EPITRE : Le Mondain (variantes)

Publié le par loveVoltaire

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Dédicace particulière à Michel

 





Le Mondain

 

 

 

 

 

 

 

Avertissement de KEHL

 

 

 

    Ces deux ouvrages (1) ont attiré à Voltaire les reproches non seulement des dévots, mais de plusieurs philosophes austères et respectables. Ceux des dévots ne pouvaient mériter que du mépris ; et on leur a répondu dans la Défense du Mondain. Toute prédication contre le luxe n’est qu’une insolence ridicule dans un pays où les chefs de la religion appellent leur maison un palais, et mènent dans l’opulence une vie molle et voluptueuse.

 

    Les reproches des philosophes méritent une réponse plus grave. Toute grande société est fondée sur le droit de propriété ; elle ne peut fleurir qu’autant que les individus qui la composent sont intéressés à multiplier les productions de la terre et celles des arts, c’est-à-dire autant qu’ils peuvent compter sur la libre jouissance de ce qu’ils acquièrent par leur industrie ; sans cela les hommes, bornés au simple nécessaire, sont exposés à en manquer. D’ailleurs, l’espèce humaine tend naturellement à se multiplier, puisqu’un homme et une femme qui ont de quoi se nourrir et nourrir leur famille, élèveront en général un plus grand nombre d’enfants que les deux qui sont nécessaires pour les remplacer. Ainsi toute peuplade qui n’augmente point souffre, et l’on sait que dans tout pays où la culture n’augmente point, la population ne peut augmenter.

 

    Il faut donc que les hommes puissent acquérir en propriété plus que le nécessaire, et que cette propriété soit respectée pour que la société soit florissante. L’inégalité des fortunes, et par conséquent le luxe, y est donc utile.

 

    On voit d’un autre côté que moins cette inégalité est grande, plus la société est heureuse. Il faut donc que les lois, en laissant à chacun la liberté d’acquérir des richesses et de jouir de celles qui possède, tendent à diminuer l’inégalité ; mais si elles établissent le partage égal des successions ; si elle n’étendent point trop la permission de tester ; si elles laissent au commerce, aux professions de l’industrie, toute leur liberté naturelle ; si une administration simple d’impôt rend impossible les grandes fortunes de finance ; si aucune grande place n’est héréditaire ni lucrative, dès lors il ne peut s’établir une grande inégalité ; en sorte que l’intérêt de la prospérité publique est ici d’accord avec la raison, la nature et la justice.

 

    Si l’on suppose une grande inégalité établie, le luxe n’est point un mal : en effet, le luxe diminue en grande partie les effets de cette inégalité, en faisant vivre le pauvre aux dépens des fantaisies du riche. Il vaut mieux qu’un homme qui a cent mille écus de rente nourrisse des doreurs, des brodeuses ou des peintres, que s’il employait son superflu, comme les anciens Romains, à se faire des créatures, ou bien, comme nos anciens seigneurs, à entretenir de la valetaille, des moines ou des bêtes fauves. La corruption des mœurs naît de l’inégalité d’état ou de fortune, et non pas du luxe ; elle n’existe que parce qu’un individu de l’espèce humaine ne peut acheter ou soumettre un autre.

 

    Il est vrai que le luxe le plus innocent, celui qui consiste à jouir des délices de la vie, amolit les âmes, et en leur rendant une grande fortune nécessaire, les dispose à la corruption ; mais en même temps il les adoucit. Une grande inégalité de fortune, dans un pays où les délices sont inconnues, produit des complots, des troubles, et tous les crimes si fréquents dans les siècles de barbarie.

 

    Il n’est donc qu’un moyen sûr d’attaquer le luxe ; c’est de détruire l’inégalité des fortunes par des lois sages qui l’auraient empêché de nuire. Alors le luxe diminuera sans que l’industrie y perde rien ; les mœurs seront moins corrompues ; les âmes pourront être fortes sans être féroces.

 

    Les philosophes qui ont regardé le luxe comme la source des maux de l’humanité ont donc pris l’effet pour la cause ; et ceux qui ont fait l’apologie du luxe, en le regardant comme la source de la richesse d’un Etat, ont pris pour un bon régime de santé remède qui ne fait que diminuer les ravages d’une maladie funeste.

 

    C’est ici toute l’erreur qu’on peut reprocher à Voltaire ; erreur qu’il partageait avec les hommes les plus éclairés sur la politique qu’il y eût en France, quand il composa cette satire.

 

    Quant à ce qu’il dit dans la première pièce, et qui se borne à prétendre que les commodités de la vie sont une bonne chose, cela est vrai, pourvu qu’on soit sûr de les conserver et qu’on n’en jouisse point aux dépens d’autrui.

 

    Il n’est pas moins vrai que la frugalité, qu’on a prise pour une vertu, n’a été souvent que l’effet du défaut d’industrie, ou de l’indifférence pour les douceurs de la vie, que les brigands des forêts de la Tartarie poussent au moins aussi loin que les stoïciens.

 

    Les conseils que donne Mentor à Idoménée, quoique inspirés par un sentiment vertueux, ne seraient guère praticables, surtout dans une grande société ; et il faut avouer que cette division des citoyens en classes distinguées entre elles par les habits n’est d’une politique ni bien profonde ni bien solide.

 

    Les progrès de l’industrie, il faut en convenir, ont contribué, sinon au bonheur, du moins au bien-être des hommes ; et l’opinion que le siècle où a vécu Voltaire valait mieux que ceux qu’on regrette tant n’est point particulière à cet illustre philosophe ; elle est celle de beaucoup d’hommes très éclairés.

 

    Ainsi, en ayant égard à l’espèce d’exagération que permet la poésie, surtout dans un ouvrage de plaisanterie, ces pièces ne méritent aucun reproche grave, et moins qu’aucun autre celui de dureté et de personnalité que leur a fait Jean-Jacques Rousseau ; car c’est précisément parce que le commerce, l’industrie, le luxe, lient entre eux les nations et les états de la société, adoucissent les hommes et font aimer la paix, que Voltaire en a quelquefois exagéré les avantages.

 

    Nous avouerons avec la même franchise que la vie d’un honnête homme, peinte dans le Mondain, est celle d’un sybarite, et que tout homme qui mène cette vie ne peut-être, même sans avoir aucun vice, qu’un homme aussi méprisable qu’ennuyé ; mais il est aisé de voir que c’est une pure plaisanterie. Un homme qui, pendant soixante-dix ans, n’a point peut-être passé un seul jour sans écrire ou agir en faveur de l’humanité, aurait-il approuvé une vie consumée dans de vains plaisirs ? Il a voulu dire seulement qu’une vie inutile, perdue dans les voluptés, est moins criminelle et moins méprisable qu’une vie austère employée dans l’intrigue, souillée par les ruses de l’hypocrisie ou les manœuvres de l’avidité.

 

 

1 – Le Mondain et la défense du Mondain.

 

 

 

 

 

 


Le Mondain

 

 

 

− 1736 −

 

 

Regrettera qui veut le bon vieux temps.
Et l'âge d'or et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents ;
Moi, je rends grâce à la Nature sage,
Qui, pour mon bien m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos pauvres docteurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Ah ! Le bon temps que ce siècle de fer !
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l'un et l'autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui de Texel, de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources de Gange,
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans ?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'innocence,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître ? Ils n'avaient rien,
Ils étaient nus ; et c'est chose très claire
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah ! Je le crois encor :

Martialo n’est point du siècle d’or.

D’un bon vin frais ou la mousse ou la sève

Ne gratta point le triste gosier d’Eve ;

La soie et l’or ne brillaient point chez eux.

         Admirez-vous pour cela nos aïeux ?

Il leur manquait l’industrie et l’aisance :

Est-ce vertu ? C’était pure ignorance.

Quel idiot, s’il avait eu pour lors

Quelque bon lit, aurait couché dehors ?

Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,

Que faisais-tu dans les jardins d’Eden ?

Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?

Caressais-tu madame Eve ma mère ?

Avouez-moi que vous aviez tous deux

Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,

La chevelure un peu mal ordonnée,

Le teint bruni, la peau bise et tannée.

Sans propreté l’amour le plus heureux

N’est plus heureux, c’est un besoin honteux.

Bientôt lassés de leur belle aventure,

Dessous un chêne ils soupent galamment

Avec de l’eau, du millet et du gland ;

Le repas fait, ils dorment sur la dure :

Voilà l’état de la pure nature.

Or maintenant, voulez-vous, mes amis,

Savoir un peu, dans nos jours tant maudits,

Soit à Paris, soit dans Londres, ou dans Rome,

Quel est le train des jours d’un honnête homme ?

Entrez chez lui, la foule des beaux-arts,

Enfants du goût, se montre à vos regards.

De mille mains l’éclatante industrie

De ces dehors orna la symétrie.

L’heureux pinceau, le superbe dessin

Du doux Corrège et du savant Poussin

Sont encadrés dans l’or d’une bordure ;

C’est Bouchardon qui fit cette figure,

Et cet argent fut poli par Germain.

Des Gobelins l’aiguille et la teinture

Dans ces tapis surpassent la peinture.

Tous ces objets sont vingt fois répétés

Dans ces trumeaux tout brillants de clartés.

De ce salon je vois par la fenêtre,

Dans des jardins, des myrtes en berceaux ;

Je vois jaillir les bondissantes eaux.

Mais du logis j’entends sortir le maître :

Un char commode, avec grâces orné,

Par deux chevaux rapidement traîné,

Paraît aux yeux une maison roulante,

Moitié dorée et moitié transparente :

Nonchalamment je l’y vois promené,

De deux ressorts la liante souplesse

Sur le pavé le porte avec mollesse.

Il court au bain : les parfums les plus doux

Rendent sa peau plus fraîche et plus polie.

Le plaisir presse ; il vole au rendez-vous

Chez Camargo, chez Gaussin, chez Julie ;

Il est comblé d’amour et de faveurs.

Il faut se rendre à ce palais magique

Où les beaux vers, la danse, la musique,

L’art de tromper les yeux par les couleurs,

L’art plus heureux de séduire les cœurs,

De cent plaisirs font un plaisir unique.

Il va siffler quelque opéra nouveau,

Ou, malgré lui, court admirer Rameau.

Allons souper. Que ces brillants services,

Que ces ragoûts ont pour moi de délices !

Qu’un cuisinier est un mortel divin !

Chloris, Eglé, me versent de leur main

D’un vin d’Aï dont la mousse pressée,

De la bouteille avec force élancée,

Comme un éclair fait voler le bouchon ;

Il part, on rit ; il frappe le plafond.

De ce vin frais l’écume pétillante

De nos Français est l’image brillante.

Le lendemain donne d’autres désirs,

D’autres soupers et de nouveaux plaisirs.

Or maintenant, monsieur du Télémaque,

Vantez-nous bien votre petite Ithaque,

Votre Salente, et vos murs malheureux,

Où vos Crétois, tristement vertueux,

Pauvres d’effet, et riches d’abstinence,

Manquent de tout pour avoir l’abondance :

J’admire fort votre style flatteur,

Et votre prose, encor qu’un peu traînante ;

Mais, mon ami, je consens de grand cœur

D’être fessé dans vos murs de Salente,

Si je vais là pour chercher mon bonheur.

Et vous, jardin de ce premier bonhomme,

Jardin fameux par le diable et la pomme,

C’est bien en vain que, par l’orgueil séduits,

Huet, Calmet (1), dans leur savante audace,

Du paradis ont recherché la place :

Le paradis terrestre est où je suis. (2)

 

 

 

1 – Voltaire cite souvent ces auteurs dans sa Bible expliquée. (G.A)

 

2 – Les curieux d’anecdotes seront bien aises de savoir que ce badinage, non seulement très innocent, mais dans le fond très utile, fut composé dans l’année 1736, immédiatement après le succès de la tragédie d’Alzire. Ce succès anima tellement les ennemis littéraires de l’auteur, que l’abbé Desfontaines falsifia l’ouvrage, y mit des vers de sa façon, comme il avait fait à la Henriade. L’ouvrage fut traité de scandaleux, et l’auteur de la Henriade, de Mérope, de Zaïre, fut obligé de s’enfuir de sa patrie.

Le roi de Prusse lui offrit alors le même asile qu’il lui a donné depuis ;  mais l’auteur aima mieux aller retrouver ses amis dans sa patrie. Nous tenons cette anecdote de la bouche même de Voltaire. (1752) – Le Mondain fut trouvé chez Bussy, évêque de Luçon, après sa mort. On en fit des copies ; les dévots se récrièrent et Voltaire dut s’enfuir précipitamment en Hollande. Voyez sa lettre à d’Argental, décembre 1736.

 

 

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Défense du Mondain


ou l’apologie du luxe

 

 

− 1737 −



 

Lettre de M. de Melon, ci-devant secrétaire du régent du royaume à Madame la comtesse de Verrue, sur l’apologie du luxe (1)

 

 



               J’ai lu, madame, l’ingénieuse Apologie du luxe ; je regarde ce petit ouvrage comme une excellente leçon de politique, cachée sous un badinage agréable. Je me flatte d’avoir démontré, dans mon Essai politique sur le commerce, combien ce goût des beaux-arts et cet emploi de richesses, cette âme d’un grand Etat qu’on nomme luxe, sont nécessaires pour la circulation de l’espèce et pour le maintien de l’industrie ; je vous regarde, madame, comme un des grands exemples de cette vérité. Combien de familles de Paris subsistent uniquement par la protection que vous donnéz aux arts (1) ! Que l’on cesse d’aimer les tableaux, les estampes, les curiosités en toutes sortes de genre, voilà vingt mille hommes au moins, ruinés tout d’un coup dans Paris, et qui sont forcés d’aller chercher de l’emploi chez l’étranger. Il est bon que dans un canton suisse on fasse des lois somptuaires, par la raison qu’il ne faut pas qu’un pauvre vive comme un riche. Quand les Hollandais ont commencé leur commerce, ils avaient besoin d’une extrême frugalité ; mais à présent que c’est la nation de l’Europe qui a le plus d’argent, elle a besoin de luxe, etc.

 

 

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A table hier, par un triste hasard,

J’étais assis près d’un maître cafard,

Lequel me dit : « Vous avez bien la mine

D’aller un jour échauffer la cuisine

De Lucifer ; et moi, prédestiné,

Je rirai bien quand vous serez damné. »

− Damné ! Comment ? Pourquoi ? − Pour vos folies.

Vous avez dit, en vos œuvres non pies,

Dans certain conte en rimes barbouillé,

Qu’au paradis Adam était mouillé

Lorsqu’il pleuvait sur notre premier père ;

Qu’Eve avec lui buvait de belle eau claire ;

Qu’ils avaient même, avant d’être déchus,

La peau tannée et les ongles crochus.

Vous avancez, dans votre folle ivresse,

Prêchant le luxe, et vantant la mollesse,

Qu’il vaut bien mieux (ô blasphèmes maudits !)

Vivre à présent qu’avoir vécu jadis.

Par quoi, mon fils, votre muse pollue

Sera rôtie, et c’est chose conclue. »

 

Disant ces mots, son gosier altéré

Humait un vin qui, d’ambre coloré,

Sentait encor la grappe parfumée

Dont fut pour nous la liqueur exprimée.

Un rouge vif, enluminait son teint.

Lors je lui dis : « Pour Dieu, monsieur le saint,

Quel est ce vin ? D’où vient-il, je vous prie ?

D’où l’avez-vous ? − Il vient de Canarie ;

C’est un nectar, un breuvage d’élu :

Dieu nous le donne, et Dieu veut qu’il soit bu.

− Et ce café, dont après cinq services

Votre estomac goûte encor les délices ?

− Par le Seigneur il me fut destiné.

− Mais avant que Dieu vous l’ait donné,

Ne faut-il pas que l’humaine industrie

L’aille ravir aux champs de l’Arabie ?

La porcelaine et la frêle beauté

De cet émail à la Chine empâté,

Par mille mains fut pour vous préparée,

Cuite, recuite, et peinte, et diaprée ;

Cet argent fin, ciselé, godronné,

En plat, en vase, en soucoupe tourné,

Fut arraché de la terre profonde,

Dans le Potose, au sein d’un nouveau monde.

Tout l’univers a travaillé pour vous,

Afin qu’en paix, dans votre heureux courroux,

Vous insultiez, pieux atrabilaire,

Au monde entier, épuisé pour vous plaire. »

 

O faux dévot, véritable mondain,

Connaissez-vous ; et, dans votre prochain,

Ne blâmez plus ce que votre indolence

Souffre chez vous avec tant d’indulgence.

Sachez surtout que le luxe enrichit

Un grand Etat, s’il en part un petit.

Cette splendeur, cette pompe mondaine,

D’un règne heureux est la marque certaine.

Le riche est né pour beaucoup dépenser ;

Le pauvre est fait pour beaucoup amasser.

Dans ces jardins regardez ces cascades,

L’étonnement et l’amour des Naïades ;

Voyez ces flots, dont les nappes d’argent

Vont inonder ce marbre blanchissant ;

Les humbles prés s’abreuvent de cette onde ;

La terre en est plus belle et plus féconde.

Mais de ces eaux si la source tarit,

L’herbe est séchée, et la fleur se flétrit.

Ainsi l’on voit en Angleterre, en France,

Par cent canaux circuler l’abondance.

Le goût du luxe entre dans tous les rangs :

Le pauvre y vit des vanités des grands ;

Et le travail, gagé par la mollesse,

S’ouvre à pas lents la route à la richesse.

 

«  J’entends d’ici des pédants à rabats,

Tristes censeurs des plaisirs qu’ils n’ont pas,

Qui, me citant Denys d’Halicarnasse,

Dion, Plutarque, et même un peu d’Horace,

Vont criaillant qu’un certain Curius,

Cincinnatus, et des consuls en us,

Bêchaient la terre au milieu des alarmes,

Qu’ils maniaient la charrue et les armes,

Et que les blés tenaient à grand honneur

D’être semés par la main d’un vainqueur.

C’est fort bien dit, mes maîtres ; je veux croire

Des vieux Romains la chimérique histoire.

Mais, dites-moi, si les dieux, par hasard,

Faisaient combattre Auteuil et Vaugirard,

Faudrait-il pas, au retour de la guerre,

Que le vainqueur vînt labourer sa terre ?

L’auguste Rome, avec tout son orgueil,

Rome jadis était ce qu’est Auteuil.

Quand ces enfants de Mars et de Sylvie,

Pour quelque pré signalant leur furie,

De leur village allaient au champ de Mars,

Ils arboraient du foin (2) pour étendards,

Leur Jupiter, au temps du bon roi Tulle,

Etait de bois ; il fut d’or sous Luculle,

N’allez donc pas, avec simplicité,

Nommer vertu ce qui fut pauvreté ;

 

«  Oh ! Que Colbert était un esprit sage !

Certain butor conseillait, par ménage,

Qu’on abolît ces travaux précieux,

Des Lyonnais ouvrage industrieux.

Du conseiller l’absurde prud’homie

Eût tout perdu par pure économie :

Mais le ministre, utile avec éclat,

Sut par le luxe enrichir notre Etat.

De tous nos arts il agrandit la source ;

Et du midi, du levant, et de l’Ourse,

Nos fiers voisins, de nos progrès jaloux,

Payaient l’esprit qu’ils admiraient en nous.

Je veux ici vous parler d’un autre homme,

Tel que n’en vit Paris, Pékin, ni Rome :

C’est Salomon, ce sage fortuné,

Roi philosophe, et Platon couronné,

Qui connut tout, du cèdre jusqu’à l’herbe :

Vit-on jamais un luxe plus superbe ?

Il faisait naître au gré de ses désirs

L’argent et l’or, mais surtout les plaisirs.

Mille beautés servaient à son usage.

− Mille ? − On le dit, c’est beaucoup pour un sage.

Qu’on m’en donne une, et c’est assez pour moi,

Qui n’ai l’honneur d’être sage ni roi.

 

Parlant ainsi, je vis que les convives

Aimaient assez mes peintures naïves ;

Mon doux béat très peu me répondait,

Riait beaucoup, et beaucoup plus buvait ;

Et tout chacun présent à cette fête

Fit son profit de mon discours honnête.

 

 

 

1 – Madame la comtesse de Verrue, mère de madame la princesse de Carignan, dépensait cent mille francs par an en curiosités ; elle s’était formé un des plus beaux cabinets de l’Europe en raretés et en tableaux. Elle rassemblait chez elle une société de philosophes, auxquels elle fit des legs par son testament. Elle mourut avec la fermeté et la simplicité de la philosophie la plus intrépide. (1752)

 

2 – Une poignée de foin au bout d’un bâton, nommée manipulus, était le premier étendard des Romains. (1748)

 

 

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Sur l’usage de la vie,

 

Pour répondre aux critiques qu’on avait faites du Mondain (1)

 

 

 

Sachez, mes très chers amis,

Qu’en parlant de l’abondance,

J’ai chanté la jouissance

Des plaisirs purs et permis,

Et jamais l’intempérance.

Gens de bien voluptueux,

Je ne veux que vous apprendre

L’art peu connu d’être heureux :

Cet art, qui doit tout comprendre,

Est de modérer ses vœux.

Gardez de vous y méprendre.

Les plaisirs, dans l’âge tendre,

S’empressent à vous flatter :

Sachez que, pour les goûter,

Il faut savoir les quitter,

Les quitter pour les reprendre.

Passez du fracas des cours

A la douce solitude ;

Quittez les jeux pour l’étude :

Changez tout, hors vos amours.

D’une recherche importune

Que vos cœurs embarrassés

Ne volent point, empressés,

Vers les biens que la fortune

Trop loin de vous a placés :

Laissez la fleur étrangère

Embellir d’autres climats :

Cueillez d’une main légère

Celle qui naît sous vos pas.

Tout rang, tout sexe, tout âge,

Reconnaît la même loi ;

Chaque mortel en partage

A son bonheur près de soi.

L’inépuisable nature

Prend soin de la nourriture

Des tigres et des lions,

Sans que sa main abandonne

Le moucheron qui bourdonne

Sur les feuilles des buissons ;

Et tandis que l’aigle altière

S’applaudit de sa carrière

Dans le vaste champ des airs,

La tranquille Philomèle

A sa compagne fidèle

Module ses doux concerts

Jouissez donc de la vie,

Soit que dans l’adversité

Elle paraisse avilie,

Soit que sa prospérité

Irrite l’œil de l’envie.

Tout est égal, croyez-moi :

On voit souvent plus d’un roi

Que la tristesse environne ;

Les brillants de la couronne

Ne sauvent point de l’ennui ;

Ses mousquetaires, ses pages,

Jeunes, indiscrets, volages,

Sont plus fortunés que lui.

La princesse et la bergère

Soupirent également,

Et si leur âme diffère,

C’est en un point seulement :

Philis a plus de tendresse,

Philis aime constamment,

Et bien mieux que son altesse.

Ah ! Madame la princesse,

Comme je sacrifierais

Tous vos augustes attraits

Aux larmes de ma maîtresse !

Un destin trop rigoureux

A mes transports amoureux

Ravit cet objet aimable ;

Mais, dans l’ennui qui m’accable,

Si mes amis sont heureux,

Je serai moins misérable.

 

 

1 – Ces vers ne parurent qu’en 1770 ; mais, depuis 1775, on les imprime toujours à la suite de la Défense du Mondain. (G.A.)

 



 

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