CONNAISSANCE DE LA POESIE ET DE L'ELOQUENCE : Amour
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CONNAISSANCE DE LA POÉSIE
ET DE
L’ÉLOQUENCE
AMOUR.
Je me garderai bien, en voulant former des jeunes gens, de citer ici des descriptions de l’amour plus capables de corrompre le cœur que de perfectionner le goût. Je donnerai deux portraits de l’amour tirés de deux célèbres poètes, dont l’un, qui est feu Rousseau (J.B.), n’a pas toujours parlé avec tant de bienséance ; et l’autre, qui est M. de Voltaire a, ce me semble, toujours fait aimer la vertu dans ses écrits.
PORTRAIT DE L’AMOUR
Tiré de l’épître sur l’amour.
A MADAME DUSSÉ. (L. I, ÉP. II.)
Jadis sans choix (1), les humains dispersés,
Troupe féroce et nourrie au carnage,
Du seul instinct suivaient la loi sauvage,
Se renfermaient dans les antres cachés,
Et de leurs trous par la faim arrachés (2),
Allaient, errants, au gré de la nature,
Avec les ours disputer la pâture.
De ce chaos l’Amour réparateur (3)
Fut de leurs lois le premier fondateur :
Il sut fléchir leurs humeurs indociles,
Les réunit dans l’enceinte des villes,
Des premiers arts leur donna les leçons,
Leur enseigna l’usage (4) des moissons ;
Chez eux logea l’Amitié secourable,
Avec la Paix, sa sœur inséparable ;
Et devant tout, dans les terrestres lieux,
Fit respecter l’autorité des dieux.
Tel fut ici le siècle de Cybèle,
Mais à ce dieu (5) la terre enfin rebelle
Se rebuta d’une si douce loi,
Et de ses mains voulut se faire un roi.
Tout aussitôt, évoqué par la Haine,
Sort de ses flancs un monstre à forme humaine,
Reste dernier de ces cruels Typhons,
Jadis formés dans les gouffres profonds.
D’un faible enfant il a le front timide ;
Dans ses yeux brille une douceur perfide ;
Nouveau Protée, à toute heure, en tous lieux,
Sous un faux masque il abuse nos yeux.
D’abord voilé d’une crainte ingénue,
Humble captif, il rampe, il s’insinue ;
Puis tout à coup, impérieux vainqueur,
Porte le trouble et l’effroi dans le cœur.
Les Trahisons, la noire Tyrannie,
Le Désespoir, la Peur, l’Ignominie,
Et le Tumulte, au regard effaré,
Suivent son char de Soupçons entouré.
Ce fut sur lui que la terre ennemie
De sa révolte appuya l’infamie (6) ;
Bientôt séduits par ses trompeurs appas,
Des flots d’humains marchèrent (7) sur ses pas
L’Amour, par lui dépouillé de puissance,
Remonte au ciel, séjour de sa naissance
J.B. ROUSSEAU.
1 – Terme oiseux. (Voltaire.)
2 – Vers dur. (Voltaire.)
3 – Impropre. (Voltaire.)
4 – Impropre. (Voltaire.)
5 – Dieu est trop près de Cybèle. (Voltaire.)
6 – Mots impropres. (Voltaire.)
7 – Les flots ne marchent pas. (Voltaire.)
TEMPLE DE L’AMOUR
Tiré de LA HENRIADE. (Chapitre . IX.)
Sur les bords fortunés de l’antique Idalie,
Lieux où finit l’Europe et commence l’Asie,
S’élève un vieux palais respecté par les temps.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est là . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que l’Amour a choisi son séjour éternel, etc. (1).
VOLTAIRE.
Ces deux descriptions morales de l’Amour n’en sont pas moins intéressantes pour cela. Celle qui est tirée de la Henriade est plus pittoresque que l’autre, et d’un style plus coulant et plus correct ; mais elle ne me paraît pas écrite avec plus d’énergie. Il y a seulement je ne sais quoi de plus doux et de plus intéressant.
Non satis est pulchra esse poemata, dulcia sunto.
HOR., de Arte poet.
Il faut voir à présent comment l’archevêque de Cambrai, l’illustre Fénelon, auteur du Télémaque, a traité le même sujet. Il a aussi parlé de l’Amour et de son temple (I. IV) :
On me conduisit au temple de la déesse : elle en a plusieurs dans cette île ; car elle est particulièrement adorée à Cythère, à Idalie, et à Paphos. C’est à Cythère que je fus conduit. Le temple est tout de marbre, c’est un parfait péristyle : les colonnes sont d’une grosseur et d’une hauteur qui rendent cet édifice très majestueux ; au-dessus de l’architrave et de la frise sont, à chaque face, de grands frontons où l’on voit, en bas-reliefs, toutes les plus agréables aventures de la déesse ; à la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes. On n’égorge jamais dans l’enceinte du lieu sacré aucune victime. On n’y brûle point, comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux ; on n’y répand jamais leur sang. On présente seulement devant l’autel les bêtes qu’on offre, et on n’en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans défaut et sans tache. On les couvre de bandelettes de pourpre brodées d’or ; leurs cornes sont dorées, et ornées de bouquets des fleurs les plus odoriférantes. Après qu’elles ont été présentées devant l’autel, on les renvoie dans un lieu écarté, où elles sont égorgées pour les festins des prêtres de la déesse.
On offre aussi toute sorte de liqueurs parfumées, et du vin plus doux que le nectar. Les prêtres sont revêtus de longues robes blanches, avec des ceintures d’or et des franges de même au bas de leurs robes. On brûle nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l’Orient, et ils forment une espèce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornées de festons pendants ; tous les vases qui servent au sacrifice sont d’or ; un bois sacré de myrte environne le bâtiment. Il n’y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d’une rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prêtres, et qui osent allumer le feu des autels ; mais l’impudence et la dissolution déshonorent un temple si magnifique.
Je ne puis m’empêcher de convenir que cette description est d’une grande froideur en comparaison de la poésie que nous avons vue. Rien ne caractérise ici le temple de l’Amour ; ce n’est qu’une description vague d’un temple en général. Il n’y a rien de moral que la dernière phrase ; mais l’impudence et la dissolution caractérisent la débauche, et non pas l’amour. Tout le mérite de ce morceau me paraît consister dans une prose harmonieuse ; mais elle manque de vie.
Tous ces exemples confirment de plus en plus que les mêmes choses bien dites en vers, ou bien dites en prose, sont aussi différentes qu’un vêtement d’or et de soie l’est d’une robe simple et unie ; mais aussi la médiocre prose est encore plus au-dessus des vers médiocres, que les bons vers ne l’emportent sur la bonne prose.
On m’a demandé souvent s’il y avait quelque bon livre en français, écrit dans la prose poétique du Télémaque. Je n’en connais point, et je ne crois pas que ce style pût être bien reçu une seconde fois. C’est, comme on l’a dit, une espèce bâtarde qui n’est ni poésie ni prose (2), et qui, étant sans contrainte, est aussi sans grande beauté ; car la difficulté vaincue ajoute un charme nouveau à tous les agréments de l’art. Le Télémaque est écrit dans le goût d’une traduction en prose d’Homère, et avec plus de grâce que la prose de madame Dacier ; mais enfin c’est de la prose, qui n’est qu’une lumière très faible devant les éclairs de la poésie, et qui atteste seulement l’impuissance (3) de rendre les poètes de l’antiquité en vers français.
1 – Voyez cette description dans la Henriade. (G.A.)
2 – D’Alembert, dans son Eloge de Mirabaud, cite ce passage comme étant de Voltaire. (G.A.)
3 – Voir la lettre de Voltaire à Cideville, du 13 Août 1741.