MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre XXXI
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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.
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CHAPITRE XXXI.
De l'air.
(1)
Quelques philosophes ont nié qu'il y eût de l'air. Ils disent qu'il est inutile d'admettre un être qu'on ne voit jamais, et dont tous les effets s'expliquent si aisément par les vapeurs qui sortent du sein de la terre. Newton a démontré que le corps le plus dur a moins de matière que de pores. Des exhalaisons continuelles s'échappent en foule de toutes les parties de notre globe. Un cheval jeune et vigoureux, ramené tout en sueur dans son écurie en temps d'hiver, est entouré d'une atmosphère mille fois moins considérable que notre globe ne l'est de la matière de sa propre transpiration.
Cette transpiration, ces exhalaisons, ces vapeurs innombrables, s'échappent sans cesse par des pores innombrables, et ont elles-mêmes des pores. C'est ce mouvement continu en tout sens qui forme et qui détruit sans cesse végétaux, minéraux, métaux, animaux. C'est ce qui a fait penser à plusieurs que le mouvement est essentiel à la matière, puisqu'il n'y a pas une particule dans laquelle il n'y ait un mouvement continu. Et si la puissance formatrice éternelle qui préside à tous les globes est l'auteur de tout mouvement, elle a voulu du moins que ce mouvement ne périt jamais. Or ce qui est toujours indestructible a pu paraître essentiel, comme l'étendue et la solidité ont paru essentielles. Si cette idée est une erreur, elle est pardonnable; car il n'y a que l'erreur malicieuse et de mauvaise foi qui ne mérite pas d'indulgence.
Mais qu'on regarde le mouvement comme essentiel ou non, il est indubitable que les exhalaisons de notre globe s'élèvent et retombent, sans aucun relâche, à un mille, à deux milles, à trois milles au-dessus de nos têtes. Au mont Atlas, à l'extrémité du Taurus, tout homme peut voir tous les jours les nuages se former sous ses pieds. Il est arrivé mille fois à des voyageurs d'être au-dessus de l'arc-en-ciel, des clairs et du tonnerre.
Le feu répandu dans l'intérieur du globe, ce feu caché dans l'eau et dans la glace même, est probablement la source impérissable de ces exhalaisons, de ces vapeurs dont nous sommes continuellement environnés. Elles forment un ciel bleu dans un temps serein, quand elles sont assez hautes et assez atténuées pour ne nous envoyer que des rayons bleus, comme les feuilles de l'or amincies exposées aux rayons du soleil dans la chambre obscure (2). Ces mêmes vapeurs forment les tonnerres et les éclairs. Comprimées et ensuite dilatées par cette compression dans les entrailles de la terre, elles s'échappent en volcans, forment et détruisent de petites montagnes, renversent des villes, ébranlent quelquefois une grande partie du globe.
Cette mer de vapeurs dans laquelle nous nageons, qui nous menace sans cesse, et sans laquelle nous ne pourrions vivre, comprime de tous côtés notre globe et ses habitants avec la même force que si nous avions sur notre tête un océan de trente-deux pieds de hauteur ; et chaque homme en porte environ quarante mille livres.
Tout ceci posé, les philosophes qui nient l'air disent : Pourquoi attribuerions-nous à un élément inconnu et invisible des effets que l'on voit continuellement produits par ces exhalaisons visibles et palpables ?
L'air est élastique, nous dit-on ; mais les vapeurs de l'eau seule le sont souvent bien davantage. Ce que vous appelez l'élément de l'air, pressé dans une canne à vent, ne porte une balle qu'à une très petite distance ; mais, dans la pompe à feu des bâtiments d'York à Londres, les vapeurs font un effet cent fois plus violent.
On ne dit rien de l'air, continuent-ils, qu'on ne puisse dire de même des vapeurs du globe ; elles pèsent comme lui, s'insinuent comme lui ; elles se dilatent ; elles se condensent de même, elles allument le feu de même. Ici se présente une grande objection, c'est que le feu est subitement éteint par des vapeurs grossières. Les exhalaisons du vin nouveau éteignent un flambeau dans une cave fermée : la même chose arrive à l'entrée de la grotte du Chien près de Naples. Bien plus, ces vapeurs tuent l'homme dans qui l'air libre entretenait la vie.
Les ennemis de l'air trouvent leur excuse dans ce seul mot de vapeurs grossières. Ils disent que, lorsque ces vapeurs sont plus ténues, elles deviennent salutaires, et qu'alors, loin d'éteindre un flambeau, elles entretiennent sa faible flamme.
Ce système semble avoir un grand avantage sur celui de l'air, en ce qu'il rend parfaitement raison de ce que l'atmosphère ne s'étend qu'environ à trois ou quatre milles tout au plus ; au lieu que, si on admet l'air, on ne trouve nulle raison pour laquelle il ne s'étendrait pas beaucoup plus loin, et n'embrasserait pas l'orbite de la lune (3).
La plus grande objection que l'on fasse contre les systèmes des exhalaisons du globe est qu'elles perdent leur élasticité dans la pompe à feu quand elles sont refroidies ; au lieu que l'air est, dit-on, toujours élastique. Mais premièrement, il n'est pas vrai que l'élasticité de l'air agisse toujours ; son élasticité est nulle quand on le suppose en équilibre ; et, sans cela, il n'y a point de végétaux et d'animaux qui ne crevassent et n'éclatassent en cent morceaux, si cet air, qu'on suppose être dans eux, conservait son élasticité. Les vapeurs n'agissent point quand elles sont en équilibre (4) ; c'est leur dilatation qui fait leurs grands effets. En un mot tout ce qu'on attribue à l'air semble appartenir sensiblement, selon ces philosophes, aux exhalaisons de notre globe.
Si on leur objecte que l'air est quelquefois pestilentiel, c'est bien plutôt des exhalaisons qu'on doit le dire. Elles portent avec elles des parties de soufre, de vitriol, d'arsenic, et de toutes les plantes nuisibles. On dit l'air est pur dans ce canton ; cela signifie : ce canton n'est point marécageux ; il n'y a ni plantes ni minières pernicieuses dont les parties s'exhalent continuellement dans les corps des animaux. Ce n'est point l'élément prétendu de l'air qui rend la campagne de Rome si malsaine ; ce sont les eaux croupissantes, ce sont les anciens canaux qui, creusés sous terre de tous côtés, sont devenus le réceptacle de toutes les bêtes venimeuses. C'est de là que s'exhale continuellement un poison mortel. Allez à Frescati ; ce n'est plus le même terrain, ce ne sont plus les mêmes exhalaisons. Mais pourquoi l'élément supposé de l'air changerait-il de nature à Frescati ? Il se chargera, dit-on, dans la campagne de Rome, de ces exhalaisons funestes, et n'en trouvant pas à Frescati, il deviendra plus salutaire. Mais encore une fois, puisque ces exhalaisons existent, puisqu'on les voit visiblement s'élever le soir en nuages, quelle nécessité de les attribuer à une autre cause ? Elles montent dans l'atmosphère, elles s'y dissipent, elles changent de forme ; le vent dont elles sont la première cause les emporte, les sépare ; elles s'atténuent ; elles deviennent salutaires de mortelles qu'elles étaient.
Une autre objection, c'est que ces vapeurs, ces exhalaisons renfermées dans un vase de verre, s'attachent aux parois et tombent ; ce qui n'arrive jamais à l'air. Mais qui vous a dit que, si les exhalaisons humides tombent au fond de ce cristal, il n'y a pas incomparablement plus de vapeurs sèches et élastiques qui se soutiennent dans l'intérieur de ce vase ? L'air, dites-vous, est purifié après une pluie. Mais nous sommes en droit de vous soutenir que ce sont les exhalaisons terrestres qui se sont purifiées ; que les plus grossières, les plus aqueuses, rendues à la terre, laissent les plus sèches et les plus fines au-dessus de nos têtes, et que c'est cette ascension et cette descente alternative qui entretient le jeu continuel de la nature.
Voilà une partie des raisons qu'on peut alléguer en faveur de l'opinion que l'élément de l'air n'existe pas. Il y en a de très spécieuses, et qui peuvent au moins faire naître des doutes ; mais ces doutes céderont toujours à l'opinion commune, qui paraît établie sur des principes supérieurs à ceux qui n'admettent au lieu d'air que les exhalaisons du globe (5).
1 – Une partie de ce chapitre fut reproduite par Voltaire en 1770, dans les Questions sur l'Encyclopédie, article AIR. (G .A.)
2 – L'or est vert par transmission, et non bleu. Peut-être celui que Voltaire avait vu était-il argentifère. Les couches des mines d'argent sont en effet bleues par transmission. (Delavaut).
3 – L'air ne contient que très peu de ces exhalaisons aqueuses. Leur élasticité est presque nulle. Cette comparaison du fusil à vent et des pompes ne peut emporter de conviction puisque les circonstances ne sont pas les mêmes.
Les exhalaisons du vin nouveau sont de l'acide carbonique, si connu aujourd'hui. On avait, du temps de Voltaire, des appréciations erronées sur l'épaisseur de l'atmosphère ; on l'évalue aujourd'hui à vingt-cinq lieues environ. (Delavaut.)
4 – Erreur. Un ressort tendu, mais en équilibre, n'a-t-il pas de tension ? Plus bas Voltaire s'explique. (Delavaut.)
5 – Il s'élève de la terre deux espèces de vapeurs : les unes ne se soutiennent que parce qu'elles sont dissoutes dans l'air ; les autres sont l'air même, ou plutôt les différentes espèces de fluides aériformes qui composent l'atmosphère ; c'est-à-dire des fluides expansibles à un degré de chaleur inférieur à celui des plus grands froids connus. Un de ces fluides est propre à entretenir le feu et la vie des animaux ; les autres, connus sous le nom d'air fixe ou d'air acide, d'air inflammable, d'air déphlogistiqué, etc., ne peuvent servir à ces deux fonctions : l'air vital ne forme qu'environ un quart de l'air atmosphérique pris auprès de la surface de la terre. Ainsi, dans ce sens que l'atmosphère n'est pas formée par un élément simple, l'opinion pour laquelle M. de Voltaire paraît penser est très vraie ; et personne, parmi les physiciens, ne s'en doutait lorsqu'il publia cet ouvrage. (K.) - Il y avait cependant bien des moyens de se donner une certitude, ne fût-ce qu'en essayant de vivre dans le vide. On connaissait la machine pneumatique. (Delavaut.)