COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 30
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COMMENTAIRE
SUR L'ESPRIT DES LOIS.
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- Partie 30 -
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DE LA LOI SALIQUE.
(1)
La plupart des hommes qui n'ont pas eu le temps de s'instruire, les dames, les courtisans, les princesses mêmes, qui ne connaissent la loi salique que par les propos vagues du monde, s'imaginent que c'est une loi fondamentale par laquelle autrefois la nation française assemblée exclut à jamais les femmes du trône. Nous avons déjà démontré qu'il n'y a point de loi fondamentale, et que s'il en existait une établie par des hommes, d'autres hommes peuvent la détruire. Il n'y a rien de fondamental que les lois de la nature posées par Dieu même. Mais voici de quoi il s'agit.
La tribu des Francs Saliens, dont Clovis était le chef, ne pouvait avoir de loi écrite. Elle se gouvernait par quelques coutumes, comme toutes la nations qui n'avaient pas été enchaînées et policées par les Romains. Ces coutumes furent, dit-on, rédigées depuis par écrit dans un latin inintelligible, par ce même Clotaire qui avait massacré les petits-fils de sa mère Clotilde presque entre ses bras, et qui depuis fit brûler son propre fils, sa femme et ses enfants. Ce prince parricide fut heureux, ou du moins le parut ; car il recueillit toute la succession de la France Orientale et Occidentale. Il se peut qu'il fit publier la loi salique, parce qu'il y avait dans cette loi un article qui excluait les filles de tout héritage. Il avait deux nièces qu'il voulait dépouiller ; il les enferma dans une obscure prison. L'histoire ne dit point pourquoi il épargna leur sang. On ne peut pas toujours tuer ; la barbarie a, comme les autres inclinations, des moments de relâche. Il se contenta donc, à ce qu'on prétend, de promulguer cette loi, qui semblait ne rien laisser aux filles, tandis qu'elle donnait des royaumes aux mâles. Daniel ne dit point que ce fut Clotaire qui rédigea cette loi ; il dit seulement que Clotaire fut très dévot à saint Martin.
On a deux autres copies tronquées et informes d'une partie de cette loi salique, l'une donnée par Hérold, savant allemand, l'autre par Pithou, savant français, à qui nous avons l'obligation d'avoir déterré les fables de Phèdre, et d'avoir été procureur général de la première chambre de justice érigée contre les déprédateurs des finances.
Ces deux éditions sont différentes, et ce n'est pas un signe de leur authenticité. L'édition d'Hérold commence par ces mots :
In Christi nomie incipit pactus legis salicae.
Hi autem sunt qui legem salicam tractavere,
Wisogast, Arogast, Salegast et Wingogast (2).
L'édition de Pithou commence ainsi :
Incipit tractatus legis salicœ. Gens Francorum inclyta, auctore
Deo condita... quatuor riri electi de pluribus, Wisogastus,
Bodogastus,Sologastus, Wodogastus (3).
Les noms des rédacteurs francs ne sont pas les mêmes. L'une et l'autre copie sont sans date.
Charlemagne fit depuis transcrire en effet la loi salique avec les lois allemandes et bavaroises. A ce mot de loi, on se figure un code où les droits du souverain et du peuple sont réglés. Ce code salique si fameux commence par des cochons de lait, des porcs d'un an et de deux, des veaux engraissés, des bœufs, et des moutons. On apprend du moins par là que le voleur d'un bœuf n'était condamné en justice qu'à trente-cinq sous, et que le voleur d'un taureau banal devait en payer quarante-cinq. Il en coûtait quinze pour avoir pris le couteau de son voisin. Le sou, solidum, d'argent, valait alors huit livres d'aujourd'hui.
On y trouve un article qui fait bien voir les mœurs du temps ; c'est l'article XLV, qui traite des meurtres commis à table. C'était donc un usage assez commun d'égorger ses convives.
Par l'article LVIII il en coûte quatre cents sous pour avoir tué un diacre, et six cents pour avoir tué un prêtre. Il est donc clair que la loi salique ne fut établie qu'après que les Francs se furent soumis au christianisme. Au reste, on peut présumer que le coupable était pendu quand il n'avait pas de quoi payer. L'argent était si rare qu'on ne faisait justice que de ceux qui n'en avaient pas.
Par l'article LXVII, une sorcière qui a mangé de la chair humaine paie deux cents sous. Il faut même, par l'énoncé, qu'elle ait mangé un homme tout entier : Si hominem comederit.
Ce n'est qu'à l'article LXII qu'on trouve les deux lignes célèbres dont on fait l'application à la couronne de France. De terra vero satica nulla portio hœreditatis mulieri veniat, sed ad virilem sexum tota terrœ hœredita perveniat : " Que nulle portion d'héritage de terre salique n'aille à la femme,mais que tout l'héritage de la terre soit au sexe masculin."
Ce texte n'a aucun rapport à ceux qui précèdent ou qui suivent. On pourrait soupçonner que Clotaire inséra ce passage dans le code franc, pour se dispenser de donner la subsistance à ses nièces. Mais sa cruauté n'avait pas besoin de cet artifice : il n'avait pris aucun prétexte quand il égorgea ses deux neveux de sa propre main ; il avait affaire à deux filles dénuées de tout secours, et il les tenait en prison.
De plus,dans ce même passage qui ôte tout aux filles dans le petit pays des Francs Saliens, il est dit : "S'il ne reste que des sœurs de père, qu'elles succèdent : s'il n'y a que des sœurs, de mère, qu'elles aient tout l'héritage."
Ainsi, par cette loi même, Clotaire aurait tout donné aux tantes, en pensant exclure les nièces.
On dira qu'il y a une énorme contradiction dans cette prétendue loi des Francs Saliens, et on aura grande raison. On en trouve dans les lois grecques et romaines. Nous avons vu, et nous avons dit dans toute notre vie, que ce monde ne subsiste que de contradictions.
Il y a bien plus : cette coutume cruelle fut abolie en France dès qu'elle y fut publiée. Rien n'est plus connu de tous ceux qui ont quelque teinture de notre ancienne histoire, que cette formule par laquelle tout Franc Salien instituait ses filles héritières de ses domaines :
"Ma chère fille, un usage ancien et impie ôte parmi nous toute portion paternelle aux filles ; mais ayant considéré cette impiété, j'ai vu que vous m'aviez été tous donnés de Dieu également, et je dois vous aimer de même. Ainsi, ma chère fille, je veux que vous héritiez par portion égale avec vos frères dans toutes mes terres."
Or une terre salique était un franc-alleu libre. Il est évident que si une fille pouvait en hériter, à plus forte raison la fille d'un roi. Il aurait été injuste et absurde de dire : Notre nation est faite pour la guerre, le sceptre ne peut tomber de lance en quenouille. Et supposé qu'alors il y eût eu des armoiries peintes, et que les armoiries des rois francs eussent été des fleurs de lis, il eût été bien plus absurde de dire comme on a dit depuis : Les lis ne travaillent ni ne filent.
Voilà une plaisante raison pour exclure une princesse de son héritage! Les tours de Castille filent encore moins que les lis ; les léopards d'Angleterre ne filent pas plus que les tours : cela n'empêchait pas que les filles n'héritassent des couronnes de Castille et d'Angleterre sans difficulté.
Il est évident que si un roi des Francs, n'ayant qu'une fille, avait dit par son testament : "Ma chère fille, il y a parmi nous un usage ancien et impie qui ôte toute portion paternelle aux filles, et moi, considérant que vous m'avez été donnée de Dieu, je vous déclare mon héritière," tous les antrustions et tous les leudes auraient dû lui obéir. Si elle n'eût point porté les armes, on les aurait portées pour elle. Mais probablement elle aurait combattu à la tête de ses armées, comme on fait notre héroïne Marguerite d'Anjou, non assez célébrée, et la magnanime comtesse de Montfort, et tant d'autres.
On pouvait donc renoncer à la loi salique en faisant son testament, comme tout citoyen peut encore aujourd'hui renoncer par son testament à la loi Falcidia (4).
Pourquoi les deux ou trois lignes de la loi salique auraient-elles été si funestes aux filles des rois de France ?
La France était-elle reconnue pou terre salique, pour terre du pays où coule la rivière Sala en Allemagne, ou pour terre de la Salle dans la Campine ? Les filles des rois étaient-elles de pire condition que les filles des pairs de France ? La Guyenne, la Normandie, le Ponthieu, Montreuil, appartinrent à des femmes, et vinrent au roi d'Angleterre par des femmes. Les comtés de Toulouse et de Provence tombèrent entre les mains des femmes, sans nulle réclamation.
Philippe de Valois lui-même, qui combattit avec tant de malheur pour la loi salique, jugea en faveur du droit des femmes la cause de Jeanne, épouse de Charles de Blois, contre Montfort, et adjugea la Bretagne à Jeanne. Il décida de même le fameux procès de Robert d'Artois, prince du sang, descendant par mâles d'un frère de saint Louis, contre Mahaut sa tante. S'il y avait une province en France où la loi salique dût être en vigueur, c'était un des premiers cantons subjugués par les Francs Saliens quand ils envahirent les Gaules. Cependant Philippe de Valois et ses pairs donnèrent l'Artois aux femmes, et forcèrent le prince à commettre un crime de faux pour soutenir ses droits, du moins à ce qu'on dit.
Que conclure de tant d'exemples ? encore une fois, que tout est contradictoire dans les gouvernements et dans les passions des hommes.
Venons enfin à la grande querelle de Philippe de Valois et d'Édouard III, roi d'Angleterre.
Louis Hutin, arrière-petit-fils de saint Louis, ne laissa qu'une fille (je ne parle point d'un fils posthume qui ne vécut que peut de jours). Qui devait succéder à Louis Hutin ? était-ce sa fille unique Jeanne, ou son second frère Philippe-le-Long ? Louis n'avait point employé la formule, ma chère fille, il y a une loi impie. Il ne la connaissait pas, sans doute ; elle était ensevelie dans les formules de Marculfe, depuis le huitième siècle, au fond de quelque couvent de bénédictins qui n'étaient pas si savants que les bénédictins d'aujourd'hui. Le duc de Bourgogne, Eudes, oncle maternel de Jeanne, voulut en vain soutenir les droits de sa nièce ; en vain il s'empara d'abord de la petite forteresse du Louvre, en vain il s'opposa au sacre, le parti de Philippe-le-Long fut le plus puissant. Tout le monde criait, la loi salique ! la loi salique ! qu'on ne connaissait que par ce peu de lignes qu'on répétait si aisément, filles n'héritent point de terres saliques. Philippe-le-Long régna, et Jeanne fut oubliée.
Dès qu'il fut sacré, il convoqua en 1317 une grande assemblée de notables, à la tête de laquelle était un cardinal nommé d'Arablai. L'université y fit appel. Les membres laïques de cette assemblée qui savaient écrire signèrent que filles n'héritent point du royaume. Les autres firent apposer leurs sceaux à cet instrument authentique. Et ce qui est fort étrange, les membres de l'université ne le signèrent point ; quoique la souscription d'une compagnie réputée alors la seule savante, et qu'on a nommée le concile perpétuel des Gaules, manquât à un acte si intéressant, il n'en fut pas moins regardé comme une loi fondamentale du royaume.
Cette loi eut bientôt son plein effet à la mort de Philippe-le-Long. Il ne laissait que des filles ; et comme il avait succédé à son frère Louis Hutin, son frère Charles-le-Bel lui succéda avec l'applaudissement de la France. La mort poursuivait ces trois jeunes frères. Leurs règnes ne remplirent en tout qu'une durée de treize ans. Charles-le-Bel, en mourant, ne laissa encore que des filles. Sa veuve, Jeanne d'Évreux, était enceinte ; il fallait nommer un régent. Le droit à cette régence fut disputé par les deux plus proches parents, le jeune Édouard III, roi d'Angleterre, neveu des trois rois de France derniers morts, et Philippe, comte de Valois, leur cousin germain. Édouard était neveu par sa mère, et Valois était cousin par son père. L'un alléguait la proximité, l'autre sa descendance par les mâles. La cause fut jugée à Paris dans une nouvelle assemblée de notables, composée de pairs, de hauts barons, et de tout ce qui pouvait représenter la nation.
On décida, d'une voix unanime, que la mère d'Édouard n'avait pu transmettre à son fils aucun droit, puisqu'elle n'en avait pas. La cause des Anglais était bien mauvaise, mais ils disaient aux Français : Ce n'est pas à vous à décider, vous êtes juges et parties ; nous en appelons à Dieu et à notre épée. Édouard, en ce genre, devint le meilleur avocat de l'Europe, et Dieu fut pour lui.
1 - Voyez le livre XXVIII de l'Esprit des lois. Voltaire a encore un article sur la loi salique, un article dans le Dictionnaire philosophie, et un chapitre de son Essai sur les mœurs, page 158. (G.A.)
2 - Texte exact : "Wisogast, Arogast, Windogast in Bodam,Suleham et Widham." (G.A.)
3 - Ou plutôt "Widogastus in locis cognominatis Solehaim Bodohaim, Widohaim, etc." Ce ne sont pas là des noms d'hommes, mais des titres de chefs de tribus : le gast de Wise, le gast de Bode, etc. (G.A.)
4 - Elle défendait de léguer plus des trois quarts de son bien au préjudice de l'héritier naturel. (G.A.)