CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 113

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 113

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 1er d’Octobre 1776.

 

 

      Si vous désirez, mon cher maître, des nouvelles littéraires, j’en ai d’intéressantes à vous apprendre. Moureau, à qui j’ai donné votre lettre à l’Académie, comme vous m’en aviez chargé, l’a imprimée sur-le-champ, ne doutant point qu’on ne lui accordât la permission de la vendre. Monsieur le garde des sceaux (1) a refusé cette permission ; quod erat primum.

 

      Nous avions demandé au roi, notre protecteur, quinze cents livres par an pour augmenter nos prix, et exciter l’émulation des jeunes gens. Le roi nous a refusé cette somme ; quod erat secundum. On dit que les dévots de Versailles lui ont persuadé que votre morceau sur Shakespeare était injurieux à la religion, quoiqu’on ait retranché soigneusement à la lecture publique tous les passages indécents du tragique anglais ; quod erat tertium. Et, sur ce, je vous embrasse tendrement, en gémissant avec vous du crédit des hypocrites calomniateurs ; quod erat quartum. Et je suis fâché qu’ils nous empêchent d’apprendre aux gens de lettres que le roi désire de les encourager ; quod erat quintum.

 

 

1 – Miroménil. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

7 d’Octobre 1776.

 

 

      Le vieux Raton, le malheureux Raton, est tout ébaubi d’avoir cette fois-ci brûlé ses pattes dans une occasion si honnête. Il n’y entend rien ; il soupçonne que monsieur le traducteur, ne sachant comment se défendre, aura dit au hasard à l’homme dont il dépend (1) : « Monseigneur, il y a là de l’hérésie, du déisme, de l’athéisme, car il y en a partout. » On l’aura cru sur sa parole, sans lire l’ouvrage, car on ne lit point.

 

      Je vois bien que ni vous ni vos amis vous n’avez reçu les exemplaires que je vous avais envoyés. Je ne sais plus comment faire, toute voie m’est interdite. La mauvaise volonté est plus forte que jamais. Je meurs désagréablement, mais je mourrai en vous aimant, mon très cher philosophe. J’aurai vu mourir la littérature en France, vivez pour la ressusciter.

 

      J’avais projeté une seconde lettre plus intéressante que la première ; mais il ne m’appartient de faire aucun projet.

 

      Je vous embrasse douloureusement.

 

 

1 – Letourneur était secrétaire général de la librairie, qui dépendait du garde des sceaux. (G.A.)

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 15 d’Octobre 1776.

 

 

      Il faut que Bertrand rassure un peu Raton, qui ne sera pas absolument brûlé, mais seulement pendu par la clémence des juges. On a levé apparemment la défense de rien dire contre le théâtre anglais, et contre Shakespeare ; car je vis, il y a quelques jours la lettre exposée en vente aux Tuileries. Mais il n’est pas moins vrai que l’imbécile calomnie a persuadé à Versailles que cette lettre était un ouvrage impie, et qu’en conséquence on nous a refusé l’augmentation des prix que nous demandions, pour avoir une occasion (qui ne se présentera pas sitôt) de remercier et de louer le ministère présent, qui apparemment ne s’en soucie guère. Grand bien lui fasse ! En attendant, je vais pousser, comme je pourrai, le temps avec l’épaule, jusqu’au printemps, où j’irai revoir votre ancien disciple (1), qui m’écrit deux lettres charmantes sur la perte que j’ai faite (2), et qui mérite bien que j’aille l’en remercier Je suis à la veille de faire une autre perte qui m’est bien sensible, celle de madame Geoffrin et d’autant plus sensible, que madame de La Ferté-Imbaud, sa fille, qui joue la dévotion, mais qui ne joue pas la sottise, a écarté du lit de sa mère tout ce qu’on appelle philosophes, et qui n’ont pas plus d’envie que de besoin de parler de religion à sa mère en l’état où elle est. On peut dire de la philosophie ce que Despréaux disait de Dieu, en entendant déraisonner de sots athées : Vous avez là de sots ennemis. Mais ces ennemis sont aussi méchants que sots, et aussi dangereux par leurs calomnies que méprisables par leur imbécillité. Que le ciel nous assiste et les confonde ! mais le ciel n’en fera rien ; et je ferai comme l’abbé Terrasson faisait, à ce qu’il disait, de la Providence, je m’en passerai ; et je vous exhorte, mon cher Raton, à vous en passer aussi, et surtout à ne pas nous priver de votre seconde lettre, dussions-nous être condamnés à ne plus couronner de mauvaise prose et de mauvais vers. Adieu ; je baise bien tendrement vos pattes, et je les exhorte à ne se laisser ni brûler ni engourdir.

 

 

1 – Le roi de Prusse. (G.A.)

 

2 – La perte de mademoiselle de Lespinasse. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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