LETTRE DE MEMMIUS A CICÉRON - Partie 13
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LETTRES DE MEMMIUS A CICÉRON.
(Partie 13)
X. Si le mal est nécessaire. - Tous les hommes ayant épuisé en vain leur génie à deviner comment le mal peut exister sous un Dieu bon, quel téméraire osera se flatter de trouver ce que Cicéron cherche encore en vain ? Il faut bien que le mal n'ait point d'origine puisque Cicéron ne l'a pas découverte.
Ce mal nous crible et nous pénètre de tous côtés, comme le feu s'incorpore à tout ce qui le nourrit, comme la matière éthérée court dans tous les pores : le bien fait à peu près le même effet. Deux amants jouissants goûtent le bonheur dans tout leur être : cela est ainsi de tout temps. Que puis je en penser, sinon que cela fut nécessaire de tout temps ?
Je suis donc ramené malgré moi à cette ancienne idée que je vois être la base de tous les systèmes, dans laquelle tous les philosophes retombent après mille détours, et qui m'est démontrée par toutes les actions des hommes, par les miennes, par tous les événements que j'ai lus, que j'ai vus, et auxquels j'ai eu part ; c'est le fatalisme, c'est la necessité dont je vous ai déjà parlé.
Si je descends dans moi-même, qu'y vois-je que le fatalisme ? Ne fallait-il pas que je naquisse quand les mouvements des entrailles de ma mère ouvrirent sa matrice, et me jetèrent nécessairement dans le monde ? Pouvait-elle l'empêcher ? Pouvais-je m'y opposer ? Me suis-je donné quelque chose ? Toutes mes ides ne sont-elles pas entrées successivement dans ma tête, sans que j'en aie appelé aucune ? Ces idées n'ont-elles pas déterminé invinciblement ma volonté, sans quoi ma volonté n'aurait point eu de cause ? Tout ce que j'ai fait n'a-t-il pas été la suite nécessaire de toutes ces prémices nécessaires ? N'en est-il pas ainsi dans toute la nature ?
Ou ce qui existe est nécessaire, ou il ne l'est pas. S'il ne l'est pas, il est démontré inutile. L'univers en ce cas serait inutile ; donc il existe d'une nécessité absolue. Dieu, son moteur, son fabricateur, son âme; serait inutile ; donc Dieu existe (1) d'une nécessité absolue, comme nous l'avons dit. Je ne puis sortir de ce cercle dans lequel je me sens enfermé par une force invincible.
Je vois une chaîne immense dont tout est chaînon ; elle embrasse, elle serre aujourd'hui la nature ; elle l'embrassait hier ; elle l'entourera demain : je ne puis voir ni concevoir un commencement des choses. Ou rien n'existe, ou tout est éternel.
Je me sens irrésistiblement déterminé à croire le mal nécessaire, puisqu'il est. Je n'aperçois d'autre raison de son existence que cette existence même.
O Cicéron ! détrompez-moi, si je suis dans l'erreur ; mais en combien d'endroits êtes-vous de mon avis dans votre livre de Fato, sans presque vous en apercevoir ! tant la vérité a de force, tant la destinée vous entraînait malgré vous, lors même que vous la combattiez;
1 - "Et opère," lit-on dans l'édition de 1772. (G.A.)