DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : E comme ENTHOUSIASME

Publié le par loveVoltaire





E comme ENTHOUSIASME (1)

 

 

 




         Ce mot grec signifie émotion d’entrailles, agitation intérieure. Les Grecs inventèrent-ils ce mot pour exprimer les secousses qu’on éprouve dans les nerfs, la dilatation et le resserrement des intestins, les violentes contractions du cœur, le cours précipité de ces esprits de feu qui montent des entrailles au cerveau quand on est vivement affecté ?

 

         Ou bien donna-t-on d’abord le nom d’enthousiasme, de trouble des entrailles, aux contorsions de cette Pythie, qui sur le trépied de Delphes recevait l’esprit d’Apollon par un endroit qui ne semble fait que pour recevoir des corps ?

 

         Qu’entendons-nous par enthousiasme ? Que de nuances dans nos affections ! Approbation, sensibilité, émotion, trouble, saisissement, passion, emportement, démence, fureur, rage : voilà tous les états par lesquels peut passer cette pauvre âme humaine.

 

        

         Un géomètre assiste à une tragédie touchante ; il remarque seulement qu’elle est bien conduite. Un jeune homme à côté de lui est ému et ne remarque rien ; une femme pleure ; un autre jeune homme est si transporté, que pour son malheur il va faire aussi une tragédie : il a pris la maladie de l’enthousiasme.

 

         Le centurion ou le tribun militaire, qui ne regardait la guerre que comme un métier dans lequel il y avait une petite fortune à faire, allait au combat tranquillement, comme un couvreur monte sur un toit. César pleurait en voyant la statue d’Alexandre.

 

         Ovide ne parlait d’amour qu’avec esprit. Sapho exprimait l’enthousiasme de cette passion ; et s’il est vrai qu’elle lui coûta la vie, c’est que l’enthousiasme chez elle devint démence.

 

         L’esprit de parti dispose merveilleusement à l’enthousiasme ; il n’est point de faction qui n’ait ses énergumènes. Un homme passionné qui parle avec action, a dans ses yeux, dans sa voix, dans ses gestes, un poison subtil qui est lancé comme un trait dans les gens de sa faction. C’est par cette raison que la reine Elisabeth défendit qu’on prêchât de six mois en Angleterre sans une permission de sa main, pour conserver la paix dans son royaume.

 

         Saint Ignace ayant la tête un peu échauffée lit la Vie des Pères du désert, après avoir lu des romans. Le voilà saisi d’un double enthousiasme ; il devient chevalier de la Vierge Marie, il fait la veille des armes, il veut se battre pour sa dame ; il a des visions ; la Vierge lui apparaît, et lui recommande son fils : elle lui dit que sa société ne doit porter d’autre nom que celui de Jésus.

 

         Ignace communique son enthousiasme à un autre Espagnol nommé Xavier. Celui-ci court aux Indes, dont il n’entend point la langue ; de là au Japon, sans qu’il puisse parler japonais ; n’importe, son enthousiasme passe dans l’imagination de quelques jeunes jésuites qui apprennent enfin la langue du Japon. Ceux-ci, après la mort de Xavier, ne doutent pas qu’il n’ait fait plus de miracles que les apôtres, et qu’il n’ait ressuscité sept ou huit morts pour le moins. Enfin l’enthousiasme devient si épidémique qu’ils forment au Japon ce qu’ils appellent une chrétienté. Cette chrétienté finit par une guerre civile et par cent mille hommes égorgés : l’enthousiasme alors est parvenu à son dernier degré, qui est le fanatisme, et ce fanatisme est devenu rage.

 

         Le jeune fakir qui voit le bout de son nez en faisant ses prières, s’échauffe par degrés jusqu’à croire que s’il se charge de chaînes pesant cinquante livres, l’Etre suprême lui aura beaucoup d’obligation. Il s’endort l’imagination toute pleine de Brama, et il ne manque pas de le voir en songe. Quelquefois même, dans cet état où l’on n’est ni endormi ni éveillé, des étincelles sortent de ses yeux ; il voit Brama resplendissant de lumière, il a des extases, et cette maladie devient souvent incurable.

 

         La chose la plus rare est de joindre la raison avec l’enthousiasme ; la raison consiste à voir toujours les choses comme elles sont. Celui qui dans l’ivresse voit les objets doubles est alors privé de la raison.

 

         L’enthousiasme est précisément comme le vin ; il peut exciter tant de tumulte dans les vaisseaux sanguins, et de si violentes vibrations dans les nerfs, que la raison en est tout à fait détruite. Il peut ne causer que de légères secousses, qui ne fassent que donner au cerveau un peu plus d’activité ; c’est ce qui arrive dans les grands mouvements de l’éloquence, et surtout dans la poésie sublime. L’enthousiasme raisonnable est le partage des grands poètes. Cet enthousiasme raisonnable est la perfection de leur art ; c’est ce qui fit croire autrefois qu’ils étaient inspirés des dieux, et c’est ce qu’on n’a jamais dit des autres artistes.

 

         Comment le raisonnement peut-il gouverner l’enthousiasme ? C’est qu’un poète dessine d’abord l’ordonnance de son tableau ; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages et leur donner le caractère des passions ; alors l’imagination s’échauffe, l’enthousiasme agit ; c’est un coursier qui s’emporte dans sa carrière ; mais la carrière est régulièrement tracée.

 

         L’enthousiasme est admis dans tous les genres de poésie où il entre du sentiment : quelquefois même il se fait place jusque dans l’églogue ; témoin ces vers de la dixième églogue de Virgile (vers 58 et suivants) :

 

Jam mihi per rupes videor lucosque sonantes

Ire ; libet partho torquere cydonia cornu

Spicula : tanquam hæc sint nostri medicina furoris,

Aut deus ille malis hominum mitescere discat !

 

         Le style des épîtres, des satires, réprouve l’enthousiasme : aussi n’en trouve-t-on point dans les ouvrages de Boileau et de Pope.

 

         Nos odes, dit-on, sont de véritables chants d’enthousiasme : mais comme elles ne se chantent point parmi nous, elles sont souvent moins des odes que des stances ornées de réflexions ingénieuses. Jetez les yeux sur la plupart des stances de la belle Ode à la Fortune, de Jean-Baptiste Rousseau :

 

Vous chez qui la guerrière audace

Tient lieu de toutes les vertus,

Concevez Socrate à la place

Du fier meurtrier de Clitus ;

Vous verrez un roi respectable,

Humain, généreux, équitable,

Un roi digne de vos autels :

Mais, à la place de Socrate,

Le fameux vainqueur de l’Euphrate

Sera le dernier des mortels.

 

         Ce couplet est une courte dissertation sur le mérite personnel d’Alexandre et de Socrate ; c’est un sentiment particulier, un paradoxe. Il n’est point vrai qu’Alexandre sera le dernier des mortels. Le héros qui vengea la Grèce, qui subjugua l’Asie, qui pleura Darius, qui punit ses meurtriers, qui respecta la famille du vaincu, qui donna un trône au vertueux Abdolonyme, qui rétablit Porus, qui bâtit tant de villes en si peu de temps, ne sera jamais le dernier des mortels.

 

Tel qu’on nous vante dans l’histoire

Doit peut-être toute sa gloire

A la honte de son rival :

L’inexpérience indocile

Du compagnon de Paul-Emile

Fit tout le succès d’Annibal.

 

 

         Voilà encore une réflexion philosophique sans aucun enthousiasme. Et de plus, il est très faux que les fautes de Varron aient fait tout le succès d’Annibal : la ruine de Sagonte, la prise de Turin, la défaite de Scipion père de l’Africain, les avantages remportés sur Sempronius, la victoire de Trébie, la victoire de Trasimène, et tant de savantes marches, n’ont rien de commun avec la bataille de Cannes, où Varron fut vaincu, dit-on, par sa faute. Des faits si défigurés doivent-ils être plus approuvés dans une ode que dans une histoire ?

 

         De toutes les odes modernes, celle où il règne le plus grand enthousiasme qui ne s’affaiblit jamais, et qui ne tombe ni dans le faux ni dans l’ampoulé, est le Timothée, ou la Fête d’Alexandre, par Dryden : elle est encore regardée en Angleterre comme un chef d’œuvre inimitable, dont Pope n’a pu approcher quand il a voulu s’exercer dans le même genre. Cette ode fut chantée ; et si on avait eu un musicien digne du poète, ce serait le chef d’œuvre de la poésie lyrique.

 

         Ce qui est toujours fort à craindre dans l’enthousiasme, c’est de se livrer à l’ampoulé, au  gigantesque, au galimatias. En voici un grand exemple dans l’ode sur la naissance d’un prince du sang royal :

 

Oui suis-je ? Quel nouveau miracle

Tient encore mes sens enchantés ?

Quel vaste, quel pompeux spectacle

Frappe mes yeux épouvantés !

Un nouveau monde vient d’éclore :

L’univers se reforme encore

Dans les abîmes du chaos ;

Et pour réparer ces ruines,

Je vois des demeures divines

Descendre un peuple de héros.

 

                                    J.-B. Rousseau - Ode sur la naissance du duc de Bretagne.

 

         Nous prendrons cette occasion pour dire qu’il y a peu d’enthousiasme dans l’Ode sur la prise de Namur (2).

 

         Le hasard m’a fait tomber entre les mains une critique très injuste (3) du poème des Saisons de M. de Saint-Lambert, et de la traduction des Géorgiques de Virgile par M. Delille. L’auteur acharné à décrier tout ce qui est louable dans les auteurs vivants, et à louer ce qui est condamnable dans les morts, veut faire admirer cette strophe :

 

Je vois monter nos cohortes

La flamme et le fer en main,

Et sur des monceaux de piques,

De corps morts, de rocs, de briques,

S’ouvrir un large chemin.

 

                                                                              Boileau - Ode sur le siège de Namur.

 

         Il ne s’aperçoit pas que les termes de piques et de briques font un effet très désagréable ; que ce n’est point un grand effort de monter sur des briques, que l’image de briques est très faible après celle des morts ; qu’on ne monte point sur des monceaux de piques, et que jamais on n’a entassé de piques pour aller à l’assaut ; qu’on ne s’ouvre point un large chemin sur des rocs ; qu’il fallait dire : « Je vois nos cohortes s’ouvrir un large chemin à travers les débris des rochers, au milieu des armes brisées, et sur des morts entassés ; » alors il y aurait eu de la gradation, de la vérité, et une image terrible.

 

         Le critique n’a été guidé que par son mauvais goût, et par la rage de l’envie qui dévore tant de petits auteurs subalternes. Il faut, pour s’ériger en critique, être un Quintilien, un Rollin ; il ne faut pas avoir l’insolence de dire cela est bon, ceci est mauvais, sans en apporter des preuves convaincantes. Ce ne serait plus ressembler à Rollin dans son Traité des études ; ce serait ressembler à Fréron, et être par conséquent très méprisable.

 

 

 

 

 

 

1 – « J’ai vu Enthousiasme, écrivait Voltaire à d’Alembert à propos de l’Encyclopédie. On n’a que faire d’un si long discours pour savoir que l’enthousiasme doit être gouverné par la raison. Le lecteur veut savoir d’où vient ce mot, pourquoi les anciens le consacrèrent à la divination, à la poésie, à l’éloquence, au zèle de la superstition ; le lecteur veut des exemples de ce transport secret de l’âme appelé enthousiasme ; ensuite il est permis de dire que la raison, qui préside à tout, doit aussi conduire ce transport. » (G.A.)

 

2 – Il en est aujourd’hui de la poésie lyrique comme de l’éloquence. Nous pourrions donner ici bien des exemples d’un enthousiasme poétique que ne connurent jamais les Rousseau ni les La Motte ; et Voltaire n’aurait plus à se plaindre. (G.A.)

 

3 – Par J.-M.B. Clément.



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