HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre IV - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

Photo de PAPAPOUSS

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HISTOIRE DE RUSSIE.

 

 

 

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SECONDE PARTIE.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV.

 

 

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(Partie 2)

 

 

 

PRISE DE STETIN. DESCENTE EN FINLANDE.

ÉVÉNEMENTS DE 1712.

 

 

 

 

 

        Le pays de Holstein était alors un des plus dévastés du Nord, et son souverain un des plus malheureux princes. C’était le propre neveu de Charles XII ; c’était pour son père, beau-frère de ce monarque, que Charles avait porté ses armes jusque dans Copenhague avant la bataille de Narva ; c’était pour lui qu’il avait fait le traité de Travendal, par lequel les ducs de Holstein étaient rentrés dans leurs droits.

 

       Ce pays est en partie le berceau des Cimbres et de ces anciens Normands qui conquirent la Neustrie en France, l’Angleterre entière, Naples et Sicile. On ne peut être aujourd’hui moins en état de faire des conquêtes que l’est cette partie de l’ancienne Chersonèse Cimbrique : deux petits duchés la composent ; Slesvick, appartenant au roi de Danemark et au duc en commun ; Gottorp, au duc de Holstein seul. Slesvick est une principauté souveraine ; Holstein est membre de l’empire d’Allemagne, qu’on appelle Empire romain.

 

        Le roi de Danemark est le duc de Holstein-Gottorp étaient de la même maison ; mais le duc, neveu de Charles XII et son héritier présomptif, était né l’ennemi du roi de Danemark, qui accablait son enfance. Un frère de son père, évêque de Lubeck, administrateur des Etats de cet infortuné pupille, se voyait entre l’armée suédoise, qu’il n’osait secourir, et les armées russe, danoise, et saxonne qui menaçaient. Il fallait pourtant tâcher de sauver les troupes de Charles XII sans choquer le roi de Danemark, devenu maître du pays, dont il épuisait toute la substance.

 

        L’évêque, administrateur de Holstein, était entièrement gouverné par ce fameux baron de Goërtz (1), le plus délié et le plus entreprenant des hommes, d’un esprit vaste et fécond en ressources, ne trouvant jamais rien de trop hardi ni de trop difficile, aussi insinuant dans les négociations qu’audacieux dans les projets ; sachant plaire, sachant persuader, et entraînant les esprits par la chaleur de son génie, après les avoir gagnés par la douceur de ses paroles. Il eut depuis sur Charles XII le même ascendant qui lui soumettait l’évêque administrateur du Holstein, et l’on sait qu’il paya de sa tête l’honneur qu’il eut de gouverner le plus inflexible et le plus opiniâtre souverain qui jamais ait été sur le trône (2).

 

         Goërtz (3) s’aboucha secrètement (4) à Usum avec Steinbock, et lui promit qu’il lui livrerait la forteresse de Tonninge sans compromettre l’évêque administrateur, son maître ; et dans le même temps il fit assurer le roi de Danemark qu’on ne la livrerait pas. C’est ainsi que presque toutes les négociations se conduisent, les affaires d’Etat étant d’un autre ordre que celles des particuliers, l’honneur des ministres consistant uniquement dans le succès, et l’honneur des particuliers dans l’observation de leurs paroles.

 

        Steinbock se présenta devant Tonninge ; le commandant de la ville refuse de lui ouvrir les portes : ainsi on met le roi de Danemark hors d’état de se plaindre de l’évêque administrateur ; mais Goërtz fait donner un ordre au nom du duc mineur de laisser entrer l’armée suédoise dans Tonninge. Le secrétaire du cabinet, nommé Stamke, signe le nom du duc de Holstein : par-là Goërtz ne compromet qu’un enfant qui n’avait pas encore le droit de donner ses ordres ; il sert à la fois le roi de Suède, auprès duquel il voulait se faire valoir, et l’évêque administrateur son maître, qui paraît ne pas consentir à l’admission de l’armée suédoise. Le commandant de Tonninge, aisément gagné, livra la ville aux Suédois, et Goërtz se justifia comme il put auprès du roi de Danemark en protestant que tout avait été fait malgré lui.

 

        L’armée suédoise (5), retirée en partie dans la ville et en partie sous son canon, ne fut pas pour cela sauvée : le général Steinbock fut obligé de se rendre prisonnier de guerre avec onze mille hommes, de même qu’environ seize mille s’étaient rendus après Pultava.

 

       Il fut stipulé que Steinbock, ses officiers et soldats pourraient être rançonnés ou échangés ; on fixa la rançon de Steinbock à huit mille écus d’Empire ; c’est une bien petite somme, cependant on ne put la trouver, et Steinbock resta captif à Copenhague jusqu’à sa mort.

 

        Les Etats de Holstein demeurèrent à la discrétion d’un vainqueur irrité. Le jeune duc fut l’objet de la vengeance du roi de Danemark, pour prix de l’abus que Goërtz avait fait de son nom ; les malheurs de Charles XII retombaient sur toute sa famille.

 

         Goërtz voyant ses projets évanouis, toujours occupé de jouer un grand rôle dans cette confusion, revint à l’idée qu’il avait eue d’établir une neutralité dans les Etats de Suède en Allemagne.

 

        Le roi de Danemark était près d’entrer dans Tonninge. George, électeur de Hanovre, voulait avoir les duchés de Brême et de Verden avec la ville de Stade. Le nouveau roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, jetait la vue sur Stetin. Pierre Ier se disposait à se rendre maître de la Finlande. Tous les Etats de Charles XII, hors la Suède, étaient des dépouilles qu’on cherchait à partager : comment accorder tant d’intérêts avec une neutralité ? Goërtz négocia en même temps avec tous les princes qui avaient intérêt à ce partage : il courait jour et nuit d’une province à une autre ; il engagea le gouverneur de Brême et de Verden à remettre des deux duchés à l’électeur de Hanovre en séquestre, afin que les Danois ne les prissent pas pour eux : il fit tant qu’il obtint du roi de Prusse qu’il se chargerait conjointement avec le Holstein du séquestre de Stetin et de Vismar ; moyennant quoi le roi de Danemark laisserait le Holstein en paix, et n’entrerait pas dans Tonninge. C’était assurément un étrange service à rendre à Charles XII que de mettre ses places entre les mains de ceux qui pourraient les garder à jamais ; mais Goërtz, , en leur remettant ces villes comme en otage, les forçait à la neutralité, du moins pour quelque temps ; il espérait qu’ensuite il pourrait faire déclarer le Hanovre et le Brandebourg en faveur de la Suède : il faisait entrer dans ses vues le roi de Pologne, dont les Etats ruinés avaient besoin de la paix ; enfin il voulait se rendre nécessaire à tous les princes. Il disposait du bien de Charles XII comme un tuteur qui sacrifie une partie du bien d’un pupille ruiné pour sauver l’autre, et d’un pupille qui ne peut faire ses affaires par lui-même ; tout cela sans mission, sans autre garantie de sa conduite qu’un plein pouvoir d’un évêque de Lubeck, qui n’était nullement autorisé lui-même par Charles XII.

 

       Tel a été ce Goërtz que jusqu’ici on n’a pas assez connu. On a vu des premiers ministres de grands Etats, comme un Oxenstiern, un Richelieu, un Albéroni, donner le mouvement à une partie de l’Europe ; mais que le conseiller privé d’un évêque de Lubeck en ait fait autant qu’eux sans être avoué de personne, c’était une chose inouïe.

 

         Il réussit d’abord : il fit un traité (6) avec le roi de Prusse, par lequel ce monarque s’engageait, en gardant Stetin en séquestre, à conserver à Charles XII le reste de la Poméranie. En vertu de ce traité, Goërtz fit proposer au gouverneur de la Poméranie (Meyerfeldt) de rendre la place de Stetin au roi de Prusse, pour le bien de la paix, croyant que le Suédois gouverneur de Stetin pourrait être aussi facile que l’avait été le Holstenois gouverneur de Tonninge ; mais les officiers de Charles XII n’étaient pas accoutumés à obéir à des pareils ordres. Meyerfeldt répondit qu’on n’entrerait dans Stetin que sur son corps et sur des ruines. Il informa son maître de cette étrange proposition. Le courrier trouva Charles XII captif à Démirtash, après son aventure de Bender. On ne savait alors si Charles ne resterait pas prisonnier des Turcs toute sa vie, si on ne le reléguerait pas dans quelque île de l’Archipel ou de l’Asie. Charles, de sa prison, manda à Meyerfeldt ce qu’il avait mandé à Steinbock, qu’il fallait mourir plutôt que de plier sous ses ennemis, et lui ordonna d’être aussi inflexible qu’il l’était lui-même.

 

       Goërtz, voyant que le gouverneur de Stetin dérangeait ses mesures, et ne voulait entendre parler ni de neutralité ni de séquestre, se mit dans la tête, non-seulement de faire séquestrer cette ville de Stetin, mais encore Stralsund ; et il trouva le secret de faire avec le roi de Pologne, électeur de Saxe (7), le même traité pour Stalsund qu’il avait fait avec l’électeur de Brandebourg pour Stetin. Il voyait clairement l’impuissance des Suédois de garder ces places sans argent et sans armée, pendant que le roi était captif en Turquie ; et il comptait écarter le fléau de la guerre de tout le Nord au moyen de ces séquestres. Le Danemark lui-même se prêtait enfin aux négociations de Goërtz : il gagna absolument l’esprit du prince Menzikoff, général et favori du czar :il lui persuada qu’on pourrait céder le Holstein dans la mer Baltique, entreprise si conforme au goût de ce fondateur, et surtout d’obtenir une puissance nouvelle, en voulant bien être un des princes de l’empire d’Allemagne, et en acquérant aux diètes de Ratisbonne un droit de suffrage qui serait toujours soutenu par le droit des armes.

 

        On ne peut ni se plier en plus de manières, ni prendre plus de formes différentes, ni jouer plus de rôle que fit ce négociateur volontaire ; il alla jusqu’à engager le prince Menzikoff à ruiner cette même ville de Stetin, qu’il voulait sauver, à la bombarder, afin de forcer le commandant Meyerfeldt à la remettre en séquestre ; et il osait ainsi outrager le roi de Suède, auquel il voulait plaire, et à qui, en effet, il ne plut que trop dans la suite pour son malheur.

 

         Quand le roi de Prusse vit qu’une armée russe bombardait Stetin, il craignit que cette ville ne fût perdue pour lui et ne restât à la Russie : c’était où Goërtz l’attendait. Le prince Menzikoff manquait d’argent, il lui fit prêter quatre cent mille écus par le roi de Prusse ; il fit parler ensuite au gouverneur de la place. « Lequel aimez-vous mieux, lui dit-on, ou de voir Stetin en cendres sous la domination de la Russie, ou de la confier au roi de Prusse, qui la rendra au roi votre maître ? »Le commandant se laissa enfin persuader, il se rendit. Menzikoff entra dans la place, et, moyennant les quatre cent mille écus, il la remit, avec tout le territoire, entre les mains du roi de Prusse, qui, pour la forme, y laissa entrer deux bataillons de Holstein, et qui n’a jamais rendu depuis cette partie de la Poméranie.

 

        Dès lors le second roi de Prusse, successeur d’un roi faible et prodigue, jeta les fondements de la grandeur où son pays parvint dans la suite, par la discipline militaire et par l’économie (8).

 

         Le baron de Goërtz, qui fit mouvoir tant de ressorts, ne put venir à bout d’obtenir que les Danois pardonnassent à la province de Holstein, ni qu’ils renonçassent à s’emparer de Tonninge : il manqua ce qui paraissait être son premier but ; mais il réussit à tout le reste, et surtout à devenir un personnage important dans le Nord, ce qui était en effet sa vue principale.

 

         Déjà l’électeur de Hanovre s’était assuré de Brême et de Verden, dont Charles XII était dépouillé ; les Saxons étaient devant sa ville de Vismar ; Stetin était entre les mains du roi de Prusse (9) ; les Russes allaient assiéger Stralsund avec les Saxons ; et ceux-ci étaient déjà dans l’île de Rugen ; le czar, au milieu de tant de négociations, était descendu en Finlande, pendant qu’on disputait ailleurs sur la neutralité et sur les partages. Après avoir lui-même pointé l’artillerie devant Stralsund, abandonnant le reste à ses alliés et au prince Menzikoff, il s’était embarqué, dans le mois de mai, sur la mer Baltique ; et montant un vaisseau de cinquante canons, qu’il avait fait construire lui-même à Pétersbourg, il vogua vers la Finlande, suivi de quatre-vingt-douze galères et de cent dix demi-galères, qui portaient seize mille combattants.

 

        La descente se fit à Elsingford (10), qui est dans la partie la plus méridionale de cette froide et stérile contrée, par le 61° degré.

 

        Cette descente réussit malgré toutes les difficultés. On feignit d’attaquer par un endroit, on descendit par un autre : on mit les troupes à terre, et l’on prit la ville. Le czar s’empara de Borgo, d’Abo, et fut maître de toute la côte. Il ne paraissait pas que les Suédois eussent désormais aucune ressource ; car c’était dans ce temps-là même que l’armée suédoise commandée par Steinbock se rendait prisonnière de guerre.

 

         Tous ces désastres de Charles XII furent suivis, comme nous l’avons vu, de la perte de Brême, de Verden, de Stetin, d’une partie de la Poméranie ; et enfin, le roi Stanislas et Charles lui-même étaient prisonniers en Turquie ; cependant il n’était pas encore détrompé de l’idée de retourner en Pologne à la tête d’une armée ottomane, de remettre Stanislas sur le trône, et de faire trembler tous ses ennemis.

 

 

 

 

 

 

1 – Nous prononçons Gueurtz.

 

2 – Voyez encore sur Goërtz, l’Histoire de Charles XII, livre VIII. (G.A.)

 

3 – Mémoires secrets de Bassevitz.

 

4 – 21 janvier 1715.

 

5 – Mémoires de Steinbock.

 

6 – Juin 1713.

 

7 – Juin 1713.

 

8 – On voit que Voltaire ne manque jamais une occasion d’envoyer un salut à la Prusse, où règne Frédéric II. (G.A.)

 

9 – Septembre 1713.

 

10 – 22 mai 1713.

 

 

 

 

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