CORRESPONDANCE - Année 1778 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1778 - Partie 3

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à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 20 Janvier 1778.

 

 

          Mon cher ange, en voici bien d’une autre ! il faut, pour le coup, que je me jette entre les bras de votre providence, de votre sagesse, et de cette constante amitié qui fait la consolation de ma vie. Je suis trop jeune, je ne sais pas me conduire, à moins que je ne sois toujours à l’ombre de vos ailes.

 

          J’ai cru qu’il était de mon devoir de vous envoyer la lettre que je reçois d’un de vos protégés, et la réponse que je lui fais (1). Je ne doute pas que vous n’engagiez votre ami M. de Thibouville à mettre sous ses pieds cet oubli de toutes les bienséances. Je lui mande qu’autrefois M. de Fériol, votre oncle, l’ambassadeur à Constantinople, disait, s’il m’en souvient qu’il n’y avait d’honneur ni à gagner ni à perdre avec les Turcs.

 

          Si vous trouvez ma réponse à votre ancien protégé convenable et mesurée, puis-je vous supplier de la lui faire tenir, aussi bien que celles que j’ai dû écrire à M. Suard et à madame Vestris, et à un M. Monvel (2) qu’on dit avoir beaucoup d’esprit, beaucoup de sensibilité, et beaucoup de talents, avec très peu de poitrine ?

 

          Une chose encore bien importante pour moi, c’est de demander très humblement pardon à madame votre secrétaire de lui avoir fait écrire des choses qui certainement ne subsisteront pas, car tout ne sera fini que vers Pâques ; et c’est vers ce saint temps que je compte vous apparaître comme Lazare sortant de son tombeau.

 

          Je vous conjure ensuite plus que jamais de faire retirer la copie qui est peut-être au tripot, et les rôles qui peuvent être chez les tripoteurs et les tripoteuses. Je suis réellement perdu, s’il reste dans le monde le moindre lambeau de ces haillons. Vous sentez que la publicité de ces misères est très à craindre : elle arrêterait tout à coup un jeune homme dans le commencement de sa carrière ; mais, soit au commencement, soit à la fin, il est certain que cela me ferait un tort irréparable.

 

          Songez, mon divin ange, que je passe les jours et les nuits à remplir la tâche très difficile, mais très nécessaire, que vous m’avez donnée. Songez que je marche sur des charbons ardents. J’ose espérer que je ne me brûlerai pas la plante des pieds, parce que je vous invoquerai en subissant une épreuve qui surpasse mes forces.

 

          Vous savez, de plus, combien il y avait de vers faibles à fortifier, de nuances à observer, d’expressions familières à supprimer, de petites choses à préparer pour les faire servir à de plus grandes, enfin combien l’esquisse était indigne de vous. Vous avez été trop bon ; mais vous m’avez rendu difficile contre moi-même. J’ai deux mois au moins par devant moi, et je vais les employer à vous plaire ; mais suis-je sûr de deux mois de ma vie ? Sub umbra alarum tuarum.

 

 

1 – Il s’agit de Lekain. (G.A.)

2 – C’est le célèbre Monvel, père de mademoiselle Mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

20 Janvier 1778.

 

 

          J’ai dû être un peu étonné, je vous l’avoue, de tout ce que vous avez bien voulu me mander sur un homme dont je devais attendre quelque reconnaissance et quelque amitié (1).

 

          Vos deux lettres du 13 janvier me parvinrent hier dimanche, 19 janvier. Je reçus en même temps celle de l’homme en question, et je crois que mon devoir est de vous l’envoyer. Je vous la dépêche donc sous le couvert de M. d’Argental, et je vous répète que son oncle, M. de Fériol, ambassadeur à Constantinople, disait des Turcs : « Il n’y a d’honneur ni à gagner ni à perdre avec eux. »

 

          Je  pense en effet, monsieur le marquis, que vous ne devez en aucune façon vous compromettre. Pour moi, je suis bien loin de ressembler à l’homme dont vous avez tant sujet de vous plaindre ; je suis pénétré de vos bontés ; je ne les oublierai de ma vie, et je travaillerai sans relâche, jusqu’à Pâques, à mériter l’honneur que vous m’avez fait d’être mon chevalier.

 

          Oubliez, encore une fois, les ingrats, et ne vous ressouvenez que des cœurs reconnaissants.

 

          Madame Denis et M. de Villette sont tout aussi étonnés que moi, et ils sont persuadés qu’il faut tout oublier jusqu’à nouvel ordre.

 

          J’écris à M. d’Argental en conformité, et je le supplie de tout retirer et de tout abandonner jusqu’à ce saint temps de Pâques.

 

          J’écris à madame Vestris et à M. Monvel, selon les avis que vous voulez bien me donner. Je ne manque pas surtout à M. Suard. Je les remercie tous des soins qu’ils ont bien voulu se donner pour une malheureuse esquisse qui ne sera finie de plus de deux mois.

 

          J’envoie toutes ces paperasses à M. d’Argental, afin que vous en jugiez. Je les adresse à M. de Vaines, pour épargner des ports de lettres trop considérables. Ne sachant point d’ailleurs la demeure d’aucun de ces messieurs, je supplie M. d’Argental de leur faire tenir ces lettres par la petite poste, ou par un de ses gens, en cas que vous soyez contents l’un et l’autre de la manière dont je conduis cette petite affaire.

 

          Je vous exhorte à ne songer qu’à votre santé ; il n’y a que cela de précieux ; mais j’y ajoute encore l’amitié. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments. Nous croyons tous que madame de Villette est grosse.

 

 

1 – Lekain. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, 20 Janvier 1778 (1).

 

 

          Le vieux malade se souviendra jusqu’au dernier moment de sa vie de toutes les bontés que M. de Vaines a eues pour lui.

 

          Il profite de la permission qu’il lui a donnée de s’adresser à M. de Montsauge (2). Hélas ! que ne peut-il porter ses paquets lui-même ! Que ne peut-il jouir d’une société aussi délicieuse ! Mais il est entre cent lieues carrées de neiges, et il y est depuis plus de trente ans. Il serait bien temps qu’il fît un petit voyage à Paris, s’il en avait la force. Mais il y a si loin, monsieur, de la Sibérie où je suis à la Babylone où vous êtes ! Je présente mes respects à monsieur et à madame de Vaines. – LE VIEUX MALADE.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Administrateur des postes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Croix.

 

A Ferney, 23 Janvier 1778.

 

 

          Je ne sais, monsieur, ce que vous avez fait à ce grand-pontife des Muses qui nous a bénis (1), mais il est entré chez madame Denis en chantant vos louanges. Je n’ai donc pas hésité de lui proposer la solution d’un problème qu’il n’appartient qu’à lui de résoudre.

 

          M. le marquis de Villette, monsieur, n’a point vu, comme moi, le vieux Baron, ni Beaubourg, ni même Dufresne. Ce Dufresne n’avait qu’une belle voix et un beau visage ; Beaubourg était un énergumène ; Baron était plein de noblesse, de grâces et de finesse ; Lekain seul a été véritablement tragique.

 

          Mais je dois vous parler de choses plus intéressantes. Je ne puis vous exprimer les obligations que nous vous avons madame Denis et moi. Vous nous envoyez des armes pour nous défendre contre une troupe de coquins qui sont venus, du bout de la Flandre, aux portes de Genève pour nous voler et pour nous faire un procès ruineux. Je me flatte qu’au moyen des pièces que vous avez la bonté de nous faire tenir, nous serons enfin délivrés de la vexation de ces scélérats (2). J’ai l’honneur d’être, avec toute la reconnaissance que je vous dois, etc.

 

 

1 – Le premier alinéa est de M. le marquis de Villette, à qui l’on avait demandé le sentiment de M. de Voltaire sur les plus célèbres acteurs tragiques français. (Note de feu Decroix.)

2 – Après avoir fait banqueroute, ils s’étaient réfugiés à Ferney, où, sur l’offre qu’ils avaient faite à M. de Voltaire d’y établir des plantations et des fabriques de lin et de tabac, ils avaient obtenu des concessions avantageuses. Ils en abusèrent bientôt en vexant tous leurs voisins, et M. de Voltaire lui-même. Mais, se voyant enfin connus, ils s’enfuirent du pays, au milieu des procédures qu’ils avaient intentées. (Note de feu Decroix.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

23 Janvier 1778.

 

 

          Je vous dois des remerciements, monsieur, pour votre pâté de perdrix ; mais madame Denis et les dames qui passent l’hiver avec nous vous en doivent bien davantage, car elles s’en sont crevées, et il ne m’est pas permis d’en manger. Je suis réduit, en tout genre, à n’être que témoin du plaisir de mon prochain.

 

          Nous avions, il y a quelque temps, dans notre château, un M. le comte de Sainte-Aldegonde, qui aurait cru faire un grand crime, s’il avait touché à une perdrix venue d’Angoulême au lac de Genève. Je crois que c’est le seul pythagoricien qui reste dans les Gaules. Sa vie est la condamnation de notre gourmandise. Mes quatre-vingt-quatre ans et mon extrême faiblesse me rendent encore plus pythagoricien que lui ; mais je serai, jusqu’au dernier moment, de la secte des pyrrhoniens et de celle de vos amis.

 

          Pardonnez à un pauvre malade qui peut à peine vous envoyer quatre lignes de remerciements pour quatre perdrix ; mon cœur est à vous, et mes faibles mains vous embrassent.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 25 Janvier 1778.

 

 

          Monseigneur, la dernière lettre que vous avez bien voulu m’écrire m’a été d’une grande consolation, et en même temps m’a donné bien des regrets. Je vois que vous daignez m’aimer encore. Vous me plaignez sans doute de mourir loin de vous ; mais vous me plaindriez bien davantage de me voir réduit, par les maux qu’amène ma décrépitude, à l’incapacité de vous faire ma cour. J’ai gémi de ne pouvoir vous marquer tous mes sentiments, lorsque vous suiviez de procès si étrange et si étrangement jugé. Si j’avais pu approcher de vous secrètement, je vous aurais bien convaincu alors que j’étais persécuté à votre suite. Vous auriez vu que, si j’avais élevé ma faible voix comme j’en avais tant d’envie, je vous aurais beaucoup plus nui que servi. Vous connaissiez assez les horreurs d’un parti ridiculement acharné ; mais peut-être n’étiez-vous pas descendu jusqu’à connaître la mauvaise foi et la scélératesse de la canaille de la littérature.

 

          Je pense que vous voyez d’un œil de pitié la faiblesse que j’ai eue d’envoyer à M. de Thibouville une tragédie à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, et de m’exposer à voir le cadavre de ma réputation déchiré par ces bêtes puantes dont je vous parle. J’ai eu très grand tort. Vous êtes supérieur à votre âge, et moi je radote au mien ; mais nous nous étions amusés de cette pièce dans Ferney avec M. de Villette et sa jeune femme. M. de Thibouville demeure à Paris dans la maison de M. de Villette. Il aime passionnément le théâtre et la déclamation ; il s’y connaît parfaitement, il devait jouer dans cette pièce en société, s’il avait eu de la santé. Toute cela n’était qu’un projet d’amusement qui ne devait pas être public.

 

          Malheureusement MM. de Villette et de Thibouville ont cru que ce dangereux public pourrait être aussi indulgent qu’eux. Ils ont imaginé qu’on pardonnerait à ma vieillesse ; leur amitié les a trompés.

 

          Je n’ai pas osé assurément vous adresser ce radotage de mes quatre-vingt-quatre ans. Je n’ai pas voulu renouveler le ridicule de ce vieux fou de Crébillon (1). Je vois trop comme vous m’auriez traité, de quelles plaisanteries vous auriez égayé mon agonie ; et vous auriez eu raison.

 

          Pour goûter les vers ou la musique, il faut avoir l’esprit tranquille et du loisir. Je doute que vos affaires et votre situation vous laissent l’un et l’autre. Si vous aviez quelques heures à perdre, et si vous me commandiez absolument de vous envoyer la pauvre sotte Irène, je la retravaillerais de toutes mes forces, je tâcherais de la rendre moins indigne d’un maréchal de France, vainqueur des Anglais, je la mettrais à vos pieds. Je vous supplierais de ne la point montrer, comme vous avez montré la lettre où je vous parlais de mademoiselle Raucourt (2). Je vous conjurerais de m’épargner les ridicules qui peuvent n’être qu’amusants dans la société, mais qui sont mortels quand on est exposé à ce public cruel. Je suis si honteux de mon énorme sottise, à mon âge, que je tremble en vous en parlant. Je ne devrais avoir que deux objets, de mourir, ou d’achever auprès de vous quelques jours qui me resteraient encore, et de les passer à vous témoigner la très respectueuse et tendre reconnaissance que je conserverai pour vous jusqu’à mon dernier soupir.

 

 

1 – A quatre-vingt et un ans, il avait fait jouer le Triumvirat. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à d’Alembert du 19 février 1773. (G.A.)

 

 

 

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