SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXVII - Suite des particularités et anecdotes - Partie 5
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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- Partie 5 -
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CHAPITRE XXVII.
Suite des Anecdotes et des particularités.
Le duc du Maine était né avec un pied difforme. Le premier médecin, d’Aquin, qui était dans la confidence, jugea qu’il fallait envoyer l’enfant aux eaux de Barége. On chercha une personne de confiance, qui pût se charger de ce dépôt. Le roi se souvint de madame Scarron. M. de Louvois alla secrètement à Paris lui proposer ce voyage (1). Elle eut soin depuis ce temps-là de l’éducation du duc du Maine, nommée à cet emploi par le roi, et non point par madame de Montespan, comme on l’a dit. Elle écrivait au roi directement ; ses lettres plurent beaucoup. Voilà l’origine de sa fortune : son mérite fit tout le reste.
Le roi, qui ne pouvait d’abord s’accoutumer à elle, passa de l’aversion à la confiance, et de la confiance à l’amour. Les lettres que nous avons d’elle sont un monument bien plus précieux qu’on ne pense : elles découvrent ce mélange de religion et de galanterie, de dignité et de faiblesse, qui se trouve si souvent dans le cœur humain, et qui était dans celui de Louis XIV. Celui de madame de Maintenon paraît à la fois plein d’une ambition et d’une dévotion qui ne se combattent jamais. Son confesseur Gobelin approuve également l’une et l’autre ; il est directeur et courtisan ; sa pénitente, devenue ingrate envers madame de Montespan, se dissimule toujours son tort. Le confesseur nourrit cette illusion : elle fait venir de bonne foi la religion au cours de ses charmes usés, pour supplanter sa bienfaitrice devenue sa rivale.
Ce commerce étrange de tendresse et de scrupule de la part du roi, d’ambition et de dévotion de la part de la nouvelle maîtresse, paraît durer depuis 1681 jusqu’à 1686, qui fut l’époque de leur mariage (2).
Son élévation ne fut pour elle qu’une retraite. Renfermée dans son appartement, qui était de plain-pied à celui du roi, elle se bornait à une société de deux ou trois dames retirées comme elle ; encore les voyait-elle rarement. Le roi venait tous les jours chez elle après son dîner, avant et après le souper, et y demeurait jusqu’à minuit. Il y travaillait avec ses ministres, pendant que madame de Maintenon s’occupait à la lecture, ou à quelque ouvrage des mains, ne s’empressant jamais de parler d’affaires d’Etat, paraissant souvent les ignorer, rejetant bien loin tout ce qui avait la plus légère apparence d’intrigue et de cabale ; beaucoup plus occupée de complaire à celui qui gouvernait que de gouverner, et ménageant son crédit en ne l’employant qu’avec une circonspection extrême. Elle ne profita point de sa place pour faire tomber toutes les dignités et tous les grands emplois dans sa famille. Son frère, le comte d’Aubigné, ancien lieutenant-général, ne fut pas même maréchal de France. Un cordon bleu, et quelques parts secrètes (3) dans les fermes générales, furent sa seule fortune : aussi disait-il au maréchal de Vivonne, frère de madame de Montespan, « qu’il avait eu son bâton de maréchal en argent comptant. »
Le marquis de Villette, son neveu, ou son cousin, ne fut que chef d’escadre. Madame de Caylus, fille de ce marquis de Villette, n’eut en mariage qu’une pension modique donnée par Louis XIV. Madame de Maintenon, en mariant sa nièce d’Aubigné au fils du premier maréchal de Noailles (4), ne lui donna que deux cent mille francs : le roi fit le reste. Elle n’avait elle-même que la terre de Maintenon, qu’elle avait achetée des bienfaits du roi. Elle voulut que le public lui pardonnât son élévation en faveur de son désintéressement. La seconde femme du marquis de Villette, depuis madame de Bolingbroke, ne put jamais rien obtenir d’elle. Je lui ai souvent entendu dire qu’elle avait reproché à sa cousine le peu qu’elle faisait pour sa famille, et qu’elle lui avait dit en colère : « Vous voulez jouir de votre modération, et que votre famille en soit la victime. » Madame de Maintenon oubliait tout quand elle craignait de choquer les sentiments de Louis XIV. Elle n’osa pas même soutenir le cardinal de Noailles contre le Père Le Tellier. Elle avait beaucoup d’amitié pour Racine ; mais cette amitié ne fut pas assez courageuse pour le protéger contre un léger ressentiment du roi. Un jour, touchée de l’éloquence avec laquelle il lui avait parlé de la misère du peuple, en 1698, misère toujours exagérée, mais qui fut portée réellement depuis jusqu’à une extrémité déplorable, elle engagea son ami à faire un mémoire, qui montrât le mal et le remède. Le roi le lut, et en ayant témoigné du chagrin, elle eut la faiblesse d’en donner l’auteur, et celle de ne le pas défendre. Racine, encore plus faible encore, fut pénétré d’une douleur qui le mit depuis au tombeau (5).
Du même fonds de caractère dont elle était incapable de rendre service, elle l’était aussi de nuire. L’abbé de Choisi rapporte que le ministre Louvois s’était jeté aux pieds de Louis XIV pour l’empêcher d’épouser la veuve Scarron. Si l’abbé de Choisi savait ce fait, madame de Maintenon en était instruite, et non-seulement elle pardonna à ce ministre, mais elle apaisa le roi dans les mouvements de colère que l’humeur brusque du marquis de Louvois inspirait quelquefois à son maître (6).
Louis XIV, en épousant madame de Maintenon, ne se donna donc qu’une compagne agréable et soumise. La seule distinction publique qui faisait sentir son élévation secrète, c’est qu’à la messe elle occupait une de ces petites tribunes ou lanternes dorées, qui ne semblaient faites que pour le roi et la reine. D’ailleurs, nul extérieur de grandeur. La dévotion qu’elle avait inspirée au roi, et qui avait servi à son mariage, devint peu à peu un sentiment vrai et profond, que l’âge et l’ennui fortifièrent. Elle s’était déjà donné, à la cour et auprès du roi, la considération d’une fondatrice, en rassemblant à Noisy plusieurs filles de qualité ; et le roi avait affecté déjà les revenus de l’abbaye de Saint-Denis à cette communauté naissante. Saint-Cyr fut bâti au bout du parc de Versailles, en 1686. Elle donna alors à cet établissement toute sa forme, en fit les règlements avec Godet Desmarets, évêque de Chartres, et fut elle-même supérieure de ce couvent. Elle y allait souvent passer quelques heures, et quand je dis que l’ennui la déterminait à ces occupations, je ne parle que d’après elle. Qu’on lise ce qu’elle écrivait à madame de La Maison-fort, dont il est parlé dans le chapitre du Quiétisme.
« Que ne puis-je vous donner mon expérience ! Que ne puis-je vous faire voir l’ennui qui dévore les grands, et la peine qu’ils ont à remplir leurs journées ! Ne voyez-vous pas que je meurs de tristesse, dans une fortune qu’on aurait eu peine à imaginer ? J’ai été jeune et jolie ; j’ai goûté les plaisirs ; j’ai été aimée partout. Dans un âge plus avancé, j’ai passé des années dans le commerce de l’esprit ; je suis venue à la faveur, et je vous proteste, ma chère fille, que tous les états laissent un vide affreux (7). »
Si quelque chose pouvait détromper de l’ambition, ce serait assurément cette lettre. Madame de Maintenon, qui pourtant n’avait d’autre chagrin que l’uniformité de sa vie auprès d’un grand roi, disait un jour au comte d’Aubigné son frère : « Je ne peux plus tenir, je voudrais être morte. » On sait qu’elle réponse il lui fit : « Vous avez donc parole d’épouser Dieu le père ? »
A la mort du roi, elle se retira entièrement à Saint-Cyr. Ce qui peut surprendre, c’est que le roi ne lui avait presque rien assuré. Il la recommanda seulement au duc d’Orléans. Elle ne voulut qu’une pension de quatre-vingt mille livres, qui lui fut exactement payée jusqu’à sa mort, arrivée en 1719, le 15 Avril. On a trop affecté d’oublier dans son épitaphe le nom de Scarron : ce nom n’est point avilissant, et l’omission ne sert qu’à faire penser qu’il peut l’être.
1 – L’auteur du roman des Mémoires de madame de Maintenon lui fait dire à la vue du château Trompette : « Voilà où j’ai été élevée, etc. » Cela est évidemment faux ; elle avait été élevée à Niort.
2 – « La Montespan, qui par la trahison, dit M. Michelet, avait supplanté La Vallière, se vit supplantée à son tour. A qui la faute ? A la grâce et à Dieu. Ce n’était infidélité, mais conversion. Quel en serait le caractère ? Le roi, sec et froid, ne donnait guère prise. Les jésuites, trop heureux d’avoir obtenu le silence, ne voulaient rien que gouverner en dessous. » (G.A.)
3 – Voyez les lettres à son frère : « Je vous conjure de vivre commodément, et de manger les dix-huit mille francs de l’affaire que nous avons faite : nous en ferons d’autres. »
4 – Le compilateur des Mémoires de madame de Maintenon dit, tome IV, page 200 : « Jean-Baptiste Rousseau, vipère acharnée contre ses bienfaiteurs, fit des couplets satiriques contre le maréchal de Noailles. » Cela n’est pas vrai : il ne faut calomnier personne. Rousseau, très jeune alors, ne connaissait pas le premier maréchal de Noailles. Les chansons satiriques dont il parle étaient d’un gentilhomme nommé de Cabanac, qui les avouait hautement.
5 – Ce fait a été rapporté par le fils de l’illustre Racine, dans la Vie de son père. − Voilà une bien vieille histoire légendaire. Mais Racine ne fut jamais disgracié ; il habita et vécut à la cour ; seulement le roi, le soupçonnant de jansénisme, lui témoigna, vers la fin, quelque froideur. (G.A.)
6 – Qui croirait que dans les Mémoires de madame de Maintenon, tome III, page 273, il est dit que ce ministre craignait que le roi ne l’empoisonnât ? Il est bien étrange qu’on débite à Paris des horreurs si insensées, à la suite de tant de contes ridicules.
Cette sottise atroce est fondée sur un bruit populaire qui courut à la mort du marquis de Louvois. Ce ministre prenait des eaux (de Balaruc) que Séron, son médecin, lui avait ordonnées, et que La Ligerie, son chirurgien, lui faisait boire. C’est ce même La Ligerie qui a donné au public le remède qu’on nomme aujourd’hui la poudre des Chartreux. Ce La Ligerie m’a souvent dit qu’il avait averti M. de Louvois qu’il risquait sa vie s’il travaillait en prenant des eaux. Le ministre continua son travail : il mourut presque subitement le 16 Juillet 1691, et non pas en 1692, comme le dit l’auteur des faux Mémoires. La Ligerie l’ouvrit et ne trouva d’autre cause de sa mort que celle qu’il avait prédite. On s’avisa de soupçonner le médecin Séron d’avoir empoisonné une bouteille de ces eaux. Nous avons vu combien ces funestes soupçons étaient alors communs. On prétendit qu’un prince voisin (Victor-Amédée, duc de Savoie), que Louvois avait extrêmement irrité et maltraité, avait gagné le médecin Séron. On trouve une partie de ces anecdotes dans les Mémoires du marquis de La Fare, chapitre X. La famille même de Louvois fit mettre en prison un Savoyard qui frottait dans la maison ; mais ce pauvre homme très innocent fut bientôt relâché. Or, si l’on soupçonna, quoique très mal à propos, un prince ennemi de la France d’avoir voulu attenter à la vie d’un ministre de Louis XIV, ce n’était pas certainement une raison pour en soupçonner Louis XIV lui-même.
Le même auteur, qui dans les Mémoires de Maintenon, a rassemblé tant de faussetés, prétend au même endroit, que le roi dit « qu’il avait été défait la même année de trois hommes qu’il ne pouvait souffrir, le maréchal de La Feuillade, le marquis de Seignelai et le marquis de Louvois. » Premièrement, M. de Seignelai ne mourut point la même année 1691, mais en 1690. En second lieu, à qui Louis XIV, qui s’exprimait toujours avec circonspection et en honnête homme, a-t-il dit des paroles si imprudentes et si odieuses ? A qui a-t-il développé une âme si ingrate et si dure ? A qui a-t-il pu dire qu’il était bien aise d’être défait de trois hommes qui l’avaient servi avec le plus grand zèle ? Est-il permis de calomnier ainsi, sans la plus légère preuve, sans la moindre vraisemblance, la mémoire d’un roi connu pour avoir toujours parlé sagement ? Tout lecteur sensé ne voit qu’avec indignation ces recueils d’impostures, dont le public est surchargé ; et l’auteur des Mémoires de Maintenon mériterait d’être châtié, si le mépris dont il abuse ne le sauvait de la punition. − On a prétendu que ce médecin Séron était mort empoisonné lui-même peu de temps après, et qu’on l’avait entendu répéter plus d’une fois pendant son agonie : « Je n’ai que ce que j’ai mérité. » Ces bruits sont dénués de preuves ; et si le prince qui en était l’objet eut souvent une politique artificieuse, jamais il ne fut accusé d’aucun crime particulier. Mais la crainte d’être empoisonné par l’ordre du roi, que La Beaumelle attribue à Louvois, est une véritable absurdité. Louis XIV était fatigué du caractère dur et impérieux de Louvois ; et l’ascendant qu’il avait laissé prendre à ce ministre lui était devenu insupportable. L’indignation que les violences ordonnées par Louvois, et surtout le deuxième incendie du Palatinat, avaient excitée en Europe contre Louis XIV, lui avait rendu odieux un ministre dont les conseils le faisaient haïr. On a dit aussi que Louis XIV avait promis à Louvois, confident de son mariage, de ne jamais reconnaître madame de Maintenon pour reine ; qu’il eut la faiblesse de vouloir oublier sa parole, et que Louvois la lui rappela avec une fermeté et une hauteur que ni le roi ni madame de Maintenon ne purent lui pardonner. Le chagrin et l’excès du travail accélérèrent sa mort. (K.)
7 – Cette lettre est authentique, et l’auteur l’avait déjà vue en manuscrit avant que le fils du grand Racine l’eût fait imprimer.