MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre XX

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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre XX

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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.

 

 

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CHAPITRE XX.

 

 

 

De la prétendue race d'anguilles formées

de farine et de jus de mouton

 

(1)

 

 

 

 

 

 

 

      Celui qui a dit le premier qu'il n'y a point de sottise dont l'esprit humain ne soit capable était un grand prophète. Un jésuite irlandais, nommé Needham, qui voyageait dans l'Europe en habit séculier, fit des expériences à l'aide de plusieurs microscopes. Il crut apercevoir dans de la farine de blé ergoté, mise au four, et laissée dans un vase purgé d'air, et bien bouché, il crut apercevoir, dis-je, des anguilles qui accouchaient bientôt d'autres anguilles. Il s'imagina voir le même phénomène dans du jus de mouton bouilli. Aussitôt plusieurs philosophes s'efforcèrent de crier merveille, et de dire : Il n'y a point de germe ; tout se régénère par une force vive de la nature. C'est l'attraction, disait l'un ; c'est la matière organisée, disait l'autre ; ce sont des molécules organiques vivantes qui ont trouvé leurs moules. De bons physiciens furent trompés par un jésuite. C'est ainsi qu'un commis des fermes (2) en Basse-Bretagne fit accroire à tous les beaux esprits de Paris (3) qu'il était une jolie femme, laquelle faisait très bien des vers. Il faut avouer que ce fut la honte éternelle de l'esprit humain que ce malheureux empressement de plusieurs philosophesà bâtir un système universel sur un fait particulier qui n'était qu'une méprise ridicule, indigne d'être relevée. On ne douta pas que la farine de mauvais blé formant des anguilles, celle de bon froment ne produisît des hommes.

 

      L'erreur accréditée jette quelquefois de si profondes racines, que bien des gens la soutiennent encore, lorsqu'elle est reconnue et tombée dans le mépris, comme quelques journaux historiques répètent de fausses nouvelles insérées dans les gazettes, lors même qu'elles ont été rétractées. Un nouvel auteur (4) d'une traduction élégante et exacte de Lucrèce, enrichie de notes savantes, s'efforce, dans les notes du troisième livre, de combattre Lucrèce même, à l'appui des malheureuses expériences de Needham, si bien convaincues de fausseté par M. Spallanzani, et rejetées de quiconque a un peu étudié la nature (5). L'ancienne erreur que la corruption est mère de la génération allait ressusciter ; il n'y avait plus de ferme ; et ce que Lucrèce, avec toute l'antiquité, jugeait impossible, allait s'accomplir.

 

 

. . . . . . . . . . . . . . Ex omnibu rebus

Omne genus nasci posset, nit semine egeret,

e mare primum homines, e terra possei oriri

Squammigerum genus, et volucres ; erumpere cœle

Armenta alque aliœ pecudes  . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . Ferre omnes omnia possent.

 

Le hasard incertain de tout alors dispose,

L'animal est sans germe, et l'effet est sans cause.

On verra les humains sortir du fond des mers,

Les troupeaux bondissants tomber du haut des airs ;

Les poissons dans les bois naissant sur la verdure :

Tout pourra tout produire, il n'est plus de nature.

 

 

      Lucrèce avait assurément raison en ce point de physique, quelque ignorant qu'il fût d'ailleurs. Et il est démontré aujourd'hui aux yeux et à la raison qu'il n'est ni de végétal ni d'animal qui n'ait son germe. On le trouve dans l'œuf d'une poule comme dans le gland d'un chêne. Une puissance formatrice préside à tous ces développements d'un bout de l'univers à l'autre.

 

      Il faut bien reconnaître des germes, puisqu'on les voit et qu'on les sème, et que le chêne est en petit contenu dans le gland. On sait bien que ce n'est pas un chêne de soixante pieds de haut qui est dans ce fruit ; mais c'est un embryon qui croîtra par le secours de la terre et de l'eau, comme un enfant croît par une autre nourriture.

 

      Nier l'existence de cet embryon, parce qu'on ne conçoit pas comment il en contient d'autres à l'infini, c'est nier l'existence de la matière parce qu'elle est divisible à l'infini. Je ne le comprends pas, donc cela n'est pas. Ce raisonnement ne peut être admis contre les choses que nous voyons et que nous touchons. Il est excellent contre des suppositions, mais non pas contre les faits (6).

 

      Quelque système qu'on substitue, il sera tout aussi inconcevable, et il aura, par dessus celui des germes, le malheur d'être fondé sur un principe qu'on ne connaît pas, à la place d'un principe palpable, dont tout le monde est témoin. Tous les systèmes sur la cause de la génération, de la végétation, de la nutrition, de la sensibilité, de la pensée, sont également inexplicables. Monades, qui étiez le miroir concentré de l'univers, harmonie préétablie entre l'horloge de l'âme et l'horloge du corps, idées innées, tantôt condamnées, tantôt adoptées par une Sorbonne, sensorium commune, qui n'êtes nulle part, détermination du moment où l'esprit vient animer la matière, retournez au pays des chimères avec le Targum,le Talmud, la Mishna, la Cabale, la Chiromancie, les Éléments de Descartes et les Contes nouveaux. Sommes-nous à jamais condamnés à nous ignorer ? Oui.

 

 

 

 

 

 

1 – M. Beuchot a fait quelques petites additions dans ce chapitre d'après un manuscrit que lui communiqué Decroix. (G.A.)

 

2 – Desforges-Maillard. (G.A.)

 

3 – Voltaire fut un de ces beaux esprits. (G.A.)

 

4 – Lagrange. (G.A.)

 

5 – Voyez l'ouvrage intitulé : Nouvelles recherches sur les animaux microscopiques, par M. Spallanzani. (K.)

 

6 – Il est curieux de voir cette question des générations spontanées agitée par Voltaire. Les raisons sur lesquelles il appuie son opinion ont cela de remarquable qu'elles sont simplement philosophiques. Les savants qui ont, dans ces dernières années, débattu ces doctrines auraient eu peu de succès avec de telles raisons.

 

On remarquera que c'est un jésuite, Needham, qui émit le premier cette théorie. (DELAVAUT.)

 

 

 

 

 

 

 

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