SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXIII - Victoire du maréchal de Villars à Denain - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXIII - Victoire du maréchal de Villars à Denain - Partie 2

Bouquet de fleurs de mon ami James

 

 

 

 

 

SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

 

_________

 

 

- Partie 2 -

 

 

_________

 

 

 

CHAPITRE XXIII.

 

 

 

Victoire du maréchal de Villars à Denain.

Rétablissement des affaires. Paix générale.

 

 

 

 

 

 

          Tous ces traités furent signés l’un après l’autre, dans le cours de l’année 1713. Soit opiniâtreté du prince Eugène, soit mauvais politique du conseil de l’empereur, ce monarque n’entra dans aucune de ces négociations. Il aurait eu certainement Landau, et peut-être Strasbourg, s’il s’était prêté d’abord aux vues de la reine Anne. Il s’obstina à la guerre, et il n’eut rien. Le maréchal de Villars ayant mis ce qui restait de la Flandre française en sûreté, alla vers le Rhin ; et après s’être rendu maître de Spire, de Worms, de tous les pays d’alentour (22 août 1713), ; il prend ce même Landau, que l’empereur eût pu conserver par la paix ; il force les lignes que le prince Eugène avait fait tirer dans le Brisgaw ; (20 septembre) défait dans ces lignes le maréchal Vaubonne ; (30 octobre) assiège et prend Fribourg, la capitale de l’Autriche Antérieure.

 

          Le conseil de Vienne pressait de tous côtés les secours qu’avaient promis les cercles de l’empire, et ces secours ne venaient point. Il comprit alors que l’empereur, sans l’Angleterre et la Hollande, ne pouvait prévaloir contre la France, et il se résolut trop tard à la paix.

 

          Le maréchal de Villars, après avoir ainsi terminé la guerre, eut encore la gloire de conclure cette paix à Rastadt, avec le prince Eugène. C’était peut-être la première fois qu’on avait vu deux généraux opposés, au sortir d’une campagne, traiter au nom de leurs maîtres. Ils y portèrent tous deux la franchise de leur caractère. J’ai ouï conter au maréchal de Villars qu’un des premiers discours qu’il tint au prince Eugène fut celui-ci : « Monsieur, nous ne sommes point ennemis ; vos ennemis sont à Vienne, et les miens à Versailles. » En effet, l’un et l’autre eurent toujours dans leurs cours des cabales à combattre.

 

          Il ne fut point question dans ce traité des droits que l’empereur réclamait toujours sur la monarchie d’Espagne, ni du vain titre de roi catholique, que Charles VI prit toujours, tandis que le royaume restait assuré à Philippe V. Louis XIV garda Strasbourg et Landau, qu’il avait offert de céder auparavant ; Huningue et le Nouveau-Brisach, qu’il avait proposé lui-même de raser ; la souveraineté de l’Alsace, à laquelle il avait offert de renoncer. Mais, ce qu’il y eut de plus honorable, il fit rétablir dans leurs Etats et dans leurs rangs les électeurs de Bavière et de Cologne.

 

          C’est une chose très remarquable que la France, dans tous ses traités avec les empereurs, a toujours protégé les droits des princes et des Etats de l’empire. Elle posa les fondements de la liberté germanique à Munster, et fit ériger un huitième électorat pour cette même maison de Bavière. Le traité de Nimègue confirma celui de Vestphalie. Elle fit rendre, par le traité de Ryswick, tous les biens du cardinal de Furstemberg. Enfin, par la paix d’Utrecht, elle rétablit deux électeurs. Il faut avouer que, dans toute la négociation qui termina cette longue querelle, la France reçut la loi de l’Angleterre, et la fit à l’empire.

 

          Les mémoires historiques du temps, sur lesquels on a formé les compilations de tant d’histoires de Louis XIV, disent que le prince Eugène, en finissant les conférences, pria le duc de Villars d’embrasser pour lui les genoux de Louis XIV, et de présenter à ce monarque les assurances du profond respect d’un sujet envers son souverain. Premièrement, il n’est pas vrai qu’un prince, petit-fils d’un souverain, demeure le sujet d’un autre prince pour être né dans ses Etats. Secondement, il est encore moins vrai que le prince Eugène, vicaire général de l’empire, pût se dire sujet du roi de France.

 

          Cependant chaque Etat se mit en possession de ses nouveaux droits. Le duc de Savoie se fit reconnaître en Sicile, sans consulter l’empereur, qui s’en plaignit en vain. Louis XIV fit recevoir ses troupes dans Lille. Les Hollandais se saisirent des villes de leur barrière ; et la Flandre leur a payé toujours douze cent cinquante mille florins par an, pour être les maîtres chez elle (1). Louis XIV fit combler le port de Dunkerque, raser la citadelle, et démolir toutes les fortifications du côté de la mer, sous les yeux d’un commissaire anglais. Les Dunkerquois, qui voyaient par là tout leur commerce périr, députèrent à Londres pour implorer la clémence de la reine Anne. Il était triste pour Louis XIV que ses sujets allassent demander grâce à une reine d’Angleterre, mais il fut encore plus triste pour eux que la reine Anne fût obligée de les refuser.

 

          Le roi, quelque temps après, fit élargir le canal de Mardick ; et, au moyen des écluses, on fit un port qu’on disait déjà égaler celui de Dunkerque. Le comte de Stair, ambassadeur d’Angleterre, s’en plaignit vivement à ce monarque. Il est dit, dans un des meilleurs livres que nous ayons (2), que Louis XIV répondit au lord Stair : « Monsieur l’ambassadeur, j’ai toujours été le maître chez moi, quelquefois chez les autres ; ne m’en faites pas souvenir. » Je sais de science certaine que jamais Louis XIV ne fit une réponse si peu convenable. Il n’avait jamais été le maître chez les Anglais il s’en fallait beaucoup. Il l’était chez lui ; mais il s’agissait de savoir s’il était le maître d’éluder un traité auquel il devait son repos, et peut-être une grande partie de son royaume (3).

 

          La clause du traité qui portait la démolition du port de Dunkerque et de ses écluses, ne stipulait pas qu’on ne ferait point de port à Mardick. On a osé imprimer que le lord Bolingbroke, qui rédigea le traité, fit cette omission, gagné par un présent d’un million. On trouve cette lâche calomnie dans l’Histoire de Louis XIV, sous le nom de La Martinière (4) ; et ce n’est pas la seule qui déshonore cet ouvrage. Louis XIV paraissait être en droit de profiter de la négligence des ministres anglais, et de s’en tenir à la lettre du traité ; mais il aima mieux en remplir l’esprit, uniquement pour le bien de la paix ; et loin de dire au lord Stair qu’il ne le fit pas souvenir qu’il avait été autrefois le maître chez les autres, il voulut bien céder à ses représentations, auxquelles il pouvait résister. Il fit discontinuer les travaux de Mardick au mois d’avril 1715. Les ouvrages furent démolis bientôt après, dans la régence, et le traité accompli dans tous ses points.

 

          Après cette paix d’Utrecht et de Rastadt, Philippe V ne jouit pas encore de toute l’Espagne ; il lui resta la Catalogne à soumettre, ainsi que les îles de Majorque et d’Iviça.

 

          Il faut savoir que l’empereur Charles VI ayant laissé sa femme à Barcelone, ne pouvant soutenir la guerre d’Espagne, et ne voulant ni céder ses droits, ni accepter la paix d’Utrecht, était cependant convenu alors avec la reine Anne que l’impératrice et ses troupes, devenues inutiles en Catalogne, seraient transportées sur des vaisseaux anglais. En effet, la Catalogne avait été évacuée ; et Staremberg, en partant, s’était démis de son titre de vice-roi. Mais il laissa toutes les semences d’une guerre civile, et l’espérance d’un prompt secours de la part de l’empereur, et même de l’Angleterre. Ceux qui avaient alors le plus de crédit dans cette province, se flattèrent qu’ils pourraient former une république sous une protection étrangère, et que le roi d’Espagne ne serait pas assez fort pour les conquérir. Ils déployèrent alors ce caractère que Tacite leur attribuait il y a si longtemps « Nation intrépide, dit-il, qui compte la vie pour rien quand elle ne l’emploie pas à combattre. »

 

          La Catalogne est un des pays les plus fertiles de la terre, et des plus heureusement situés. Autant arrosé de belles rivières, de ruisseaux, et de fontaines, que la Vieille et la Nouvelle Castille en sont dénuées, elle produit tout ce qui est nécessaire aux besoins de l’homme, et tout ce qui peut flatter ses désirs, en arbres, en blés, en fruits, en légumes de toute espèce. Barcelone est un des beaux ports de l’Europe, et le pays fournit tout pour la construction des navires. Ses montagnes sont remplies de carrières de marbre, de jaspe, de cristal de roche ; on y trouve même beaucoup de pierres précieuses. Les mines de fer, d’étain, de plomb, d’alun, de vitriol, y sont abondantes : la côte orientale produit du corail. La Catalogne, enfin, peut se passer de l’univers entier, et ses voisins ne peuvent se passer d’elle.

 

          Loin que l’abondance et les délices aient amolli les habitants, ils ont toujours été guerriers, et les montagnards surtout ont été féroces. Mais, malgré leur valeur et leur amour extrême pour la liberté, ils ont été subjugués dans tous les temps ; les Romains, les Goths, les Vandales, le Sarrasins, les conquirent.

 

          Ils secouèrent le joug des Sarrasins et se mirent sous la protection de Charlemagne. Ils appartinrent à la maison d’Aragon, et ensuite à celle d’Autriche.

 

          Nous avons vu que sous Philippe IV, poussés à bout par le comte-duc d’Olivarès, premier ministre, ils se donnèrent à Louis XIII en 1740 (5). On leur conserva tous leurs privilèges ; ils furent plutôt protégés que sujets. Ils rentrèrent sous la domination autrichienne en 1652 ; et, dans la guerre de la succession, ils prirent le parti de l’archiduc Charles contre Philippe V. Leur opiniâtre résistance prouva que Philippe V, délivre même de son compétiteur, ne pouvait seul les réduire. Louis XIV, qui, dans les derniers temps de la guerre, n’avait pu fournir ni soldats ni vaisseaux à son petit-fils contre Charles, son concurrent, lui en envoya alors contre ses sujets révoltés. Une escadre française bloqua le port de Barcelone ; et le maréchal de Berwick l’assiégea par terre.

 

          La reine d’Angleterre, plus fidèle à ses traités qu’aux intérêts de son pays, ne secourut point cette ville. Les Anglais en furent indignés ; ils se faisaient le reproche que s’étaient fait les Romains d’avoir laissé détruire Sagonte. L’empereur d’Allemagne promit de vains secours. Les assiégés se défendirent avec un courage fortifié par le fanatisme. Les prêtres et les moines coururent aux armes et sur les brèches, comme s’il s’était agi d’une guerre de religion. Un fantôme de liberté les rendit sourds à toutes les avances qu’ils reçurent de leur maître. Plus de cinq cents ecclésiastiques moururent dans ce siège les armes à la main. On peut juger si leurs discours et leur exemple avaient animé les peuples.

 

          Ils arborèrent sur la brèche un drapeau noir, et soutinrent plus d’un assaut. Enfin les assiégeants ayant pénétré, les assiégés se battirent encore de rue en rue ; et, retirés dans la ville neuve, tandis que l’ancienne était prise, ils demandèrent en capitulant qu’on leur conservât tous leurs privilèges (12 septembre 1714). Ils n’obtinrent que la vie et leurs biens. La plupart de leurs privilèges leur furent ôtés ; et de tous les moines qui avaient soulevé le peuple et combattu contre leur roi, il n’y en eut que soixante de punis : on eut même l’indulgence de ne les condamner qu’aux galères. Philippe V avait traité plus rudement la petite ville de Xativa (6) dans le cours de la guerre : on l’avait détruite de fond en comble, pour faire un exemple mais si l’on rase une petite ville de peu d’importance, on n’en rase point une grande, qui a un beau port de mer, et dont le maintien est utile à l’Etat.

 

          Cette fureur des Catalans, qui ne les avait pas animés quand Charles VI était parmi eux, et qui les transporta quand ils furent sans secours, fut la dernière flamme de l’incendie qui avait ravagé si longtemps la plus belle partie de l’Europe, pour le testament de Charles II, roi d’Espagne.

 

 

1 – L’empereur Joseph II vient de s’affranchir de ce ridicule tribut, et de faire démolir les fortifications de presque toutes les places de la barrière. (K.)

2 – L’Abrégé chronologique de Hénault. (K.)

3 – Jamais le lord Stair ne parla au roi qu’en présence du secrétaire d’Etat Torcy, qui a dit n’avoir jamais entendu un discours si déplacé. Ce discours aurait été bien humiliant pour Louis XIV, quand il fit cesser les ouvrages de Mardick.

4 – Cet ouvrage a pour titre : Histoire de la vie et du règne de Louis-le-Grand, rédigée sur les Mémoires de M. le comte D***, par M. Bruzen de La Martinière ; La Haye, 1740 – 1741, 5 vol. in-4° ; Quand il parut, il fut généralement attribué à La Motte, qui s’était retiré en Hollande, où il avait pris le nom de La Hode. Toutefois, en tête du tome VI, La Martinière déclare que l’histoire dont il est l’éditeur est, non de La Hode, mais d’une personne qui ne veut pas être connue.

La Motte dit La Hode passe pour l’auteur d’une Vie de Philippe d’Orléans, petit-fils de France ; Londres, 1736, 2 vol. in-12. (E.B.)

5 – Dans l’Essai sur les Mœurs, etc., chapitre CLXXXII.

6 – Cette ville de Xativa fut rasée en 1707, après la bataille d’Almanza. Philippe V fit bâtir sur ses ruines une autre ville qu’on nommé à présent San Félipe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article