MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre XI
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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.
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CHAPITRE XI.
De la formation des montagnes.
On ne s'est pas contenté de dire que notre terre avait été originairement de verre (1) ; Maillet a imaginé que nos montagnes avaient été faites par le flux, le reflux, et les courants de la mer.
Cette étrange imagination a été fortifiée dans l'Histoire naturelle imprimée au Louvre, comme un enfant inconnu et exposé est quelquefois recueilli par un grand seigneur ; mais le public philosophe n'a pas adopté cet enfant, et il est difficile à élever. Il est trop visible que la mer ne fait point une chaîne de roches sur la terre. Le flux peut amonceler un peu de sable, mais le reflux l'emporte. Des courants d'eau ne peuvent produire lentement dans des siècles innombrables une suite immense de rochers nécessaires dans tous les temps. L'océan ne peut avoir quitté son lit, creusé par la nature, pour aller élever au-dessus des nues, les rochers de l'Immaüs et du Caucase. L'océan une fois formé, une fois placé, ne peut pas plus quitter la moitié du globe pour se jeter sur l'autre, qu'une pierre ne peut quitter la terre pour aller dans la lune.
Sur quelles raisons apparentes appuie-t-on ce paradoxe ? Sur ce qu'on prétend que dans les vallées des Alpes les angles saillants d'une montagne à l'occident répondent aux angles rentrants d'une montagne à l'orient. Il faut bien, dit-on, que les courants de la mer aient produit ces angles. La conclusion est hasardée. Le fait peut être vrai dans quelques vallons étroits ; il ne l'est pas dans le grand bassin de la Savoie et du lac de Genève, il ne l'est pas dans la grande vallée de l'Arno, autour de Florence ; mais à quelles branches ne se prend-on pas quand on se noie dans les systèmes (2) !
Il vaudrait autant avancer que les montagnes ont produit les mers que de prétendre que les mers ont produit les montagnes.
Quel est donc le véritable système ? celui du grand Être qui a tout fait, et qui a donné à chaque élément, à chaque espèce, à chaque genre, sa forme, sa place, et ses fonctions éternelles. Le grand Être qui a formé l'or et le fer, les arbres, l'herbe, l'homme et la fourmi, a fait l'océan et les montagnes. Les hommes n'ont pas été des poissons, comme le dit Maillet ; tout a été probablement ce qu'il est par des lois immuables. Je ne puis trop répéter que nous ne sommes pas des dieux qui puissions créer un univers avec la parole.
Il est très vrai que d'anciens ports sont comblés, que la mer s'est retirée de Carthage, de Rosette, des deux Syrtes, de Ravenne, de Fréjus, d'Aigues-Mortes, etc. Elle a englouti des terrains ; elle en a laissé d'autres à découvert. On triomphe de ces phénomènes, on conclut que l'Océan a caché pendant des siècles le mont Taurus et les Alpes sous ses flots. Quoi ! parce que des atterrissements auront reculé la mer de plusieurs lieues, et qu'elle aura inondé d'un autre côté quelques terrains bas, on nous persuadera qu'elle a inondé le continent pendant des milliers de siècles ! Nous voyons des volcans, donc tout le globe a été en feu ; des tremblements de terre ont englouti des villes, donc tout l'univers a été la proie des flammes. Ne doit-on pas se défier d'une telle conclusion ? Les accidents ne sont pas des règles générales.
L'illustre et savant auteur de l'Histoire naturelle dit à la fin de la théorie de la terre, page 124 (3) : « Ce sont les eaux rassemblées dans la vaste étendue des mers, qui, par le mouvement continuel du flux et du reflux, ont produit les montagnes, les vallées, etc. »
Mais aussi voici comme il s'exprime page 359 : « Il y a sur la surface de la terre des contrées élevées qui paraissent être des points de partage marqués par la nature pour la distribution des eaux. Les environs du mont Saint-Gothard sont un de ces points en Europe ; un autre point est le pays situé entre les provinces de Belozera et de Vologda en Russie, d'où descendent des rivières dont les unes vont à la mer Blanche, d'autres à la mer Noire, et d'autres à la mer Caspienne, etc. »
Il enseigne donc ici que cette grande chaîne de montagnes, prolongée d'Espagne en Tartarie, est une pièce essentielle à la machine du monde. Il semble se contredire dans ces deux assertions ; il ne se contredit pourtant pas ; car, en avouant la nécessité des montagnes pour entretenir la vie des animaux et des végétaux, il suppose que les « eaux du ciel détruisent peu à peu l'ouvrage de la mer, et ramenant tout au niveau, rendront un jour notre terre à la mer, qui s'en emparera successivement, en laissant à découvert de nouveaux continents, etc. »
Voilà donc, selon lui, notre Europe privée des Alpes et des Pyrénées, et de toutes leurs branches. Mais, en supposant cette chaîne de montagnes écroulées, dispersées sur notre continent, n'en élèvera-t-elle pas la surface ? Cette surface ne sera-t-elle pas toujours au-dessus du niveau de la mer ? Comment la mer, en violant les lois de la gravitation et celles des fluides, viendra-t-elle se placer chez les Basques sur les débris des Pyrénées ? Que deviendront les habitants, hommes et animaux, quand l'océan se sera emparé de l'Europe ? Il faudra donc qu'ils s'embarquent pour aller chercher les terrains que les mers auront abandonnés vers l'Amérique. Car, si l'océan prend chaque jour quelque chose de nos habitations, il faudra bien qu'à la fin nous allions tous demeurer ailleurs. Descendrons-nous dans les profondeurs de l'océan, qui sont en beaucoup d'endroits de plus de mille pieds ? Mais quelle puissance contraire à la nature commandera aux eaux de quitter ces profondes et immenses vallées pour nous recevoir ?
Prenons la chose d'un autre biais. Presque tous les naturalistes sont persuadés aujourd'hui que les dépôts de coquilles au milieu de nos terres sont des monuments du long séjour de l'océan dans les provinces où ces dépouilles se sont trouvées. Il y en a en France à 40, à 50 lieues des côtes de la mer. On en trouve en Allemagne, en Espagne, et surtout en Afrique. C'est donc ici un événement tout contraire à celui qu'on a supposé d'abord : « Ce ne sont plus les eaux du ciel qui détruisent peu à peu l'ouvrage de la mer, qui ramènent tout au niveau, et qui rendent notre terre à la mer. » C'est au contraire la mer qui s'est retirée insensiblement, dans la suite des siècles, de la Bourgogne, de la Champagne, de la Touraine, de la Bretagne, où elle demeurait, et qui s'en est allée vers le nord de l'Amérique. Laquelle de ces deux suppositions prendrons-nous ? D'un côté on nous dit que l'Océan vient peu à peu couvrir les Pyrénées et les Alpes ; de l'autre on nous assure qu'il s'en retourne tout entier par degrés. Il est évident que l'un des deux systèmes est faux ; et il n'est pas improbable qu'ils le soient tous deux.
J'ai fait ce que j'ai pu jusqu'ici pour concilier avec lui-même le savant et éloquent académicien, auteur aussi ingénieux qu'utile de l'Histoire naturelle. J'ai voulu rapprocher ses idées pour en tirer de nouvelles instructions ; mais comment pourrai-je accorder avec son système ce que je trouve au tome XII, page 10, dans son discours intitulé : Première vue de la nature ? « La mer irritée, dit-il, s'élève vers le ciel, et vient en mugissant se briser contre des digues inébranlables, qu'avec tous ses efforts elle ne peut ni détruire ni surmonter. La terre, élevée au-dessus du niveau de la mer, est à l'abri de ses irruptions. Sa surface, émaillée de fleurs, parée d'une verdure toujours renouvelée, peuplée de mille et mille espèces d'animaux différents, est un lieu de repos, un séjour de délices, etc. »
Ce morceau dérobé à la poésie, semble être de Massillon ou de Fénelon, qui se permirent si souvent d'être poètes en prose ; mais certainement si la mer irritée, en s'élevant vers le ciel, se brise en mugissant contre des digues inébranlables ; si elle ne peut surmonter ces digues avec tous ses efforts, elle n'a donc jamais quitté son lit pour s'emparer de nos rivages ; elle est bien loin de me mettre à la place des Pyrénées et des Alpes. C'est non-seulement contredire ce système qu'on a eu tant de peine à étayer par tant de suppositions, mais c'est contredire une vérité reconnue de tout le monde ; et cette vérité est que la mer s'est retirée à plusieurs milles de ses anciens rivages, et qu'elle en a couvert d'autres ; vérité dont on a étrangement abusé.
Quelque parti qu'on prenne, dans quelque supposition que l'esprit humain se perde, il est possible, il est vraisemblable, il est même prouvé que plusieurs parties de la terre ont souffert de grandes révolutions. On prétend qu'une comète peut heurter notre globe en son chemin, et Trissotin, dans les Femmes savantes, n'a peut-être pas tort de dire
Je viens vous annoncer une grande nouvelle :
Nous l'avons, en dormant, madame, échappé belle ;
Un monde près de nous a passé tout du long,
Est chu tout au travers de notre tourbillon ;
Et s'il eût en chemin rencontré notre terre,
Elle eût été brisée en morceaux comme verre.
La théorie des comètes n'était pas encore connue lorsque la comédie des Femmes savantes fut jouée à la cour en 1672. Il est très certain que le concours de ces deux globes qui roulent dans l'espace avec tant de rapidité aurait des suites effroyables, mais d'une tout autre nature que l'acheminement insensible de l'océan à l'endroit où est aujourd'hui le mont Saint-Gothard, ou son départ de Brest et de Saint-Malo pour se retirer vers le pôle et vers le détroit de Hudson. Heureusement il se passera du temps avant que notre Europe soit fracassée par une comète, ou engloutie par l'océan (4).
1 – Opinion de Buffon. (G.A.)
2 – La plupart des vallées qu'on a supposées avoir été formées par la mer sont évidemment l'ouvrage des torrents et des rivières qui y coulent ou qui y ont coulé autrefois ; car on observe sur les plateaux supérieurs aux vallées où coulent ces fleuves, les dépôts où l'on retrouve les mêmes cailloux roulés que ces rivières entraînent. (K.)
3 – Tome Ier, in-4°, de l'Histoire naturelle de Buffon.
4 – Dans les termes que Voltaire emploie, il est certain que le voyage des mers vers les montages est ridicule. Quant aux comètes, on les connaît mieux, et malgré leurs vitesses on ne craint guère le choc de masses aussi faibles. La seule éventualité serait la viciation de l'atmosphère. (Delavaut.)