POÈME - DE L'ENVIE

Publié le par loveVoltaire

POÈME - DE L'ENVIE

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TROISIÈME DISCOURS

 

(1)

 

DE L’ENVIE.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’homme est créé libre, il doit se gouverner ;

Si l’homme a des tyrans, il les doit détrôner (1).

On ne le sait que trop, ces tyrans sont les vices.

Le plus cruel de tous dans ses sombres caprices,

Le plus lâche à la fois et le plus acharné,

Qui plonge au fond du cœur un trait empoisonné,

Ce bourreau de l’esprit, quel est-il ? C’est l’envie.

L’orgueil lui donna l’être au sein de la folie ;

Rien ne peut l’adoucir, rien ne peut l’éclairer :

Quoique enfant de l’orgueil, il craint de se montrer.

Le mérite étranger est un poids qui l’accable :

Semblable à ce géant si connu dans la fable,

Triste ennemi des dieux, par les dieux écrasé,

Lançant en vain les feux dont il est embrasé,

Il blasphème, il s’agite en sa prison profonde ;

Il croit pouvoir donner des secousses au monde ;

Il fait trembler l’Etna dont il est oppressé :

L’Etna sur lui retombe, il en est terrassé.

J’ai vu des courtisans, ivres de fausse gloire,

Détester dans Villars l’éclat de la victoire (2).

Ils haïssaient le bras qui faisait leur appui ;

Il combattait pour eux, ils parlaient contre lui.

Ce héros eut raison quand, cherchant les batailles,

Il disait à Louis : « Je ne crains que Versailles ;

Contre vos ennemis je marche sans effroi :

Défendez-moi des miens ; ils sont près de mon roi. »

Cœurs jaloux, à quels maux êtes-vous donc en proie ?

Vos chagrins sont formés de la publique joie.

Convives dégoûtés, l’aliment le plus doux,

Aigri par votre bile, est un poison pour vous.

O vous qui de l’honneur entrez dans la carrière,

Cette route à vous seuls appartient-elle entière ?

N’y pouvez-vous souffrir les pas d’un concurrent ?

Voulez-vous ressembler à ces rois d’Orient

Qui, de l’Asie esclave oppresseurs arbitraires,

Pensent ne bien régner qu’en étranglant leurs frères ?

Lorsqu’aux jeux du théâtre, écueil de tant d’esprits,

Une affiche nouvelle entraîne tout Paris ;

Quand Dufresne et Gaussin (3), d’une voix attendrie,

Font parler Orosmane, Alzire, Zénobie,

Le spectateur content, qu’un beau trait vient saisir,

Laisse couler des pleurs, enfants de son plaisir :

Rufus (4) désespéré, que ce plaisir outrage,

Pleure aussi dans un coin, mais ses pleurs sont de rage.

Eh bien ! Pauvre affligé, si ce fragile honneur,

Si ce bonheur d’un autre a déchiré ton cœur,

Mets du moins à profit le chagrin qui l’anime ;

Mérite un tel succès, compose, efface, lime.

Le public applaudit aux vers du Glorieux (5) ;

Est-ce un affront pour toi ? Courage, écris, fais mieux :

Mais garde-toi surtout, si tu crains les critiques,

D’envoyer à Paris tes Aïeux chimériques (6)

Ne fais plus grimacer tes odieux portraits

Sous des crayons grossiers pillés chez Rabelais.

Tôt ou tard on condamne un rimeur satirique

Dont la moderne muse emprunte un air gothique,

Et, dans un vers forcé que surcharge un vieux mot,

Couvre son peu d’esprit des phrases de Marot (7)

Ce jargon dans un conte est encor supportable ;

Mais le vrai veut un air, un ton plus respectable.

Si tu veux, faux dévot, séduire un sot lecteur,

Au miel d’un froid sermon mêle un peu moins d’aigreur ;

Que ton jaloux orgueil parle un plus doux langage ;

Singe de la vertu, masque mieux ton visage.

La gloire d’un rival s’obstine à t’outrager ;

C’est en le surpassant que tu dois t’en venger ;

Érige un monument plus haut que son trophée :

Mais pour siffler Rameau, l’on doit être un Orphée.

Qu’un petit monstre noir (8), peint de rouge et de blanc,

Se garde de railler ou Vénus ou Rohan ;

On ne s’embellit point en blâmant sa rivale.

Qu’a servi contre Bayle, une infâme cabale ?

Par le fougueux Jurieu (9) Bayle persécuté

Sera des bons esprits à jamais respecté ;

Et le nom de Jurieu, son rival fanatique,

N’est aujourd’hui connu que par l’horreur publique.

Souvent dans ses chagrins un misérable auteur

Descend au rôle affreux de calomniateur.

Au lever de Séjan, chez Nestor, chez Narcisse,

Il distille à longs traits son absurde malice,

Pour lui tout est scandale, et tout impiété :

Assurer que ce globe, en sa course emporté,

S’élève à l’équateur, en tournant sur lui-même,

C’est un raffinement d’erreur et de blasphème.

Malebranche est spinosiste, et Locke en ses écrits

Du poison d’Epicure infecte les esprits ;

Pope est un scélérat, de qui la plume impie

Ose vanter de Dieu la clémence infinie,

Qui prétend follement (ô le mauvais chrétien !)

Que Dieu nous aime tous, et qu’ici tout est bien(10).

Cent fois plus malheureux et plus infâme encore

Est ce fripier d’écrits (11) que l’intérêt dévore,

Qui vend au plus offrant son encre et ses fureurs ;

Méprisable en son goût, détestable en ses mœurs ;

Médisant, qui se plaint des brocards qu’il essuie (12) ;

Satirique ennuyeux, disant que tout l’ennuie ;

Criant que le bon goût s’est perdu dans Paris,

Et le prouvant très bien, du moins par ses écrits.

On peut à Despréaux pardonner la satire.

Il joignit l’art de plaire au malheur de médire :

Le miel que cette abeille avait tiré des fleurs

Pouvait de sa piqûre adoucir les douleurs ;

Mais pour un lourd frêlon méchamment imbécile (13)

Qui vit du mal qu’il fait, et nuit sans être utile,

On écrase à plaisir cet insecte orgueilleux,

Qui fatigue l’oreille et qui choque les yeux.

Quelle était votre erreur, ô vous, peintres vulgaires ?

Vous rivaux clandestins, dont les mains téméraires,

Dans ce cloître où Bruno semble encor respirer,

Par une lâche envie ont pu défigurer (14)

Du Zeuxis des Français les savantes peintures !

L’honneur de son pinceau s’accrut par vos injures :

Ces lambeaux déchirés en sont plus précieux :

Ces traits en sont plus beaux, et vous plus odieux.

Détestons à jamais un si dangereux vice.

Ah ! Qu’il nous faut chérir ce trait plein de justice

D’un critique modeste, et d’un vrai bel esprit,

Qui, lorsque Richelieu follement entreprit

De rabaisser du Cid la naissance merveille,

Tandis que Chapelain osait juger Corneille,

Charger de condamner cet ouvrage imparfait.

Dit pour tout jugement : « Je voudrais l’avoir fait (15) ! »

C’est ainsi qu’un grand cœur sait penser d’un grand homme.

A la voix de Colbert Bernini vint de Rome :

De Perrault (16) dans le Louvre il admira la main :

« Ah ! dit-il ; si Paris renferme dans son sein

Des travaux si parfaits, un si rare génie,

Fallait-il m’appeler du fond de l’Italie ? »

Voilà le vrai mérite ; il parle avec candeur :

L’envie est à ses pieds, la paix est dans son cœur.

Qu’il est grand, qu’il est doux de se dire à soi-même :

Je n’ai point d’ennemis, j’ai des rivaux que j’aime ;

Je prends part à leur gloire, à leurs maux, à leurs biens ;

Les arts nous ont unis, leurs beaux jours sont les miens !

C’est ainsi que la terre avec plaisir rassemble

Ces chênes, ces sapins qui s’élèvent ensemble :

Un suc toujours égal est préparé pour eux ;

Leur pied touche aux enfers, leur cime est dans les cieux ;

Leur tronc inébranlable, et leur pompeuse tête,

Résiste en se touchant, aux coups de la tempête ;

Ils vivent l’un par l’autre, ils triomphent du temps :

Tandis que sous leur ombre on voit de vils serpents

Se livrer, en sifflant, des guerres intestines.

Et de leur sang impur arroser leurs racines (17).

 

 

 

 

 

 

 

1 – Ces deux vers furent inscrits, en 1791, sur le chariot qui ramena les cendres de Voltaire à Paris. (G.A.)

 

2 – Voyez, Siècle de Louis XIV, chap. XXIII. (G.A.)

 

3 – Dufresne, célèbre acteur de Paris, Mademoiselle Gaussin, actrice pleine de grâces, qui joua Zaïre. (G.A.)

 

4 – J.-B. Rousseau, qui avait écrit contre Zaïre. (G.A.)

 

5 – Comédie de Destouches. (G.A.)

 

6 – Mauvaise comédie de Rousseau qui n’a pu être jouée. (1748)

 

7 – Il est à remarquer que Voltaire s’est toujours élevé contre ce mélange de l’ancienne langue et de la nouvelle. Cette bigarrure est non seulement ridicule, mais elle jetterait dans l’erreur les étrangers qui apprennent le français. (1752)

 

8 – Madame de Ruffec. (G.A.)

 

9 – Jurieu était un ministre protestant qui s’acharna contre Bayle et contre le bon sens : il écrivit en fou, et il fit le prophète ; il prédit que le royaume de France éprouverait des révolutions qui ne sont jamais arrivées. Quant à Bayle, on sait que c’est un des plus grands hommes que la France ait produits. Le parlement de Toulouse lui a fait un honneur unique en faisant valoir son testament, qui devait être annulé, comme celui d’un réfugié, selon la rigueur de la loi, et qu’il déclara valide, comme le testament d’un homme qui avait éclairé le monde et honoré sa patrie. L’arrêt fut rendu sur le rapport de M. de Senaux, conseiller. (1738)

 

10 – L’optimisme de Platon, renouvelé par Shaftesbury, Bolingbroke, Leibnizt, et chanté par Pope en beaux vers, est peut-être un système faux ; mais ce n’est pas assurément un système impie, comme des calomniateurs l’ont dit. (1775)

 

11 – Desfontaines. Voyez, le Préservatif, et le Mémoire sur la satire. (G.A.)

 

12 – Variante :

 

Médisant acharné, quelle étrange manie

Fait aboyer la voix contre une Académie ?

As-tu, vieux candidat, chez les quarante élus,

Approché seulement de l’honneur d’un refus ?

Hélas ! Quel est le fruit de tes cris imbéciles ?

La police est sévère on fouette les Zoïles.

Chacun avec mépris se détourne de toi :

Tout fuit, jusqu’aux enfants et l’on sait trop pourquoi.

Ah ! Qu’il nous faut chérir, etc. (G.A.)

 

 

13 – Ce vers est de 1745. Fréron, longtemps collaborateur de Desfontaines, publiait alors des Lettres critiques. (G.A.)

 

14 – Quelques peintres, jaloux de Le Sueur, gâtèrent ses tableaux qui sont aux Chartreux. (1740)

 

15 – Habert de Cérisy, de l’Académie. (1758)

 

16 – La belle façade du vieux Louvre est de M. Perrault. (1748)

 

17 – "Votre épître sur l’Envie est inimitable, écrivait Frédéric à Voltaire. Je la préfère presque encore aux deux autres. Vous parlez de l’envie comme un homme qui a senti le mal qu’elle peut faire, et des sentiments généreux comme de votre patrimoine. Je vous reconnais toujours aux grands sentiments. Vous les sentez si bien, qu’il vous est facile de les exprimer. " (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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