LA BIBLE EXPLIQUÉE - Partie 17
Photo de PAPAPOUSS
LA BIBLE EXPLIQUÉE.
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ANCIEN TESTAMENT.
(Partie 17)
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Ils retournèrent donc en Égypte avec l'argent. Ils se présentèrent devant Joseph, qui les ayant vus et Benjamin avec eux, dit à son maître d'hôtel : Faites-les entrer, tuez des victimes ; préparez un dîner : car ils dîneront avec moi à midi (1). Joseph ayant levé les yeux et ayant remarqué son frère utérin, il leur demanda : Est-ce là votre petit frère dont vous m'avez parlé ? Et il lui dit : Dieu te favorise, mon fils ! Et il sortit promptement, parce que ses entrailles étaient émues sur son frère, et que ses larmes coulaient.
On servit à part Joseph, et les Égyptiens qui mangeaient avec lui, et les frères de Joseph aussi à part : car il est défendu aux Égyptiens de manger avec des Hébreux ; ces repas seraient regardés comme profanes. Les fils de Jacob s'assirent donc en présence de Joseph, selon l'ordre de leur naissance, et ils furent fort surpris qu'on donnât une part à Benjamin cinq fois plus grande que celle des autres...
Or Joseph donna ordre à son maître d'hôtel d'emplir les sacs des Hébreux de blé, et de mettre leur argent dans leurs sacs, et de placer à l'entrée du sac de Benjamin non seulement son argent, mais encore la coupe même du premier ministre. On les laissa partir le lendemain matin avec leurs ânes ; puis on courut après eux ; on fit ouvrir leurs sacs, et on trouva la coupe et l'argent en haut du sac de Benjamin. Le maître d'hôtel leur dit : Ah !quel mal avez-vous rendu pour le bien qu'on vous a fait ? Vous avez volé la tasse dans laquelle monseigneur boit, sa tasse divinatoire dans laquelle il prend ses augures (2).
Joseph ne pouvait plus se retenir devant le monde ; ainsi il ordonna que tous les assistants sortissent dehors, afin que personne ne fût témoin de la reconnaissance qui allait se faire. Et élevant la voix avec des gémissements que les Égyptiens et toute la maison de Pharaon entendirent, il dit à ses frères : Je suis Joseph. Mon père vit-il encore ? Ses frères ne pouvaient répondre, tant ils furent saisis de frayeur. Mais il leur dit avec douceur : Approchez-vous de moi. Et alors ils s'approchèrent. Oui, dit-il, je suis votre frère Joseph que vous avez vendu en Égypte. Ne craignez rien ; ne vous troublez point pour m'avoir vendu dans ces contrées. C'est pour votre salut que Dieu m'a fait venir avant vous en Égypte. Ce n'est point par vos desseins que j'ai été conduit ici, mais par la volonté de Dieu, qui m'a rendu le père, le sauveur du pharaon, et qui m'a fait prince de toute la terre d'Égypte ; venez et ne tardez point (3).
Vous demeurerez dans la terre de Gessen, ou Gossen : car il reste encore cinq années de famine. Je vous nourrirai, de peur que vous ne mouriez de faim, vous et toute votre famille. Vos yeux et les yeux de mon frère Benjamin sont témoins que ma bouche vous parle votre langue. Et il baisa Benjamin et tous ses frères qui pleurèrent, et qui enfin osèrent lui parler. Le bruit s'en répandit partout dans la cour du roi. Les frères de Joseph y vinrent. Le pharaon s'en réjouit ; il dit à Joseph d'ordonner qu'ils chargeassent leurs ânes, et qu'ils amenassent leur père et tous leurs parents ; je leur donnerai, dit-il, tous les biens de l'Égypte (4), et ils mangeront la moelle de la terre. Dites qu'ils prennent des voitures d'Égypte pour amener leurs femmes et les petits enfants ; car toutes les richesses de l'Égypte seront à eux.
Israël étant parti avec tout ce qui était à lui, vint au puits du Jurement. Et ayant immolé les victimes au Dieu de son père Isaac, il entendit Dieu dans une vision pendant la nuit, lequel lui dit : Jacob ! Jacob ! Et il répondit : Me voilà. Dieu ajouta : Je suis le très fort, le Dieu de ton père ; ne crains point ; descends en Égypte, car je te ferai père d'un grand peuple : j'y descendrai avec toi, et je t'en ramènerai (5).
Tous ceux qui vinrent en Égypte avec Jacob, et qui sortirent de sa cuisse, étaient au nombre de soixante et six, sans compter les femmes de ses enfants.
Jacob étant arrivé, Joseph monta sur son chariot, vint au-devant de son père, et pleura en l'embrassant. Et il dit à ses frères et à toute la famille de son père : Lorsque le pharaon vous fera venir et qu'il vous demandera quel est votre métier, vous lui répondrez : Nous sommes des pasteurs, vos serviteurs sont nourris dans cette profession dès leur enfance, nos pères y ont été nourris. Et vous direz tout cela afin que vous puissiez habiter dans la terre de Gessen ; car les Égyptiens ont en horreur tous les pasteurs de brebis (6).
1 - Les Égyptiens avaient en horreur tous les étrangers, et se croyaient souillés s'ils mangeaient avec eux. Les Juifs prirent d'eux cette coutume inhospitalière et barbare. L'Église grecque a imité en cela les Juifs, au point qu'avant Pierre-le-Grand il n'y avait pas un Russe parmi le peuple qui eût voulu manger avec un luthérien, ou avec un homme de la communion romaine. Aussi nous voyons que Joseph, en qualité d'Égyptien, fit manger ses frères à une autre table que la sienne ; il leur parlait même par interprète. La différence du culte, en ne reconnaissant qu'un même Dieu, paraît ici évidemment. On immole des victimes dans la maison même du premier ministre, et on les sert sur table. Cependant il n'est jamais question ni d'Isis, ni d'Osiris, ni d'aucun animal consacré. Il est bien étrange que l'auteur hébreu de l'histoire hébraïque, ayant été élevé dans les sciences des Égyptiens, semble ignorer entièrement leur culte. C'est encore une des raisons qui ont faire croire à plusieurs savants que Mosé, ou Moïse, ne peut être l'auteur du Pentateuque.
2 - Quoi qu'en dise Grotius, il est clair que le texte donne ici Joseph pour un magicien ; il devinait l'avenir en regardant dans sa tasse. C'est une très ancienne superstition, très commune chez les Chaldéens et chez les Égyptiens ; elle s'est même conservée jusqu'à nos jours. Nous avons vu plusieurs charlatans et plusieurs femmes employer ce ridicule sortilège. Boyer Bandol, dans la régence du duc d'Orléans, mit cette sottise à la mode ; cela s'appelait lire dans le verre. On prenait un petit garçon ou une petite fille, qui pour quelque argent voyait dans ce verre plein d'eau tout ce qu'on voulait voir. Il n'y a pas là grande finesse. Les tours les plus grossiers suffisent pour tromper les hommes, qui aiment toujours à être trompés. Les tours et les impostures des convulsionnaires n'ont pas été plus adroits ; et cependant on sait quelle prodigieuse vogue ils ont eue longtemps. Il faut que la charlatanerie soit bien naturelle, puisqu'on a trouvé en Amérique et jusque chez les nègres de l'Afrique, ces mêmes extravagances, dont notre ancien continent a toujours été rempli.
Il est très vraisemblable que si Joseph fut vendu par ses frères en Égype étant encore enfant, il prit toutes les coutumes et toutes les superstitions de l'Égypte, ainsi qu'il en apprit la langue.
3 - Ce morceau d'histoire a toujours passé pour un des plus beaux de l'antiquité. Nous n'avons rien dans Homère de si touchant. C'est la première de toutes les reconnaissances dans quelque langue que ce puisse être. Il n'y a guère de théâtre en Europe où cette histoire n'ait été représentée. La moins mauvaise de toutes les tragédies qu'on ait faites sur ce sujet intéressant est, dit-on, celle de l'abbé Genest, jouée sur le théâtre de Paris, en 1711. Il y en a eu une autre depuis par un jésuite nommé Arthus, imprimée en 1749 ; elle est intitulée : La reconnaissance de Joseph, ou Benjamin, tragédie chrétienne en trois actes en vers, qui peut se représenter dans tous les collèges, communautés et maisons bourgeoises. Il est singulier que l'auteur ait appelé tragédie chrétienne une pièce dont le sujet est d'un siècle si antérieur à Jésus-Christ.
Presque tous les romans que nous avons eus, soit anciens, soit modernes, et une infinité d'ouvrages dramatiques, ont été fondés sur des reconnaissances. Rien n'est plus naïf que celle de Joseph et de ses frères. Les critiques y reprennent quelques répétitions : ils trouvent mauvais que les onze patriarches étant venus deux fois de suite de la part de Jacob, Joseph leur demande si son père vit encore. Cette censure peut paraître outrée, comme le sont presque toutes les censures. La piété filiale peut faire dire à Joseph plus d'une fois : Mon père est-il encore en vie ? ne reverrai-je pas mon père ?
4 - Il est étonnant que le pharaon dise : Je donnerai à ces étrangers tous les biens de l'Égypte. M. Boulanger soupçonne que toute cette histoire de Joseph ne fut insérée dans le canon juif que du temps de Ptolémée Evergète. En effet, ce fut sous ce roi Ptolémée qu'il y eut un Joseph fermier général. Boulanger imagine que le roi de Syrie Antiochus-le-Grand, ayant fait brûler tous les livres en Judée, et les Samaritains ayant abjuré la secte juive, on ne traduisit un exemplaire de l'Ancien Testament en grec que longtemps après, et non pas sous Ptolémée Philadelphe ; qu'on inséra l'histoire du patriarche Joseph dans l'exemplaire hébreu et dans la traduction ; qu'alors les samaritains, redevenus demi-juifs, l'insérèrent dans leur Pentateuque. Cette conjecture téméraire paraît destituée de tout fondement.
5 - Les mêmes critiques, dont nous avons tant parlé, prétendent qu'il y a ici une contradiction, et que Dieu n'a pas pu dire à Jacob : Je te ramènerai, puisque Jacob et tous ses enfants moururent en Égypte. On répond à cela que Dieu le ramena après sa mort. C'était une tradition chez les Juifs que Moïse, en parlant de l'Égypte, avait trouvé le tombeau de Joseph, et l'avait porté sur ses épaules. Cette tradition se trouve encore dans le livre hébreu intitulé : De la vie et de la mort de Moïse, traduit en latin par le savant Gaulmin. (Voltaire.) - Voyez dans le Dictionnaire philosophique, l'article MOÏSE. (G.A.)
6 - Les critiques ne cessent de dire qu'il n'y a pas de raison à conseiller à des étrangers de s'avouer pour pasteurs, parce que dans le pays on déteste les pasteurs, et qu'il fallait au contraire leur dire : Gardez-vous bien de laisser soupçonner que vous soyez d'un métier qu'on a ici en exécration. Si une colonie de Juifs venait se présenter pour s'établir en Espagne, on lui dirait sans doute : Gardez-vous bien d'avouer que vous êtes Juifs, et surtout que vous avez de l'argent ; car l'inquisition vous ferait brûler pour avoir votre argent.
On demande ensuite pourquoi les Égyptiens détestaient une classe aussi utile que celle des pasteurs. C'est qu'en effet on prétend que les Arabes Bédouins, dont les Juifs étaient évidemment une colonie, et qui vinnent encore tous les ans faire paître leurs moutons en Égypte, avaient autrefois conquis une partie de ce pays. Ce sont eux qu'on nomme les rois pasteurs, et que Manéthon dit avoir régné cinq cents ans dans le Delta. On a cru même que cette irruption des voleurs de l'Arabie Pétrée et de l'Arabie Déserte, dont les Juifs étaient descendus, avait été faite plus de cent ans avant la naissance d'Abraham, ils avaient donc régné environ trois cent quatre-vingts ans. Or ils furent les maîtres de l'Égypte cinq cents ans ; donc ils régnèrent encore cent vingt ans depuis l'arrivée de Jacob. Donc, loin de détester les pasteurs, les maîtres de l'Égypte devaient au contraire les chérir, puisqu'ils étaient pasteurs eux-mêmes. Il n'est guère possible de débrouiller ce chaos de l'ancienne chronologie.