SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre XIV - Prise de Strasbourg - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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(Partie 2)
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CHAPITRE XIV.
Prise de Strasbourg. Bombardement d’Alger.
Soumission de Gênes. Ambassade de Siam.
Le pape bravé dans Rome. Electorat de Cologne disputé.
La république de Gênes s’abaissa encore plus devant lui que celle d’Alger. Gênes avait vendu de la poudre et des bombes aux Algériens. Elle construisait quatre galères pour le service de l’Espagne. Le roi lui défendit par son envoyé Saint-Olon, l’un de ses gentilshommes ordinaires, de lancer à l’eau les galères, et la menaça d’un châtiment prompt si elle ne se soumettait à ses volontés. Les Génois, irrités de cette entreprise sur leur liberté, et comptant trop sur le secours de l’Espagne, ne firent aucune satisfaction. Aussitôt quatorze gros vaisseaux, vingt galères, dix galiotes à bombes, plusieurs frégates, sortent du port de Toulon. Seignelai, nouveau secrétaire de la marine, et à qui le fameux Colbert, son père, avait déjà fait exercer cet emploi avant sa mort, était lui-même sur la flotte. Ce jeune homme, plein d’ambition, de courage, d’esprit, d’activité, voulait être à la fois guerrier et ministre, avide de toute espèce de gloire, ardent à tout ce qu’il entreprenait, et mêlant les plaisirs aux affaires sans qu’elles en souffrissent. Le vieux Duquesne commandait les vaisseaux, le duc de Mortemar les galères : mais tous deux étaient les courtisans du secrétaire d’Etat (1). On arrive devant Gênes ; les dix galiotes y jettent quatorze mille bombes (17 mars 1684) (2), et réduisent en cendres une partie de ces édifices de marbre, qui ont fait donner à la ville le nom de Gênes la superbe. Quatorze mille soldats débarqués (3) s’avancent jusqu’aux portes, et brûlent le faubourg de Saint-Pierre d’Arène. Alors, il fallut s’humilier pour prévenir une ruine d’Arène. Alors, il fallut s’humilier pour prévenir une ruine totale. (22 février 1685) Le roi exigea que le doge de Gênes et quatre principaux sénateurs vinssent implorer sa clémence dans son palais de Versailles ; et, de peur que les Génois n’éludassent la satisfaction, et ne dérobassent quelque chose à sa gloire, il voulut que le doge qui viendrait lui demander pardon fût continué dans sa principauté, malgré la loi perpétuelle de Gênes, qui ôte cette dignité à tout doge absent un moment de la ville.
Impériale Lescaro, doge de Gênes, avec les sénateurs Lomellino, Garibaldi, Durazzo, et Salvago, vinrent à Versailles faire tout ce que le roi exigeait d’eux. Le doge, en habit de cérémonie, parla, couvert d’un bonnet de velours rouge qu’il ôtait souvent : son discours et ses marques de soumission étaient dictés par Seignelai (4). Le roi l’écouta, assis et couvert ; mais, comme dans toutes les actions de sa vie il joignait la politesse à la dignité, il traita Lescaro et les sénateurs avec autant de bonté que de faste. Les ministres Louvois, Croissi, et Seignelai, lui firent sentir plus de fierté. Aussi le doge disait : « Le roi ôte à nos cœurs la liberté, par la manière dont il nous reçoit ; mais ses ministres nous la rendent. » Ce doge était un homme de beaucoup d’esprit. Tout le monde sait que le marquis de Seignelai lui ayant demandé ce qu’il trouvait de plus singulier à Versailles, il répondit : C’est de m’y voir.
(1684) L’extrême goût que Louis XIV avait pour les choses d’éclat fut encore bien plus flatté par l’ambassade qu’il reçut de Siam, pays où l’on avait ignoré jusque alors que la France existât. Il était arrivé, par une de ces singularités qui prouvent la supériorité des Européans sur les autres nations, qu’un Grec, fils d’un cabaretier de Céphalonie, nommé Phalk Constance, était devenu barcalon, c’est-à-dire premier ministre ou grand-vizir du royaume de Siam. Cet homme, dans le dessein de s’affermir et de s’élever encore, et dans le besoin qu’il avait de secours étrangers, n’avait osé se confier ni aux Anglais ni aux Hollandais ; ce sont des voisins trop dangereux dans les Indes. Les Français venaient d’établir des comptoirs sur les côtes de Coromandel, et avaient porté dans ces extrémités de l’Asie la réputation de leur roi. Constance crut Louis XIV propre à être flatté par un hommage qui viendrait de si loin sans être attendu. La religion, dont les ressorts font jouer la politique du monde depuis Siam jusqu’à Paris, servit encore à ses desseins. Il envoya, au nom du roi de Siam, son maître, une solennelle ambassade avec de grands présents à Louis XIV (5), pour lui faire entendre que ce roi indien, charmé de sa gloire, ne voulait faire de traité de commerce qu’avec la nation française, et qu’il n’était pas même éloigné de se faire chrétien. La grandeur du roi flattée, et sa religion trompée, l’engagèrent à envoyer au roi de Siam deux ambassadeurs et six jésuites ; et depuis il y joignit des officiers avec huit cents soldats : mais l’éclat de cette ambassade siamoise fut le seul fruit qu’on en retira (6). Constance périt quatre ans après, victime de son ambition : quelque peu des Français qui restèrent auprès de lui furent massacrés, d’autres obligés de fuir ; et sa veuve, après avoir été sur le point d’être reine, fut condamnée, par le successeur du roi de Siam, à servir dans la cuisine, emploi pour lequel elle était née.
Cette soif de gloire, qui portait Louis XIV à se distinguer en tout des autres rois, paraissait encore dans la hauteur qu’il affectait avec la cour de Rome. Odescalchi, Innocent XI, fils d’un banquier du Milanais, était sur le trône de l’Eglise. C’était un homme vertueux, un pontife sage, peu théologien, prince courageux, ferme, et magnifique. Il secourut contre les Turcs l’empire et la Pologne de son argent, et les Vénitiens de ses galères. Il condamnait avec hauteur la conduite de Louis XIV, uni contre des chrétiens avec les Turcs. On s’étonnait qu’un pape prît si vivement le parti des empereurs qui se disent rois des Romains, et qui, s’ils le pouvaient, régneraient dans Rome ; mais Odescalchi était né sous la domination autrichienne. Il avait fait deux campagnes dans les troupes du Milanais. L’habitude et l’humeur gouvernent les hommes. Sa fierté s’irritait contre celle du roi qui, de son côté, lui donnait toutes les mortifications qu’un roi de France peut donner à un pape, sans rompre de communion avec lui. Il y avait depuis longtemps dans Rome un abus difficile à déraciner, parce qu’il était fondé sur un point d’honneur dont se piquaient tous les rois catholiques. Leurs ambassadeurs à Rome étendaient le droit de franchise et d’asile, affecté à leur maison, jusqu’à une très grande distance, qu’on nomme quartier. Ces prétentions, toujours soutenues, rendaient la moitié de Rome un asile sûr à tous les crimes. Par un autre abus, ce qui entrait dans Rome sous le nom des ambassadeurs ne payait jamais d’entrée. Le commerce en souffrait, et le fisc en était appauvri.
Le pape Innocent XI obtint enfin de l’empereur, du roi d’Espagne, de celui de Pologne, et du nouveau roi d’Angleterre, Jacques II, prince catholique, qu’ils renonçassent à ces droits odieux. Le nonce Ranucci proposa à Louis XIV de concourir, comme les autres rois, à la tranquillité et au bon ordre de Rome. Louis, très mécontent du pape, répondit « qu’il ne s’était jamais réglé sur l’exemple d’autrui, et que c’était à lui de servir d’exemple (7). » Il envoya à Rome le marquis de Lavardin en ambassade pour braver le pape (16 novembre 1687). Lavardin entra dans Rome, malgré les défenses du pontife, escorté de quatre cents gardes de la marine, de quatre cents officiers volontaires, et de deux cents hommes de livrée, tous armés. Il prit possession de son palais, de ses quartiers, et de l’église de Saint-Louis, autour desquels il fit poster des sentinelles, et faire la ronde comme dans une place de guerre. Le pape est le seul souverain à qui on pût envoyer une telle ambassade : car la supériorité qu’il affecte sur les têtes couronnées leur donne toujours envie de l’humilier ; et la faiblesse de son Etat fait qu’on l’outrage toujours impunément. Tout ce qu’Innocent XI pu faire, fut de se servir, contre le marquis de Lavardin ; des armes usées de l’excommunication ; armes dont on ne fait pas même plus de cas à Rome qu’ailleurs, mais qu’on ne laisse pas d’employer comme une ancienne formule, ainsi que les soldats du pape sont armés seulement pour la forme.
Le cardinal d’Estrées, homme d’esprit, mais négociateur souvent malheureux, était alors chargé des affaires de France à Rome. D’Estrées, ayant été obligé de voir souvent le marquis de Lavardin, ne peut être ensuite admis à l’audience du pape sans recevoir l’absolution ; en vain il s’en défendit, Innocent XI s’obstina à la lui donner, pour conserver toujours cette autorité imaginaire par les usages sur lesquels elle est fondée.
Louis, avec la même hauteur, mais toujours soutenu par les souterrains de la politique, voulut donner un électeur à Cologne. Occupé du soin de diviser ou de combattre l’empire, il prétendait élever à cet électorat le cardinal de Furstenberg, évêque de Strasbourg, sa créature et la victime de ses intérêts, ennemi irréconciliable de l’empereur, qui l’avait fait emprisonner dans la dernière guerre, comme un Allemand vendu à la France.
Le chapitre de Cologne, comme tous les autres chapitres d’Allemagne, a le droit de nommer son évêque, qui par là devient électeur. Celui qui remplissait ce siège était Ferdinand de Bavière, autrefois l’allié, et depuis l’ennemi du roi, comme tant d’autres princes. Il était malade à l’extrémité. L’argent du roi, répandu à propos parmi les chanoines, les intrigues et les promesses, firent élire le cardinal de Furstenberg comme coadjuteur ; et après la mort du prince, il fut élu une seconde fois par la pluralité des suffrages. Le pape, par le concordat germanique, a le droit de conférer l’évêché à l’élu, et l’empereur a celui de confirmer à l’électorat. L’empereur et le pape Innocent XI, persuadés que c’était presque la même chose, de laisser Furstenberg sur ce trône électoral et d’y mettre Louis XIV, s’unirent pour donner cette principauté au jeune Bavière, frère du dernier mort. (Octobre 1688) Le roi se vengea du pape en lui ôtant Avignon, et prépara la guerre à l’empereur. Il inquiétait en même temps l’électeur palatin, au sujet des droits de la princesse palatine, Madame, seconde femme de Monsieur ; droits auxquels elle avait renoncé par son contrat de mariage. La guerre faite à l’Espagne, en 1667, pour les droits de Marie-Thérèse, malgré une pareille renonciation, prouve bien que les contrats sont faits pour les particuliers. Voilà comme le roi, au comble de sa grandeur, indisposa, ou dépouilla, ou humilia, presque tous les princes ; aussi presque tous se réunissaient contre lui.
1 – On dit, au contraire, que Duquesne, indigné de l’expédition, s’enferma dans sa cabine et ne donna aucun ordre. Ce qui est certain, c’est qu’il ne servit plus depuis. (G.A.)
2 – Le bombardement de Gênes eut lieu en mai, du 18 au 28. (G.A.)
3 – Dans les premières éditions, il y avait quatre mille. (G.A.)
4 – On lui fit dire que le roi avait surpassé en valeur, en grandeur et en magnanimité tous les rois des siècles écoulés, et qu’il lèguerait sa puissance inébranlable à ses descendants. (G.A.)
5 – Ou plutôt, à ses ministres. (G.A.)
6 – La propagande religieuse fit crouler l’établissement. (G.A.)
7 – Il est singulier que des ministres osent porter leur mépris pour leur maître jusqu’à lui faire dire que c’est à lui de servir d’exemple ; et cet exemple était celui de favoriser chez un de ses voisins la contrebande, qu’il réprimait dans ses Etats par un code barbare, et de protéger contre les lois les voleurs et les assassins. (K.)