CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 95

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 95

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

2 de Juin 1773.

 

 

      Je suis tenté, mon très cher philosophe, de croire, avec messieurs de l’antiquité, qu’il y a des jours, des mois, et des années, malheureux. Mon étoile est en effet très désastreuse cette année. Je ne sais pas ce que sont devenus les quatre exemplaires que je vous annonçais ; mais j’ai reçu un ordre, en forme de conseil, de ne plus en envoyer par la voie que j’avais choisie, et qui seule me restait.

 

      Mon étoile s’est encore chargée de la singulière ingratitude d’un homme (1) de qui je devais attendre de bons offices il m’avait tout promis, et vous savez ce qu’il m’a tenu. Vous ne savez pas tout, je ne puis dire tout. Mon étoile est devenue une comète qui annonce un peu ma destruction. S’il est vrai qu’une comète puisse incendier la terre, je serai sûrement un des premiers brûlés.

 

      Le maraud qui s’est avisé de vous écrire est un fripon de Normand, formé autrefois par l’abbé Desfontaines, autre Normand. Je ne sais qui des deux était le plus impudent ; je crois pourtant que c’était l’abbé Desfontaines, parce qu’il était prêtre. J’ai eu la bêtise de lui faire des aumônes très considérables, dont j’ai même les reçus. Il ressemble comme deux gouttes d’eau à Nonotte, qui voulait me vendre son libelle (2) deux mille écus. Voilà comme la basse littérature est faite. Le malheureux dont vous me parlez vend du baume dans les pays étrangers, et m’arrache de l’argent par toutes sortes de moyens.

 

      Pour les vendeurs ou vendeuses d’orviétan, qui tantôt vous préviennent, et tantôt font les difficiles, il est bien clair qu’ils ne valent pas mieux que nos fripons subalternes. Que faire à cela ? encore une fois, se cacher dans un antre, et cultiver les laitues qui croissent dans son ermitage. Tous ces fléaux du genre humain mourront comme nous ; c’est une petite consolation.

 

      Je n’aime point du tout Ovide de Ponto, mais j’estime assez Chéréas (3). J’estime encore plus ceux qui daignent instruire les hommes et leur plaire ; c’est votre lot. Celui de Raton est d’aimer Bertrand de tout son cœur.

 

 

1 – Toujours Richelieu. (G.A.)

 

2 – Les Erreurs de M. de Voltaire. Voyez la lettre au libraire Fez, du 17 mai 1762. (G.A.)

 

3 – Tribun de cohortes prétoriennes qui tua l’ignoble empereur Caligula. Cette phrase est singulièrement énergique. On voit que Voltaire exilé ne veut pas jouer le rôle de suppliant. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

7 de Juin 1773.

 

 

      Il (1) me mande, mon cher ami, que c’est un malentendu et un mensonge infâme débité par un histrion. Il y a d’ailleurs dans cette affaire de petits secrets très intéressants pour ce pauvre vieillard qui vous aime de tout son cœur.

 

      Je vous ai déjà dit que je devais me taire, et je me tais.

 

      La grande femme (2) est très irritée contre certains prisonniers qui ont dit d’elle des choses affreuses. Ils sont courageux, mais ils ne sont pas discrets. Voilà tout ce qu’elle me fait entendre sur cette affaire, qui aurait fait un honneur infini à la philosophie et à vous.

 

      Le jugement de ce pauvre Morangiés me paraît une de ces contradictions dont le monde est plein. S’il n’était pas suborneur de témoins, pourquoi le mettre en prison ? Si les juges sont assez romanesques pour croire qu’il a reçu les cent mille écus, pourquoi ne l’ont-ils pas condamné comme calomniateur, et comme ayant voulu faire pendre ceux dont il a volé l’argent ? Le feu et l’eau, dont les comètes nous menacent, ne sont pas plus contradictoires.

 

      Encore une fois, il faut cultiver son jardin. Ce monde est un chaos d’absurdités et d’horreurs, j’en ai des preuves. J’ai tâché au moins de ne me point contredire dans ma manière de penser. Soyez sûr que je ne me contredirai jamais dans ma tendre amitié pour vous, et dans ma vénération pour vos grands talents et pour votre caractère ferme et inébranlable.

 

      Mes compliments, je vous en prie, à ceux qui se souviennent de moi dans l’Académie. J’espère trouver un moyen d’envoyer des Crétois (3).

 

 

1 – Encore Richelieu. (G.A.)

 

2 –Catherine II. On n'a pas sa lettre. (G.A.)

 

3 – Les Lois de Minos. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

16 de Juin 1773.

 

 

      Mais pourtant, mon cher philosophe, vous m’avouerez que je dois être un peu embarrassé, et que vous ne devez point l’être du tout. Vous conviendrez que je suis dans une position gênante. Je cultive mon jardin ; mais le fils de mon maître maçon, devenu évêque (1), a voulu m’en chasser. Jean-Jacques, décrété de prise de corps, est tranquille à Paris, en qualité de charlatan étranger, et moi je suis dans le pays où il devrait être. Quatre ou cinq abbés m’ont maudit dans leurs livres, pour avoir des bénéfices ; et ces malédictions, portées aux oreilles de l’arrière-petit fils de Henri IV, ont été un peu funestes au chantre de Henri IV. Mes pensions, qu’on ne me paie point, et dont je ne me soucie guère, en sont une preuve. J’abrège la kyrielle, pour ne vous pas ennuyer.

 

      Je supporte assez gaiement toutes ces tribulations attachées à mon métier ; mais je vous avoue qu’il faudrait plus de force que je n’en ai, pour être insensible à la trahison d’une amitié de plus de cinquante années dans le temps même qu’on me témoignait la confiance la plus intime. On nie fortement cette trahison. Je n’ai point le mot de cette énigme. Puis-je faire autre chose que de mettre toutes mes angoisses aux pieds de mon crucifix ?

 

      On dit qu’il y a dans l’Inde une caste toujours persécutée par les autres ; c’est apparemment la caste des philosophes.

 

      Vous avez sans doute le livre posthume d’Helvétius (2), que M. le prince Gallitzin vient de faire imprimer en Hollande. Cela ressemble un peu au Testament de Jean Meslier, qui débute par dire naïvement qu’il n’a voulu être brûlé qu’après sa mort. Ce livre m’a paru du fatras, et j’en suis bien fâché. Il faut faire de grands efforts pour le lire ; mais il y a de beaux éclairs. Que vous dirai-je ? cela m’a semblé audacieux ; curieux en certains endroits, et, en général, ennuyeux. Voilà peut-être le plus grand coup porté contre la philosophie. Si les gens en place ont le temps et la patience de lire cet ouvrage, ils ne nous pardonneront jamais. Nous sommes comme les apôtres, suivis par le petit nombre, et persécutés par le grand. Vous voyez qu’on arrive au même but par des chemins contraires.

 

     Bonsoir, mon cher ami ; soutenez pusillum gregem. Je ne suis plus de ce monde ; je m’en vas, ou je m’en vais. Restez longtemps pour instruire ceux qui en sont dignes, et pour faire rougir tant de fripons persécuteurs de la vérité, à laquelle ils rendent hommage au fond de leur cœur.

 

      A propos, Helvétius cite un nommé Robinet comme auteur du Système de la nature (3), page 161 ; du moins il attribue à Robinet des paroles qui ne se trouvent que dans ce Système, à l’article Déistes. Ce Robinet est encore du fatras. Je ne connais que Spinosa qui ait bien raisonné ; mais personne ne le peut lire. Ce n’est point par de la métaphysique qu’on détrompera les hommes ; il faut prouver la vérité par les faits. Nous avons quantité de bons livres en ce genre depuis environ trente ans : ils font nécessairement beaucoup de bien. Le progrès de la raison est rapide dans nos cantons ; mais dans votre pays, et dans l’Espagne, et dans l’Italie, les gens vous répondent : Nous avons cent mille écus de rente et des honneurs, nous ne voulons pas les perdre pour vous faire plaisir : nous sommes de votre avis ; mais nous vous ferons brûler à la première occasion, pour vous apprendre à dire votre avis.

 

      Adieu, encore une fois, mon cher ami.

 

 

1 – Biord. (G.A.)

 

2 – De l’homme et de ses facultés. (G.A.)

 

3 – Robinet est auteur du livre intitulé, De la Nature. Commencé en 1761, cet ouvrage comptait cinq volumes en 1768. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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