aux gouffres infernaux ;

Tisiphone, de ces lieux serrurière,

Au cadenas met la main la première ;

Elle l’achève, et des mains de Pluton

Proserpine reçut ce triste don.

On m’a conté qu’essayant son ouvrage,

Le cruel dieu fut ému de pitié,

Qu’avec tendresse il dit à sa moitié :

« Que je vous plains ! Vous allez être sage. »

 

Or ce secret, aux enfers inventé,

Chez les humains tôt après fut porté ;

Et depuis ce, dans Venise et dans Rome,

Il n’est pédant, bourgeois, ni gentilhomme,

Qui, pour garder l’honneur de sa maison,

De cadenas n’ait sa provision.

Là, tout jaloux, sans craindre qu’on le blâme,

Tient sous la clef la vertu de sa femme ;

Or votre époux dans Rome a fréquenté ;

Chez les méchants on se gâte sans peine,

Et le galant vit fort à la romaine,

Mais son trésor est-il en sûreté ?

A ses projets l’Amour sera funeste :

Ce dieu charmant sera notre vengeur ;

Car vous m’aimez : et quand on a le cœur

De femme honnête, on a bientôt le reste.

 

 

 

LE CADENAS 

 

1 – L’auteur avait environ vingt ans quand il fit cette pièce, adressée à une dame contre laquelle son mari avait pris cette étrange précaution ; elle fut imprimée en 1724 pour la première fois. La pièce, dans cette édition commençait par les vers suivants :

 

Jeune beauté, qui ne savez que plaire,

A vos genoux, comme bien vous savez,

En qualité de prêtre de Cythère.

J’ai débité, non morale sévère,

Mais bien sermons par Vénus approuvés,

Gentils propos, et toutes les sornettes

Dont Rochebrune orne ses chansonnettes.

De ces sermons votre cœur fut touché ;

Jurâtes lors de quitter le péché

Que parmi nous on nomme indifférence :

Même un baiser m’en donna l’assurance ;

Mais votre époux, Iris, a tout gâté.

Il craint l’Amour : époux sexagénaire

Contre ce dieu fut toujours en colère ;

C’est bien raison : Amour de son côté

Assez souvent ne les épargne guère.

Celui-ci donc tient de court vos appas.

Plus ne venez sur les bords de la Seine,

Dans ces jardins où Sylvains à centaine

Et le dieu Pan vont prendre leurs ébats ;

Où tous les soirs Nymphes jeunes et blanches,

Les Courcillons, Polignacs, Villefranches,

Près du bassin, devant plus d’un Pâris,

De la beauté vont disputer le prix.

Plus ne venez au palais des Francines (*).

Dans ce pays où tout est fiction,

Où l’Amour seul fait mouvoir cent machines,

Plaindre Thésée et siffler Arion (**).

Trop bien, hélas ! A votre époux soumise,

On ne vous voit tout au plus qu’à l’église ;

Le scélérat a de plus attenté

Par cas nouveau sur votre liberté.

Pour éclaircir pleinement de mystère,

D’un peu plus loin reprenons cette affaire.

 

 

 

*    Directeur de l’Opéra. (G.A.)

 

**  Opéra de Fuzelier. (G.A.)

 

 

 

 

 

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