CONNAISSANCE DE LA POESIE ET DE L'ELOQUENCE : Opéra

Publié le par loveVoltaire

CONNAISSANCEDE-LA-POESIE---OPERA.jpg

 

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

CONNAISSANCE DE LA POÉSIE

ET DE

L’ÉLOQUENCE

 

 

 

 

 

 

OPÉRA.

 

 

(1)

 

 

 

 

 

          Comme vous avez le dessein de fréquenter nos spectacles dans votre séjour à Paris, je vous entretiendrai de l’opéra, quoique je ne traite pas expressément, dans cet ouvrage, de la tragédie et de la comédie : ma raison est que l’on a écrit d’excellents traités sur le théâtre tragique et comique, surtout dans les préfaces de nos meilleures pièces  mais on n’a presque rien dit sur l’opéra.

 

          Saint-Evremond s’est épuisé en froides railleries sur ce genre de spectacle. Il veut trouver du ridicule à mettre en chant des passions et des dialogues. Il ne savait pas que les tragédies grecques et romaines étaient chantées ; que les scènes avaient une mélodie semblable à notre récitatif, laquelle était composée par un musicien, et que les chœurs étaient exécutés comme les nôtres. Qui ne sait que la musique exprime les passions ? Saint-Evremond, en louant Sophonisbe, et en blâmant l’opéra, a prouvé qu’il avait peu de goût et l’oreille dure.

 

          Le grand vice de notre opéra, c’est qu’une tragédie ne peut être partout passionnée, qu’il y faut du raisonnement, du détail, des événements préparés, et que la musique ne peut rendre heureusement ce qui n’est pas animé et ce qui ne va pas au chœur. Ce serait un étrange récitatif que celui qui exprimerait, par exemple, ces vers de la tragédie de Rodogune (acte I, sc. I.) :

 

 

Pour le mieux admirer, trouvez bon, je vous prie,

Que j’apprenne de vous les troubles de Syrie.

J’en ai vu les premiers, et me souviens encor

Des malheureux succès du grand roi Nicanor,

Quand des Parthes vaincus pressant l’adroite fuite,

Il tomba dans leurs fers au bout de sa poursuite.

Je n’ai pas oublié que cet événement

Du perfide Tryphon fit le soulèvement, etc.

 

 

          On est donc réduit parmi nous à supprimer, à l’opéra, tous ces détails qui ne sont pas intéressants par eux-mêmes, mais qui contribuent à rendre une pièce intéressante : on n’y parle que d’amour ; et encore cette passion n’a-t-elle jamais, dans ces sortes d’ouvrages, la juste étendue qu’il faut pour toucher et pour faire tout son effet. La déclaration de Phèdre et celle d’Orosmane ne pourraient pas être souffertes sur le théâtre de l’Opéra. Notre récitatif exige une brièveté et une mollesse qui amènent presque nécessairement de la médiocrité. Il n’y a guère qu’Atys et Armide qui se soient élevés au-dessus de ce genre médiocre. Les scènes entre Oreste et Iphigénie sont très belles, mais cette supériorité même de ces scènes fait languir le reste de l’opéra.

 

          Souffrirait-on que dans nos spectacles réguliers un amant vînt dire comme dans l’opéra d’Issé (2) :

 

 

Que vois-je ? c’est Issé qui repose en ces lieux :

J’y venais pour plaindre ma peine ;

Mais mes cris troubleraient son repos précieux.

 

 

          On voit que l’auteur, pour éviter les détails, rend compte en un vers de la raison qui l’amène sur le théâtre :

 

 

J’y venais pour plaindre ma peine.

 

 

          Mais cet artifice trop grossier, que les anciens emploient toujours dans leurs tragédies et dans leurs comédies, n’est pas supportable parmi nous.

 

          Thésée, dans l’opéra de ce nom (3), dit à sa maîtresse sans autre préparation : Je suis fils du roi. Elle lui répond : Vous, seigneur ? Le secret de sa naissance n’est pas autrement expliqué. C’est un défaut essentiel. Et si cette reconnaissance avait été bien préparée et bien ménagée ; si tous les détails qui doivent la rendre à la fois vraisemblable et surprenante, avaient été employés, le défaut eût été bien plus grand, parce que la musique eût rendu tous ces détails ennuyeux.

 

          Voilà donc un poème nécessairement défectueux par sa nature. Ajoutez à toutes ces imperfections celle d’être asservi à la stérilité des musiciens qui ne peuvent exprimer toutes les paroles de notre langue, ainsi que les musiciens d’Italie rendent toutes les paroles italiennes ; il faut qu’ils composent de petits airs, sur lesquels le poète est obligé d’ajouter un certain nombre de paroles oiseuses et plates, qui souvent n’ont aucun rapport direct à la pièce.

 

 

Que nos prairies

Seront fleuries :

Les cœurs glacés

Pour jamais en sont chassés.

Qu’amour a de charmes !

Rendons-lui les armes ;

Les plaisirs charmants

Sont pour les amants.

 

 

          On ne voit, comme le dit très bien la jolie comédie du Double Veuvage (4), « que de nouvelles ardeurs et des ardeurs nouvelles. »

 

          Cette contrainte puérile est encore augmentée par le peu de termes convenables aux musiciens que fournit notre langue. Demandez à un compositeur de mettre en chant : « Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? ‒ Qu’il mourût ; » ou bien ces vers :

 

 

Si j’avais mis ta vie à cet indigne prix,

Parle, aurais-tu quitté les dieux de ton pays (5) ?

 

 

          Le musicien demandera, au lieu de ces beaux vers, des fleurettes, des amourettes, des ruisseaux, des oiseaux, des charmes, et des alarmes.

 

          Voilà pourquoi, depuis Quinault, il n’y a presque pas eu de tragédie supportable en musique. Les auteurs ont senti l’extrême difficulté de mêler à un sujet grand et pathétique des fêtes galantes, incorporées à l’action, d’éviter les détails nécessaires, et d’être intéressants. Ils se sont presque tous jetés dans un genre encore plus médiocre, qui est celui des ballets.

 

          Ces sortes d’ouvrages n’ont aucune liaison. Chaque acte est composé de peu de scènes ; toute action y est comme étranglée : mais la variété du spectacle, et les petites chansonnettes que le musicien fait réussir, et que le parterre répète, amusent le public, qui court à ces représentations sans en faire grand cas. Le premier ballet dans ce goût, qui a servi de modèle aux autres, est celui de l’Europe galante d’Houdart de La Motte ; car ceux de Quinault étaient encore plus médiocres ; son Temple de la Paix, par exemple, n’est qu’un assemblage de chansons, sans aucune action.

 

          Le plus grand mal de ces spectacles, c’est qu’il n’y est presque pas permis d’y rendre la vertu respectable, et d’y mettre de la noblesse ; ils sont consacrés aux misérables redites de maximes voluptueuses, que l’on n’oserait débiter ailleurs : la clémence d’Auguste envers Cinna, la magnanimité de Cornélie, ne pourraient y trouver place. Par quel honteux usage faut-il que la musique, qui peut élever l’âme aux grands sentiments, et qui n’était destinée chez les Grecs et chez les Romains qu’à célébrer la vertu, ne soit employée parmi nous qu’à chanter des vaudevilles d’amour ! Il est à souhaiter qu’il s’élève quelque génie assez fort pour corriger la nation de cet abus, et pour donner à un spectacle devenu nécessaire la dignité et les mœurs qui lui manquent.

 

          Une seule scène d’amour, heureusement mise en musique et chantée par un acteur applaudi, attire tout Paris, et rend les beautés vraies insipides. Les personnes de la cour ne peuvent plus supporter Polyeucte, quand elles sortent d’un ballet où elles ont entendu quelques couplets aisés à retenir. Par là le mauvais goût se fortifie, et on oublie insensiblement ce qui a fait la gloire de la nation. Je le répète encore, il faut que l’opéra soit sur un autre pied, pour ne plus mériter le mépris qu’ont pour lui toutes les nations de l’Europe.

 

          Je crois avoir trouvé ce que je cherchais depuis longtemps dans le cinquième acte de l’opéra de Samson. Qu’on examine avec attention les morceaux que j’en vais rapporter :

 

 

SAMSON enchaîné, GARDES.

 

 

Profonds abîmes de la terre,

Enfer, ouvre-toi !

Frappez, tonnerre,

Ecrasez-moi !

Mon bras a refusé de servir mon courage, etc.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

CHŒUR.

 

Tout tombe, tout périt ! ô ciel ! ô dieu vengeur !

 

SAMSON.

 

J’ai réparé ma honte, et j’expire en vainqueur (6).

 

 

          Que l’on compare à présent la force et l’harmonie d’une telle poésie, avec les vers dont sont remplis les opéras qui ont parmi nous du succès à la faveur de la musique ; on y verra :

 

 

Zirphé, qui vous voit vous adore.

Quoi ! j’aime autant qu’on peut aimer,

Et je n’ai point vu ce que j’aime.

Une syphilde peut aimer ;

Mais une mortelle est charmante.

 

Vous paraissiez charmante ; vous traversiez les airs.

 

 

          Il faudrait rougir pour la nation, si des platitudes si fades ne faisaient mal au cœur à tous les connaisseurs. Qui croirait que dans un opéra de Paris, des plus suivis, on chante :

 

 

Tous les cœurs sont matelots :

Voguons dessus les flots ?

 

 

          On s’imagine être revenu au temps de Henri II et de Charles IX, quand on entend des puérilités si gothiques. L’excuse de cette misère est, dit-on, dans la stérilité des musiciens ; mais cette excuse est bien malheureuse.

 

 

CONNAISSANCEDE LA POESIE - OPERA

 

 

1 – Voir l’article ART DRAMATIQUE, sect. Opéra, dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

 

2 – De La Motte. (G.A.)

 

3 – Par Quinault, comme Atus et Armide cités plus haut. (G.A.)

 

4 – Par Dufresny. (G.A.)

 

5 – Alzire, acte V, sc. V.

 

6 – Tout le cinquième acte de Samson, moins la deuxième et la troisième scène, était cité là. Voyez SAMSON. (G.A.)

 

 

 

 

Commenter cet article