LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre II - 1
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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CHAPITRE II-1
Des Etats de l’Europe avant Louis XIV.
Il y avait déjà longtemps qu’on pouvait regarder l’Europe chrétienne (à la Russie près) comme une espèce de grande république partagée en plusieurs Etats, les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondants les uns avec les autres ; tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes ; tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique, inconnus dans les autres parties du monde. C’est par ces principes que les nations européanes ne font point esclaves leurs prisonniers, qu’elles respectent les ambassadeurs de leurs ennemis, qu’elles conviennent ensemble de la prééminence et de quelques droits de certains princes, comme de l’empereur, des rois, et des autres moindres potentats, et qu’elles s’accordent surtout dans la sage politique de tenir entre elles, autant qu’elles peuvent, une balance égale de pouvoir, employant sans cesse les négociations, même au milieu de la guerre, et entretenant les unes chez les autres des ambassadeurs ou des espions moins honorables, qui peuvent avertir toutes les cours des desseins d’une seule, donner à la fois l’alarme à l’Europe, et garantir les plus faibles des invasions que le plus fort est toujours prêt d’entreprendre.
Depuis Charles-Quint la balance penchait du côté de la maison d’Autriche. Cette maison puissante était, vers l’an 1630, maîtresse de l’Espagne, du Portugal, et des trésors de l’Amérique ; les Pays-Bas, le Milanais, le royaume de Naples, la Bohême, la Hongrie, l’Allemagne même (si on peut le dire), étaient devenus son patrimoine ; et si tant d’Etats avaient été réunis sous un seul chef de cette maison, il est à croire que l’Europe lui aurait enfin été asservie.
1 – Répétons-le, cet ouvrage ne fut pas écrit, comme le Dictionnaire philosophique, en pays de liberté. Voltaire fréquentait encore les cours, et croyait aux bienfaits du gouvernement monarchique. Lorsqu’il imprima le Siècle, il en était à faire sa dernière école auprès du roi de Prusse. (G.A.)
2 – Dans l’Essai sur les Mœurs, à la suite duquel venait, en 1756, comme ici, le Siècle de Louis XIV. (G.A.)
DE L’ALLEMAGNE.
L’empire d’Allemagne est le plus puissant voisin qu’ait la France : il est d’une plus grande étendue ; moins riche peut-être en argent, mais plus fécond en hommes robustes et patients dans le travail. La nation allemande est gouvernée, peu s’en faut, comme l’était la France sous les premiers rois Canétiens, qui étaient des chefs, souvent mal obéis, de plusieurs grands vassaux et d’un grand nombre de petits. Aujourd’hui soixante villes libres, et qu’on nomme impériales, environ autant de souverains séculiers, près de quarante princes ecclésiastiques, soit abbés, soit évêques, neuf électeurs, parmi lesquels on peut compter aujourd’hui quatre rois, enfin l’empereur, chef de tous ces potentats, composent ce grand corps germanique, que le flegme allemand a fait subsister jusqu’à nos jours, avec presque autant d’ordre qu’il y avait autrefois de confusion dans le gouvernement français (1).
Chaque membre de l’empire a ses droits, ses privilèges, ses obligations ; et la connaissance difficile de tant de lois, souvent contestées, fait ce que l’on appelle en Allemagne l’étude du droit public, pour laquelle la nation germanique est si renommée.
L’empereur, par lui-même, ne serait guère à la vérité plus puissant ni plus riche qu’un doge de Venise. Vous savez que l’Allemagne, partagée en villes et en principautés, ne laisse au chef de tant d’Etats que la prééminence avec d’extrêmes honneurs, sans domaines, sans argent, et par conséquent sans pouvoir.
Il ne possède pas, à titre d’empereur, un seul village. Cependant cette dignité, souvent aussi vaine que suprême, était devenue si puissante entre les mains des Autrichiens, qu’on a craint souvent qu’ils ne convertissent en monarchie absolue cette république de princes.
Deux partis divisaient alors, et partagent encore aujourd’hui l’Europe chrétienne, et surtout l’Allemagne.
Le premier est celui des catholiques, plus ou moins soumis au pape ; le second est celui des ennemis de la domination spirituelle et temporelle du pape et des prélats catholiques. Nous appelons ceux de ce parti du nom général de protestants, quoiqu’ils soient divisés en luthériens, calvinistes, et autres, qui se haïssent entre eux presque autant qu’ils haïssent Rome.
En Allemagne, la Saxe, une partie du Brandebourg, le Palatinat, une partie de la Bohême, de la Hongrie, les Etats de la maison de Brunswick, le Virtemberg, la Hesse, suivent la religion luthérienne, qu’on nomme évangélique. Toutes les villes libres impériales ont embrassé cette secte, qui a semblé plus convenable que la religion catholique à des peuples jaloux de leur liberté.
Les calvinistes, répandus parmi les luthériens qui sont les plus forts, ne font qu’un parti médiocre ; les catholiques composent le reste de l’empire, et ayant à leur tête la maison d’Autriche, ils étaient sans doute les plus puissants.
Non-seulement l’Allemagne, mais tous les Etats chrétiens, saignaient encore des plaies qu’ils avaient reçues de tant de guerres de religion, fureur particulière aux chrétiens, ignorée des idolâtres, et suite malheureuse de l’esprit dogmatique introduit depuis si longtemps dans toutes les conditions. Il y a peu de points de controverse qui n’aient causé une guerre civile ; et les nations étrangères (peut-être notre postérité) ne pourront un jour comprendre que nos pères se soient égorgés mutuellement, pendant tant d’années, en prêchant la patience.
Je vous ai déjà fait voir comment Ferdinand II (2) fut près de changer l’aristocratie allemande en une monarchie absolue, et comment il fut sur le point d’être détrôné par Gustave-Adolphe. Son fils, Ferdinand III, qui hérita de sa politique, et fit comme lui la guerre de son cabinet, régna pendant la minorité de Louis XIV.
L’Allemagne n’était point alors aussi florissante qu’elle l’est devenue depuis ; le luxe y était inconnu, et les commodités de la vie étaient encore très rares chez les plus grands seigneurs. Elles n’y ont été portées que vers l’an 1686 par les réfugiés français qui allèrent y établir leurs manufactures. Ce pays fertile et peuplé manquait de commerce et d’argent : la gravité des mœurs et la lenteur particulière aux Allemands les privaient de ces plaisirs et de ces arts agréables que la sagacité italienne cultivait depuis tant d’années, et que l’industrie française commençait dès-lors à perfectionner. Les Allemands, riches chez eux, étaient pauvres ailleurs ; et cette pauvreté, jointe à la difficulté de réunir en peu de temps sous les mêmes étendards tant de peuples différents, les mettait à peu près, comme aujourd’hui, dans l’impossibilité de porter et de soutenir longtemps la guerre chez leurs voisins. Aussi c’est presque toujours dans l’empire que les Français ont fait la guerre contre les empereurs. La différence du gouvernement et du génie paraît rendre les Français plus propres pour l’attaque, et les Allemands pour la défense.
1 – Comme l’aujourd’hui de Voltaire diffère du nôtre ! Notons aussi qu’au temps de Voltaire la face de l’Allemagne était si changeante, que l’écrivain dut mettre, dans ses différentes éditions, tantôt quatre rois, tantôt trois, suivant l’heure. (G.A.)
2 – Essai sur les Mœurs et l’esprit des nations. – Voyez chapitre CLXXVIII. (G.A.)
DE L’ESPAGNE.
L’Espagne, gouvernée par la branche aînée de la maison d’Autriche, avait imprimé, après la mort de Charles-Quint, plus de terreur que la nation germanique. Les rois d’Espagne étaient incomparablement plus absolus et plus riches. Les mines du Mexique et du Potosi semblaient leur fournir de quoi acheter la liberté de l’Europe. Vous avez vu ce projet de la monarchie, ou plutôt de la supériorité universelle sur notre continent chrétien, commencé par Charles-Quint, et soutenu par Philippe II.
La grandeur espagnole ne fut plus, sous Philippe III, qu’un vaste corps sans substance, qui avait plus de réputation que de force.
Philippe IV, héritier de la faiblesse de son père, perdit le Portugal par sa négligence, le Roussillon par la faiblesse de ses armes, et la Catalogne par l’abus du despotisme. De tels rois ne pouvaient être longtemps heureux dans leurs guerres contre la France. S’ils obtenaient quelques avantages par les divisions et les fautes de leurs ennemis, ils en perdaient le fruit par leur incapacité. De plus, ils commandaient à des peuples que leurs privilèges mettaient en droit de mal servir ; les Castillans avaient la prérogative de ne point combattre hors de leur patrie ; les Aragonais disputaient sans cesse leur liberté contre le conseil royal ; et les Catalans, qui regardaient leurs rois comme leurs ennemis, ne leur permettaient pas même de lever des milices dans leurs provinces.
L’Espagne cependant, réunie avec l’empire, mettait un poids redoutable dans la balance de l’Europe.
DU PORTUGAL.
Le Portugal redevenait alors un royaume. Jean, duc de Bragance, prince qui passait pour faible, avait arraché cette province à un roi plus faible que lui. Les Portugais cultivaient par nécessité le commerce, que l’Espagne négligeait par fierté ; ils venaient de se liguer avec la France et la Hollande, en 1641, contre l’Espagne. Cette révolution du Portugal valut à la France plus que n’eussent fait les plus signalées victoires. Le ministère français, qui n’avait contribué en rien à cet événement, en retira sans peine le plus grand avantage qu’on puisse avoir contre son ennemi, celui de le voir attaqué par une puissance irréconciliable.
Le Portugal, secouant le joug de l’Espagne, étendant son commerce, et augmentant sa puissance, rappelle ici l’idée de la Hollande qui jouissait des mêmes avantages d’une manière bien différente.