SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXI - Suite des disgrâces de la France et de l'Espagne - Partie 3

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SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XXI - Suite des disgrâces de la France et de l'Espagne - Partie 3

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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- Partie 3 -

 

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CHAPITRE XXI.

 

Suite des disgrâces de la France et de l’Espagne.

Louis XIV envoie son principal ministre demander

en vain la paix. Bataille de Malplaquet perdue, etc.

 

 

 

          Il y a peu d’exemples de tant d’orgueil suivi de tant d’humiliations. Le marquis de Torcy, suppliant dans La Haye, au nom de Louis XIV, s’adressa au prince Eugène et au duc de Marlborough, après avoir perdu son temps avec Heinsius. Tous trois voulaient la continuation de la guerre. Le prince y trouvait sa grandeur et sa vengeance ; le duc, sa gloire et une fortune immense qu’il aimait également ; le troisième, gouverné par les deux autres, se regardait comme un Spartiate qui abaissait un roi de Perse. Ils proposèrent non pas une paix, mais une trêve ; et pendant cette trêve une satisfaction entière pour tous leurs alliés, et aucune pour les alliés du roi ; à condition que le roi se joindrait à ses ennemis pour chasser d’Espagne son propre petit-fils dans l’espace de deux mois, et que pour sûreté il commencerait par céder à jamais dix villes aux Hollandais dans la Flandre, par rendre Strasbourg et Brisach, et par renoncer à la souveraineté de l’Alsace (1). Louis XIV ne s’était pas attendu, quand il refusait autrefois un régiment au prince Eugène, quand Churchill n’était pas encore colonel en Angleterre, et qu’à peine le nom de Heinsius lui était connu, qu’un jour ces trois hommes lui imposeraient de pareilles lois. En vain Torcy voulut tenter Marlborough par l’offre de quatre millions : le duc, qui aimait autant la gloire que l’argent, et qui, par ses gains immenses produits par des victoires, était au-dessus de quatre millions, laissa au ministre de France la douleur d’une proposition honteuse et inutile. Torcy rapporta au roi les ordres de ses ennemis. Louis XIV fit alors ce qu’il n’avait jamais fait avec ses sujets. Il se justifia devant eux ; il adressa aux gouverneurs des provinces, aux communautés des villes, une lettre circulaire, par laquelle en rendant compte à ses peuples du fardeau qu’il était obligé de leur faire encore soutenir, il excitait leur indignation, leur honneur, et même leur pitié (2). Les politiques dirent que Torcy n’était allé s’humilier à La Haye que pour mettre les ennemis dans leur tort, pour justifier Louis XIV aux yeux de l’Europe, et pour animer les Français par le ressentiment de l’outrage fait en sa personne à la nation ; mais il n’y était allé réellement que pour demander la paix. On laissa même encore quelques jours le président Rouillé à La Haye, pour tâcher d’obtenir des conditions moins accablantes : et pour toute réponse, les états ordonnèrent à Rouillé de partir dans vingt-quatre heures.

 

          Louis XIV, à qui l’on rapporta des réponses si dures, dit en plein conseil : « Puisqu’il faut faire la guerre, j’aime mieux la faire à mes ennemis qu’à mes enfants (3). » Il se prépara donc à tenter encore la fortune en Flandre. La famine, qui désolait les campagnes, fut une ressource pour la guerre. Ceux qui manquaient de pain se firent soldats. Beaucoup de terres restèrent en friche ; mais on eut une armée. Le maréchal de Villars, qu’on avait eu quelques petits succès, fut rappelé en Flandre, comme celui en qui l’Etat mettait son espérance.

 

          Déjà Marlborough avait pris Tournai (29 juillet 1709), dont Eugène avait couvert le siège. Déjà ces deux généraux marchaient pour investir Mons. Le maréchal de Villars s’avança pour les en empêcher. Il avait avec lui le maréchal de Boufflers, son ancien, qui avait demandé à servir sous lui. Boufflers aimait véritablement le roi et la patrie. Il prouva, en cette occasion (malgré la maxime d’un homme de beaucoup d’esprit), que dans un Etat monarchique, et surtout sous un bon maître, il y a des vertus. Il y en a, sans doute, tout autant que dans les républiques, avec moins d’enthousiasme peut-être, mais avec plus de ce qu’on appelle honneur (4).

 

          Dès que les Français s’avancèrent pour s’opposer à l’investissement de Mons, les alliés vinrent les attaquer près des bois de Blangies et du village de Malplaquet.

 

          L’armée des alliés était d’environ quatre-vingt mille combattants, et celle du maréchal de Villars d’environ soixante et dix mille. Les Français traînaient avec eux quatre-vingts pièces de canon, les alliés cent quarante (5). Le duc de Marlborough commandait l’aile droite, où étaient les Anglais et les troupes allemandes à la solde d’Angleterre. Le prince Eugène était au centre ; Tilli et un comte de Nassau à la gauche, avec les Hollandais.

 

          (11 septembre 1709) Le maréchal de Villars prit pour lui la gauche, et laissa la droite au maréchal de Boufflers. Il avait retranché son armée à la hâte, manœuvre probablement convenable à des troupes inférieures en nombre, longtemps malheureuses, dont la moitié était composée de nouvelles recrues, et convenable encore à la situation de la France, qu’une défaite entière eût mise aux derniers abois. Quelques historiens ont blâmé le général dans sa disposition. Il devait, disaient-ils, passer une large trouée au lieu de la laisser devant lui. Ceux qui, de leur cabinet, jugent ainsi ce qui se passe sur un champ de bataille, ne sont-ils pas trop habiles ?

 

          Tout ce que je sais, c’est que le maréchal dit lui-même, que les soldats, qui, ayant manqué de pain un jour entier, venaient de le recevoir, en jetèrent une partie pour courir plus légèrement au combat. Il y a eu, depuis plusieurs siècles, peu de batailles plus disputées et plus longues, aucune plus meurtrière. Je ne dirai autre chose de cette bataille que ce qui fut avoué de tout le monde. La gauche des ennemis, où combattaient les Hollandais, fut presque toute détruite, et même poursuivie la baïonnette au bout du fusil. Marlborough, à la droite, faisait et soutenait les plus grands efforts. Le maréchal de Villars dégarnit un peu son centre pour s’opposer à Marlborough, et alors même ce centre fut attaqué. Les retranchements qui le couvraient furent emportés. Le régiment des gardes, qui les défendait, ne put résister. Le maréchal, en accourant de sa gauche à son centre, fut blessé, et la bataille fut perdue. Le champ était jonché de près de trente mille morts ou mourants.

 

          On marchait sur les cadavres entassés, surtout au quartier des Hollandais. La France ne perdit guère plus de huit mille hommes dans cette journée. Ses ennemis en laissèrent environ vingt et un mille tués ou blessés ; mais le centre étant forcé, les deux ailes coupées, ceux qui avaient fait le plus grand carnage furent les vaincus.

 

          Le maréchal de Boufflers (6) fit la retraite en bon ordre, aidé du prince de Tingry-Montmorency, depuis maréchal de Luxembourg, héritier du courage de ses pères. L’armée se retira entre le Quesnoi et Valenciennes, emportant plusieurs drapeaux et étendards pris sur les ennemis. Ces dépouilles consolèrent Louis XIV ; et on compta pour une victoire l’honneur de l’avoir disputée si longtemps, et de n’avoir perdu que le champ de bataille. Le maréchal de Villars, en revenant à la cour, assura le roi que, sans sa blessure, il aurait remporté la victoire. J’en ai vu ce général persuadé, mais j’ai vu peu de personnes qui le crussent.

 

          On peut s’étonner qu’une armée qui avait tué aux ennemis deux tiers plus de monde qu’elle n’en avait perdu, n’essayât pas d’empêcher que ceux qui n’avaient eu d’autre avantage que celui de coucher au milieu de leurs morts, allassent faire le siège de Mons. Les Hollandais craignirent pour cette entreprise : ils hésitèrent. Mais le nom de bataille perdue impose aux vaincus, et les décourage. Les hommes ne font jamais tout ce qu’ils peuvent faire ; et le soldat à qui on dit qu’il a été battu craint de l’être encore. Ainsi, Mons fut assiégé et pris (20 octobre 1709), et toujours pour les Hollandais, qui le gardèrent, ainsi que Tournai et Lille.

 

 

 

1 – Ce n’est pas là tout. Dunkerque devait être rasée, tous les alliés de la France dépouillés, Charles III reconnu, etc., etc. ; Et ces propositions n’étaient faites encore que pour amuser ; on se jouait de la ruine de la France ; car on parlait tout bas de démembrement. (G.A.)

2 – L’auteur des Mémoires de madame de Maintenon dit, pages 22 et 93 du tome V, que « le duc de Marlborough et le prince Eugène gagnèrent Heinsius » comme si Heinsius avait eu besoin d’être gagné. Il met dans la bouche de Louis XIV, au lieu des belles paroles qu’il prononça en plein conseil, ces mots bas et plats : Alors comme alors. Il cite l’auteur du Siècle de Louis XIV, et le reprend d’avoir dit que « Louis XIV fit afficher sa lettre circulaire dans les rues de Paris. » Nous avons confronté toutes les éditions du Siècle de Louis XIV ; il n’y a pas un seul mot de ce que cite cet homme, pas même dans l’édition subreptice qu’il fit à Francfort en 1752.

3 – Voir notre note sur ce propos, chapitre XXII. (G.A.)

4 – Cet endroit mérite d’être éclairci. L’auteur célèbre de l’Esprit des lois dit que l’honneur est le principe des gouvernements monarchiques, et la vertu le principe des gouvernements républicains.

Ce sont là des idées vagues et confuses qu’on a attaquées d’une manière aussi vague, parce que rarement on convient de la valeur des termes, rarement on s’entend. L’honneur est le désir d’être honoré, d’être estimé : de là vient l’habitude de ne rien faire dont on puisse rougir. La vertu est l’accomplissement des devoirs, indépendamment du désir de l’estime ; de là vient que l’honneur est commun, la vertu rare.

Le principe d’une monarchie ou d’une république n’est ni l’honneur ni la vertu. Une monarchie est fondée sur le pouvoir d’un seul ; une république est fondée sur le pouvoir que plusieurs ont d’empêcher le pouvoir d’un seul. La plupart des monarchies ont été établies par des chefs d’armées, les républiques par des citoyens assemblés. L’honneur est commun à tous les hommes, et la vertu rare dans tout gouvernement. L’amour propre de chaque membre d’une république veille sur l’amour-propre des autres ; chacun voulant être maître, personne ne l’est ; l’ambition de chaque particulier est un frein public, et l’égalité règne.

Dans une monarchie affermie, l’ambition ne peut s’élever qu’en plaisant au maître, ou à ceux qui gouvernent sous le maître. Il n’y a dans ces premiers ressorts ni honneur, ni vertu, de part ni d’autre ; il n’y a que de l’intérêt. La vertu est en tout pays le fruit de l’éducation et du caractère. Il est dit dans l’Esprit des lois qu’il faut plus de vertu dans une république : c’est, en un sens, tout le contraire : il faut beaucoup plus de vertu dans une cour pour résister à tant de séductions. Le duc de Montausier, le duc de Beauvilliers, étaient des hommes d’une vertu austère. Le maréchal de Villeroi joignit des mœurs plus douces à une probité non moins incorruptible. Le marquis de Torcy a été un des plus honnêtes hommes de l’Europe, dans une place où la politique permet le relâchement dans la morale. Les contrôleurs généraux Le Pelletier et Chamillart passèrent pour être moins habiles que vertueux.

Il faut avouer que Louis XIV, dans cette guerre malheureuse, ne fut guère entouré que d’hommes irréprochables ; c’est une observation très vraie et très importante dans une histoire où les mœurs ont tant de part. (Voltaire.)

5 – M. Henri Martin donne cent vingt mille hommes aux alliés, avec cent vingt canons, et quatre-vingt-dix mille hommes aux Français, avec quatre-vingts canons. (G.A.)

6 – Dans le livre intitulé Mémoires du maréchal de Berwick, il est dit que le maréchal de Berwick fit cette retraite. C’est ainsi que tant de Mémoires sont écrits. On trouve dans ceux de madame de Maintenon, par La Beaumelle, tome V, page 99, que les alliés accusèrent le maréchal de Villars de « s’être blessé lui-même, et que les Français lui reprochèrent de s’être retiré trop tôt. » Ce sont deux impostures ridicules. Ce général avait reçu un coup de carabine au-dessous du genou, qui lui fracassa l’os, et qui le fit boiter toute sa vie. Le roi lui envoya le sieur Maréchal, son premier chirurgien, qui seul empêcha qu’on lui coupât la cuisse. C’est ce que je tiens de la bouche de M. le maréchal de Villars et de ce chirurgien célèbre : c’est ce que tous les officiers ont su ; c’est ce que M. le duc de Villars daigne me confirmer par ses lettres. Il n’oppose que le mépris aux sottises insolentes et calomnieuses de La Beaumelle. (Voltaire.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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