DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : A comme APPARENCE, APPARITION...

A comme APPARENCE
Toutes les apparences sont-elles trompeuses ? Nos sens ne nous ont-ils été donnés que pour nous faire une illusion continuelle ? Tout est-il erreur ? Vivons-nous dans un songe, entourés d’ombres chimériques ? Vous voyez le soleil se coucher à l’horizon quand il est déjà dessous. Il n’est pas encore levé, et vous le voyez paraître. Cette tour carré vous semble ronde. Ce bâton enfoncé dans l’eau vous semble courbé.
Vous regardez votre image dans un miroir, il vous la représente derrière lui ; elle n’est ni derrière ni devant. Cette glace, qui au toucher et à la vue est si lisse et si unie, n’est qu’un amas inégal d’aspérités et de cavités. La peau la plus fine et la plus blanche n’est qu’un réseau hérissé, dont les ouvertures sont incomparablement plus larges que le tissu, et qui renferment un nombre infini de petits crins. Des liqueurs passent sans cesse sous ce réseau, et il en sort des exhalaisons continuelles, qui couvrent toute cette surface. Ce que vous appelez grand est très petit pour un éléphant, et ce que vous appelez petit est un monde pour des insectes.
Le même mouvement qui serait rapide pour une tortue serait très lent aux yeux d’un aigle. Ce rocher, qui est impénétrable au fer de vos instruments, est un crible percé de plus de trous qu’il n’a de matière, et de mille avenues d’une largeur prodigieuse, qui conduisent à son centre, où logent des multitudes d’animaux qui peuvent se croire les maîtres de l’univers.
Rien n’est ni comme il vous paraît, ni à la place où vous croyez qu’il soit.
Plusieurs philosophes, fatigués d’être toujours trompés par les corps, ont prononcé de dépit que les corps n’existent pas, et qu’il n’y a de réel que notre esprit. Ils pouvaient conclure tout aussi bien que toutes les apparences étant fausses, et la nature de l’âme étant inconnue comme la matière, il n’y avait en effet ni esprit ni corps.
C’est peut-être ce désespoir de ne rien connaître qui a fait dire à certains philosophes chinois que le néant est le principe et la fin de toutes choses.
Cette philosophie destructive des êtres était fort connue du temps de Molière. Le docteur Marphurius représente toute cette école, quand il enseigne à Sganarelle (1) « qu’il ne faut pas dire je suis venu, mais il me semble que je suis venu ; et il peut vous le sembler sans que la chose soit véritable. »
Mais à présent une scène de comédie n’est pas une raison, quoiqu’elle vaille quelquefois mieux ; et il y a souvent autant de plaisir à rechercher la vérité qu’à se moquer de la philosophie.
Vous ne voyez pas le réseau, les cavités, les cordes, les inégalités, les exhalaisons de cette peau blanche et fine que vous idolâtrez. Des animaux, mille fois plus petits qu’un ciron, discernent tous ces objets qui vous échappent. Ils s’y logent, ils s’y nourrissent, ils s’y promènent comme dans un vaste pays ; et ceux qui sont sur le bras droit ignorent qu’il y ait des gens de leur espèce sur le bras gauche. Si vous aviez le malheur de voir ce qu’ils voient, cette peau charmante vous ferait horreur.
L’harmonie d’un concert que vous entendez avec délices doit faire sur certains petits animaux l’effet d’un tonnerre épouvantable, et peut-être les tuer. Vous ne voyez, vous ne touchez, vous n’entendez, vous ne sentez les choses que de la manière dont vous devez les sentir.
Tout est proportionné. Les lois de l’optique, qui vous font voir dans l’eau l’objet où il n’est pas, et qui brisent une ligne droite, tiennent aux mêmes lois qui vous font paraître le soleil sous un diamètre de deux pieds, quoiqu’il soit un million de fois plus gros que la terre. Pour le voir dans sa dimension véritable, il faudrait avoir un œil qui en rassemblât les rayons sous un angle aussi grand que son disque ; ce qui est impossible. Vos sens vous assistent donc beaucoup plus qu’ils ne vous trompent.
Le mouvement, le temps, la dureté, la mollesse, les dimensions, l’éloignement, l’approximation, la force, la faiblesse, les apparences, de quelque genre qu’elles soient, tout est relatif. Et qui a fait ces relations ?
1 – Mariage forcé, scène VIII.
A comme APPARITION
Ce n’est point du tout une chose rare qu’une personne, vivement émue, voie ce qui n’est point. Une femme, en 1726, accusée à Londres d’être complice du meurtre de son mari niait le fait ; on lui présente l’habit du mort qu’on secoue devant elle ; son imagination épouvantée lui fait voir son mari, même ; elle se jette à ses pieds, et veut les embrasser. Elle dit aux jurés qu’elle avait vu son mari.
Il ne faut pas s’étonner que Théodoric ait vu dans la tête d’un poisson qu’on lui servait celle de Symmaque qu’il avait assassiné, ou fait exécuter injustement (c’est la même chose).
Charles IX, après la Saint-Barthélemy, voyait des morts et du sang, non pas en songe, mais dans les convulsions d’un esprit troublé qui cherchait en vain le sommeil. Son médecin et sa nourrice l’attestèrent. Des visions fantastiques sont très fréquentes dans les fièvres chaudes. Ce n’est point s’imaginer voir, c’est voir en effet. Le fantôme existe pour celui qui en a la perception. Si le don de la raison, accordé à la machine humaine, ne venait pas corriger ces illusions, toutes les imaginations échauffées seraient dans un transport presque continuel, et il serait impossible de les guérir.
C’est surtout dans cet état mitoyen entre la veille et le sommeil qu’un cerveau enflammé voit des objets imaginaires, et entend des sons que personne ne prononce. La frayeur, l’amour, la douleur, le remords, sont les peintres qui tracent les tableaux dans les imaginations bouleversées. L’œil qui est ébranlé pendant la nuit par un coup vers le petit canthus, et qui voit jaillir des étincelles, n’est qu’une très faible image des inflammations de notre cerveau.
Aucun théologien ne doute qu’à ces causes naturelles la volonté du maître de la nature n’ait joint quelquefois sa divine influence. L’ancien et le nouveau Testament en sont d’assez évidents témoignages. La Providence daigna employer ces apparitions, ces visions en faveur du peuple juif qui était alors son peuple chéri.
Il se peut que dans la suite des temps quelques âmes, pieuses à la vérité, mais trompées par leur enthousiasme, aient cru recevoir d’une communication intime avec Dieu ce qu’elles ne tenaient que de leur imagination enflammée. C’est alors qu’on a besoin du conseil d’un honnête homme, et surtout d’un bon médecin.
Les histoires des apparitions sont innombrables. On prétend que ce fut sur la foi d’une apparition que saint Théodore, au commencement du quatrième siècle, alla mettre le feu au temple d’Amasée, et le réduisit en cendres. Il est bien vraisemblable que Dieu ne lui avait pas ordonné cette action, qui en elle-même est si criminelle, dans laquelle plusieurs citoyens périrent, et qui exposait tous les chrétiens à une juste vengeance.
Que sainte Potamienne ait apparu à saint Basilide, Dieu peut l’avoir permis ; il n’en a rien résulté qui troublât l’Etat. On ne niera pas que Jésus-Christ ait pu apparaître à saint Victor : mais que saint Benoît ait vu l’âme de saint Germain de Capoue portée au ciel par des anges, et que deux moines aient vu celle de saint Benoît marcher sur un tapis étendu depuis le ciel jusqu’au Mont-Cassin, cela est plus difficile à croire.
On peut douter de même, sans offenser notre auguste religion, que saint Eucher fut mené par un ange en enfer, où il vit l’âme de Charles Martel ; et qu’un saint ermite d’Italie ait vu des diables qui enchaînaient l’âme de Dagobert dans une barque, et lui donnaient cent coups de fouet : car après tout il ne serait pas aisé d’expliquer nettement comment une âme marche sur un tapis, comment on l’enchaîne dans un bateau, et comment on la fouette.
Mais il se peut très bien faire que des cervelles allumées aient eu de semblables visions ; on en a mille exemples de siècle en siècle. Il faut être bien éclairé pour distinguer dans ce nombre prodigieux de visions célestes celles qui viennent de Dieu même, et celles qui sont produites par la seule imagination.
L’illustre Bossuet rapporte, dans l’Oraison funèbre de la princesse palatine, deux visions qui agirent puissamment sur cette princesse, et qui déterminèrent toute la conduite de ses dernières années. Il faut croire ces visions célestes, puisqu’elles sont regardées comme telles par le disert et savant évêque de Meaux, qui pénétra toutes les profondeurs de la théologie, et qui même entreprit de lever le voile dont l’Apocalypse est couverte.
Il dit donc que la princesse palatine, après avoir prêté cent mille francs à la reine de Pologne sa sœur, vendu le duché de Rhételois un million, marié avantageusement ses filles, étant heureuse selon le monde, mais doutant malheureusement des vérités de la religion catholique, fut rappelée à la conviction et à l’amour de ces vérités ineffables par deux visions. La première fut un rêve, dans lequel un aveugle-né lui dit qu’il n’avait aucune idée de la lumière, et qu’il fallait en croire les autres sur les choses qu’on ne peut concevoir. La seconde fut un violent ébranlement des méninges et des fibres du cerveau dans un accès de fièvre. Elle vit une poule qui courait après un de ses poussins qu’un chien tenait dans sa gueule. La princesse palatine arrache le petit poulet au chien ; une voix lui crie : « Rendez-lui son poulet ; si vous le privez de son manger, il fera mauvaise garde. Non, s’écria la princesse, je ne le rendrai jamais. »
Ce poulet, c’était l’âme d’Anne de Gonzague, princesse palatine ; la poule était l’Eglise ; le chien était le diable. Anne de Gonzague, qui ne devait jamais rendre le poulet au chien, était la grâce efficace.
Bossuet prêchait cette oraison funèbre aux religieuses carmélites du faubourg saint-Jacques à Paris, devant toute la maison de Condé ; il leur dit ces paroles remarquables : « Ecoutez, et prenez garde surtout de n’écouter pas avec mépris l’ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce. »
Les lecteurs doivent donc lire cette histoire avec le même respect que les auditeurs l’écoutèrent. Ces effets extraordinaires de la Providence sont comme les miracles des saints qu’on canonise. Ces miracles doivent être attestés par des témoins irréprochables. Eh ! Quel déposant plus légal pourrions-nous avoir des apparitions et des visions de la princesse palatine que celui qui employa sa vie à distinguer toujours la vérité de l’apparence ? Il combattit avec vigueur contre les religieuses de Port-Royal sur le formulaire ; contre Paul Ferri, sur le catéchisme ; contre le ministre Claude, sur les variations de l’Eglise ; contre le docteur Dupin, sur la Chine ; contre le P. Simon, sur l’intelligence du texte sacré ; contre le cardinal Sfondrate, sur la prédestination ; contre le pape, sur les droits de l’Eglise gallicane ; contre l’archevêque de Cambrai, sur l’amour pur et désintéressé. Il ne se laissait séduire, ni par les noms, ni par les titres, ni par la réputation, ni par la dialectique de ses adversaires. Il a rapporté ce fait, il l’a donc cru. Croyons-le comme lui, malgré les railleries qu’on en a faites. Adorons les secrets de la Providence, mais défions-nous des écarts de l’imagination, que Malebranche appelait la folle du logis. Car les deux visions accordées à la princesse palatine ne sont pas données à tout le monde.
Jésus-Christ apparut à sainte Catherine de Sienne : il l’épousa ; il lui donna un anneau. Cette apparition mystique est respectable, puisqu’elle est attestée par Raimond de Capoue, général des dominicains, qui la confessait, et même par le pape Urbain VI. Mais elle est rejetée par le savant Fleury auteur de l’Histoire ecclésiastique. Et une fille qui se vanterait aujourd’hui d’avoir contracté un tel mariage, pourrait avoir une place aux Petites-Maisons pour présent de noce.
L’apparition de la mère Angélique, abbesse de Port-Royal, a sa sœur Dorothée, est rapportée par un homme d’un très grand poids dans le parti qu’on nomme janséniste ; c’est le sieur Dufossé, auteur des Mémoires de Pontis. La mère Angélique, longtemps après sa mort, vint s’asseoir dans l’église de Port-Royal à son ancienne place, avec sa crosse à la main. Elle commanda qu’on fît venir sœur Dorothée, à qui elle dit de terribles secrets. Mais le témoignage de ce Dufossé ne vaut pas celui de Raimond de Capoue et du pape Urbain VI, lesquels pourtant n’ont pas été recevables.
Celui qui vient d’écrire ce petit morceau a lu entre les quatre volumes de l’abbé Lenglet sur les apparitions, et ne croit pas devoir en rien prendre. Il est convaincu de toutes les apparitions avérées par l’Eglise ; mais il a quelques doutes sur les autres jusqu’à ce qu’elles soient authentiquement reconnues. Les cordeliers et les jacobins, les jansénistes et les molinistes, ont eu leurs apparitions et leurs miracles.(1)
Iliacos intrà muros peccatur et extrà.
Hor., 1. I, ep. II.
1 – Voyez les articles VISION et VAMPIRES.