POEME : A la vérité ...
... Mais toujours en lien direct avec l'affaire Calas...
A la vérité. [1]
Vérité, c’est toi que j’implore ;
Soutiens ma voix, dicte mes vers.
C’est toi qu’on craint et qu’on adore,
Toi qui fais trembler les pervers.
Tes yeux veillent sur la justice,
Sous tes pieds tombe l’artifice,
Par la main du temps abattu :
Témoin sacré, juge inflexible,
Tu mis ton trône incorruptible
Entre l’audace et la vertu.
Qu’un autre [2] en sa fougue hautaine,
Insultant aux travaux de Mars,
Soit le flatteur du prince Eugène,
Et le Zoïle des Césars ;
Qu’en adoptant l’erreur commune,
Il n’impute qu’à la fortune
Les succès des plus grands guerriers,
Et que du vainqueur du Granique
Son éloquence satirique
Pense avoir flétri les lauriers.
Illustres fléaux de la terre,
Qui dans votre cours orageux
Avez renversé par la guerre
D’autres brigands moins courageux,
Je vous hais ; mais je vous admire :
Gardez cet éternel empire
Que la gloire a sur nos esprits :
Ce sont les tyrans sans courage
A qui je ne dois pour hommage
Que de l’horreur et du mépris.
Kouli-Kan ravage l’Asie,
Mais en affrontant le trépas :
Tout mortel a droit sur sa vie ;
Qu’il expire sous mille bras ;
Que le brave immole le brave.
Le guerrier [3] qui frappa Gustave
Ailleurs eût rampé sous ses lois ;
Et, dans ces fameuses journées
Au droit du glaive destinées,
Tout soldat est égal aux rois.
Mais que ce fourbe sanguinaire,
De Charles-Quint l’indigne fils [4],
Cet hypocrite atrabilaire,
Entouré d’esclaves hardis,
Entre les bras de sa maîtresse
Plongé dans la flatteuse ivresse
De la volupté qui l’endort,
Aux dangers dérobant sa tête,
Envoie en cent lieux la tempête,
Les fers, la discorde, et la mort. :
Que Borgia, sous sa tiare
Levant un front incestueux,
Immole à sa fureur avare
Tant de citoyens vertueux,
Et que la sanglante Italie
Tremble, se taise, et s’humilie
Aux pieds de ce tyran sacré :
O Terre ! ô peuples qu’il offense !
Criez au ciel, criez vengeance ;
Armez l’univers conjuré.
O vous tous qui prétendez être
Méchants avec impunité,
Vous croyez n’avoir point de maître :
Qu’est-ce donc que la Vérité ?
S’il est un magistrat injuste,
Il entendra la voix auguste
Qui contre lui va prononcer ;
Il verra sa honte éternelle
Dans les traits d’un burin fidèle
Que le temps ne peut effacer.
Quel est parmi nous le barbare ?
Ce n’est point le brave officier
Qui de Champagne ou de Navarre
Dirige le courage altier :
C’est un pédant morne et tranquille,
Gonflé d’un orgueil imbécile,
Et qui croit avoir mérité
Mieux que les Molé vénérables
Le droit de juger ses semblables,
Pour l’avoir jadis acheté.
Arrête, âme atroce, âme dure,
Qui veux dans tes graves fureurs
Qu’on arrache par la torture
La vérité du fond des cœurs.
Torture ! Usage abominable
Qui sauve un robuste coupable,
Et qui perd le faible innocent ;
Du faîte éternel de son temple
La Vérité qui vous contemple
Détourne l’œil en gémissant.
Vérité, porte à la mémoire,
Répète aux plus lointains climats
L’éternelle et fatale histoire
Du supplice affreux des Calas ;
Mais dis qu’un monarque propice,
En foudroyant cette injustice,
A vengé tes droits violés.
Et vous, de Thémis interprètes,
Méritez le rang où vous êtes ;
Aimez la justice, et trembles.
Qu’il est beau, généreux d’Argence,
Qu’il est digne de ton grand cœur
De venger la faible innocence
Des traits du calomniateur !
Souvent l’Amitié chancelante
Resserre sa pitié prudente ;
Son cœur glacé n’ose s’ouvrir,
Son zèle est réduit à tout craindre :
Il est cent amis pour nous plaindre,
Et pas un pour nous secourir.
Quel est ce guerrier intrépide ?
Aux assauts je le vois voler ;
A la cour je le vois timide :
Qui sait mourir n’ose parler.
La Germanie et l’Angleterre
Par cent mille coups de tonnerre
Ne lui font pas baisser les yeux :
Mais un mot, un seul mot l’accable ;
Et ce combattant formidable
N’est qu’un esclave ambitieux.
Imitons les mœurs héroïques
De ce ministre des combats [5],
Qui de nos chevaliers antiques
A le cœur, la tête, et le bras ;
Qui pense et parle avec courage,
Qui de la fortune volage
Dédaigne les dons passagers,
Qui foule aux pieds la calomnie,
Et qui sait mépriser l’envie,
Comme il méprisa les dangers
-oOo-
[1] Cette ode est-elle de 1765 ou de 1762 ? On ne sait. Mais le fait certain c’est qu’elle fut inspirée par la réhabilitation des Calas et adressée au marquis d’Argence de Dirac, qui avait réfuté dans une lettre les infâmes assertions de Fréron contre les clients de Voltaire. Voyez la Correspondance, 1765. (G.A)
[2] Jean-Baptiste Rousseau (G.A.)
[3] Le duc de Saxe-Lauenbourg. (G.A.)
[4] Philippe II. . (G.A.)
[5] Le duc de Choiseul . (G.A.)