COMMENTAIRES SUR CORNEILLE - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

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COMMENTAIRES SUR

 

CORNEILLE

 

 

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AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.

 

 

 

          De toutes les œuvres du patriarche, voici sans aucun doute celle qui a le moins d’éclat, et pourtant ces Commentaires sont non-seulement un bon livre, mais encore un grand acte. Ils témoignent du cœur de Voltaire, de son esprit de justice, de son instinct de propagande, presque aussi hautement que ses Mémoires en faveur des Calas.

 

          Le neveu de Corneille, Fontenelle, était mort en 1759 sans laisser le moindre legs à un pauvre facteur des postes, petit-fils d’un oncle du grand tragique. Titon du Tillet, ancien maître-d’hôtel de la reine, recueillit la fille de ce facteur et la fit élever dans un couvent ; mais, au bout de deux ans, le vieillard, ayant vu diminuer sa fortune, dut renoncer au bien qu’il faisait. Deux hommes de lettres, Dumolard et Lebrun, s’avisèrent alors d’écrire à Voltaire installé à Ferney, pour lui recommander celle qu’ils appelaient, l’un en prose et l’autre en vers, la petite-fille du grand Corneille. Voltaire répondit aussitôt qu’il accueillerait avec plaisir cette enfant, et il envoya l’argent nécessaire à son voyage et à son trousseau.

 

          En ce même temps, l’Académie française décidait de faire une collection annotée des grands auteurs du dix-septième siècle ; les académiciens devaient se partager entre eux le travail ; le secrétaire Duclos écrivit en conséquence à Voltaire, et sa lettre parvint à Ferney comme mademoiselle Marie Corneille y arrivait. Ayant Corneille en tête, Voltaire répondit à Duclos qu’il se chargerait volontiers du travail sur le grand tragique, si personne ne l’avait retenu. Corneille n’était encore à personne ; on l’adjugea donc à Voltaire.

 

          En recueillant chez lui la petite cornélienne, le patriarche n’avait songé tout d’abord qu’à sauver de la misère cette jeune fille et à lui constituer une petite rente de quinze cents livres ; mais l’hydre catholique ayant ouvert tous ses yeux sur cette adoption, et ayant crié de toutes ses gueules : Au scandale ! Voltaire se piqua au jeu, et, dès qu’il se vit accepté pour commentateur de Pierre Corneille, il imagina de faire servir Pierre au bonheur de Marie. En un moment, son plan fut dressé, ses troupes ordonnées, ses batteries prêtes.

 

          « L’Académie rêve une édition des grands classiques : occupons-nous tout d’abord de Corneille et rien que de lui ; et que notre Corneille ne soit pas une pauvre édition sans valeur, mais un chef-d’œuvre de typographie avec gravures ; qu’il s’imprime sous les yeux mêmes de son commentateur, à Genève par exemple, mais avec le concours d’artistes et d’ouvrier français ; l’affaire se montera par souscription ; ce sera le secrétaire même de l’Académie qui encaissera l’argent ; on en fera deux parts égales, l’une pour les frais de librairie, l’autre pour la dot de la jeune fille. Or, cette dot ne sera pas mince, car ce n’est pas un groupe d’amis, une poignée de gens de lettres qui souscriront, mais toutes les puissances du royaume, les grands seigneurs, les ministres, leurs maîtresses, la maîtresse du roi, et le roi lui-même ! Il s’agit notez bien, et d’un mariage et d’une entreprise nationale. Oui, nationale ; car n’exalte-t-on pas  aujourd’hui Shakespeare au détriment de nos propres auteurs ? N’est-ce pas l’heure de ressusciter Corneille pour rappeler au bon sens tous les anglomanes affolés ? Montrons-leur que notre grand tragique a tiré le théâtre de la barbarie même où on veut le replonger ; répétons que c’est notre goût seul qui a rendu notre langue, notre littérature européennes, et si bien européennes, que la czarine souscrira, que l’empereur d’Autriche souscrira, que le roi de Prusse souscrira, aussi bien que le parlement anglais lui-même. » Et voilà ce que Voltaire imagina, et voilà ce qu’il organisa, et ce qu’il sut, haut la main, mener à bien Il put estimer sa force de propagande, car tout le monde fut entraîné. En quelque semaines, le nom de Corneille emplissait l’Europe entière, et ce fut le prélude de la prochaine renommée des Calas.

 

          La liste des souscripteurs dit tout. L’exemplaire coûtait quatre francs. Le roi de France souscrivit pour deux cents exemplaires, la czarine pour deux cents, l’empereur d’Autriche pour cent ; l’impératrice pour cent ; cinquante, madame de Pompadour ; douze, le duc de Nivernais ; douze, le cardinal de Bernis ; et Richelieu, douze ; et Villars, six ; et Clermont, six ; etc. Quant à Voltaire, il s’inscrivit pour cent exemplaires, dont il fit présent moitié au père de mademoiselle Corneille, moitié aux hommes de lettres pauvres. Il ne s’en réserva qu’un seul, et encore était-il sans gravures. La dot de la jeune fille monta à quarante mille livres, auxquelles Voltaire ajouta encore vingt mille autres livres, sans préjudice de la pension qu’il avait assurée tout d’abord à sa petite protégée. Le ladre !

 

          Mais l’affaire, on le pense bien, n’alla pas jusqu’au bout sans encombre. Il y eut même un moment où tout faillit culbuter et crouler dans le ridicule, par le fait même de cette publicité qui avait été l’âme primitive de l’œuvre. L’éclat donné au nom de Corneille mit en éveil tous ceux qui le portaient, si bien qu’un jour arrivait chez Voltaire même un descendant bien plus authentique que sa Marie. Mais il n’y avait plus à se dédire ; le public n’eût pas accepté sans rire cette substitution masculine ; Marie devait rester ce qu’elle était la veille ; et l’on peut voir dans la CORRESPONDANCE avec quelle douce malice Voltaire se joua de ce gros embarras et parvint enfin à faire épouser sa demoiselle, plus cornélienne que jamais, à un bon gentilhomme, son voisin, riche d’une trentaine de mille livres de rente. Des ministres mêmes du roi signèrent au contrat, et tout fut pour le mieux de ce côté.

 

          Mais la cabale, voyant cette réussite, ravala d’autant le commentaire qui parut bientôt après. Le patriarche avait cru bâcler son travail en quelques mois ; plein de fièvre, il s’était jeté sur la première édition des œuvres de Corneille qui était à sa main, et, après huitaine, il avait eu raison du Cid, des Horaces, de Cinna, des chefs-d’œuvre ; mais quand il fallut mordre à Théodore, à Pertharite, à Pulchérie, le moderne Scaliger y répugna, et ce fut avec humeur, avec lenteur qu’il acheva sa tâche ingrate et lourde. Ajoutons que les éditeurs ne se pressèrent pas non plus ; que les graveurs prirent aussi leur temps ; que la rentrée des souscriptions se fit mal ; que Voltaire, croyant devoir soumettre chacune de ses remarques au jugement de l’Académie, expédiait à Paris, corrigeait et réexpédiait ses notes ; enfin qu’il se chargea seul de la révision des épreuves, etc., etc., etc. Bref, le Corneille commenté, entrepris en 1761, ne fut achevé qu’au commencement de 1764. Or, comme les annotations étaient presque toutes élémentaires et grammaticales, selon le vœu de l’Académie et pour la plus grande utilité des souscripteurs étrangers, les antivoltairiens se récrièrent sur ce travail superficiel en apparence, et déclarèrent qu’il ne pouvait avoir été imaginé que pour mieux dénigrer Corneille. On éplucha les notes, on releva toutes les inadvertances, on grossit les mots d’humeur ; enfin on déifi Corneille, comme on faisait Shakespeare, afin de traiter son critique de profanateur ; et Voltaire, qui avait humblement travaillé là sous le joug académique, se vit non moins molesté que s’il s’était produit dans toute son insolente originalité. Quoi qu’il en soit, son commentaire eut la vogue à l’égal d’une œuvre de création ; l’année même de son apparition, il fut réimprimé séparément du texte de Corneille afin qu’on pût le coudre à toutes les éditions du poète, et depuis lors il a toujours été tenu pour indispensable. Nul travail analogue n’a encore joui d’un aussi long succès. On verra, dans la critique qu’en fit Palissot et que nous reproduisons en partie, de quelle nature sont les reproches adressés au patriarche et ce qu’ils valent.

 

          Un dernier mot maintenant sur Marie Corneille, cause première de ce gros ouvrage grammatical. Les bienfaits de Voltaire lui furent-ils profitables ? Hélas ! non. M. Dupuits, son mari, se ruina et mourut laissant dans la misère sa femme avec une fille. Voltaire n’était plus là ; il était mort aussi ; pas un homme de lettres ne s’avisa de tendre la main à l’ex-protégée du philosophe. Ils laissèrent cette gloire à un acteur, Larive, qui recueillit chez lui les deux pauvres femmes. Mais en 1795, nous retrouvons la fille seule et toujours dans la misère ; et c’est encore quelqu’un d’entre les comédiens, mademoiselle Raucourt, qui vient à son aide en lui faisant la charité d’une représentation. Cependant les hommes de lettres continuaient d’écrire sur la lésinerie de Voltaire et sur sa sécheresse de cœur.

 

 

GEORGES AVENEL.

 

 

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