ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 34-2

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ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 34-2

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 34-1)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI.

 

De l’Arabie et de Mahomet.

 

 

 

 

          De tous les législateurs et de tous les conquérants, il n’en est aucun dont la vie ait été écrite avec plus d’authenticité et dans un plus grand détail par ses contemporains, que celle de Mahomet. Otez de cette vie les prodiges dont cette partie du monde fut toujours infatuée, le reste est d’une vérité reconnue. Il naquit dans la ville de Mecca, que nous nommons la Mecque, l’an 569 de notre ère vulgaire, au mois de mai. Son père s’appelait Abdalla, sa mère Emine : il n’est pas douteux que sa famille ne fût une des plus considérées de la première tribu, qui était celle des Coracites. Mais la généalogie qui le fait descendre d’Abraham en droite ligne est une de ces fables inventées par ce désir si naturel d’en imposer aux hommes.

 

          Les mœurs et les superstitions des premiers âges que nous connaissons s’étaient conservées dans l’Arabie. On le voit par le vœu que fit son grand-père Abdalla-Moutaleb de sacrifier un de ses enfants. Une prêtresse de la Mecque lui ordonna de racheter ce fils pour quelques chameaux, que l’exagération arabe fait monter au nombre de cent. Cette prêtresse était consacrée au culte d’une étoile, qu’on croit avoir été celle de Sirius, car chaque tribu avait son étoile ou sa planète (1). On rendait aussi un culte à des génies, à des dieux mitoyens ; mais on reconnaissait un Dieu supérieur, et c’est en quoi presque tous les peuples se sont accordés.

 

          Abdalla-Moutaleb vécut, dit-on, cent dix ans. Son petit-fils Mahomet porta les armes dès l’âge de quatorze ans dans une guerre sur les confins de la Syrie ; réduit à la pauvreté, un de ses oncles le donna pour facteur à une veuve nommée Cadige, qui faisait en Syrie un négoce considérable : il avait alors vingt-cinq ans. Cette veuve épousa bientôt son facteur ; et l’oncle de Mahomet, qui fit ce mariage, donna douze onces d’or à son neveu : environ neuf cents francs de notre monnaie furent tout le patrimoine de celui qui devait changer la face de la plus grande et de la plus belle partie du monde. Il vécut obscur avec sa première femme Cadige jusqu’à l’âge de quarante ans. Il ne déploya qu’à cet âge les talents qui le rendaient supérieur à ses compatriotes. Il avait une éloquence vive et forte, dépouillée d’art et de méthode, telle qu’il la fallait à des Arabes ; un air d’autorité et d’insinuation, animé par des yeux perçants et par une physionomie heureuse ; l’intrépidité d’Alexandre, sa libéralité, et la sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand homme en tout.

 

          L’amour, qu’un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui donna tant de femmes et de concubines, n’affaiblit ni son courage, ni son application, ni sa santé : c’est ainsi qu’en parlent les contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions.

 

          Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance, leur crédulité, et leur disposition à l’enthousiasme, il vit qu’il pouvait s’ériger en prophète. Il forma le dessein d’abolir dans sa patrie le sabisme, qui consiste dans le mélange du culte de Dieu et de celui des astres ; le judaïsme, détesté de toutes les nations, et qui prenait une grande supériorité dans l’Arabie ; enfin le christianisme, qu’il ne connaissait que par les abus de plusieurs sectes répandues autour de son pays. Il prétendait rétablir le culte simple d’Abraham, ou Ibrahim, dont il se disait descendu, et rappeler les hommes à l’unité d’un Dieu, dogme qu’il s’imaginait être défiguré dans toutes les religions. C’est en effet ce qu’il déclare expressément dans le troisième Sura ou chapitre de son Koran. « Dieu connaît, et vous ne connaissez pas. Abraham n’était ni Juif ni chrétien, mais il était de la vraie religion. Son cœur était résigné à Dieu ; il n’était point du nombre des idolâtres. »

 

          Il est à croire que Mahomet, comme tous les enthousiastes, violemment frappé de ses idées, les débita d’abord de bonne foi, les fortifia par des rêveries, se trompa lui-même en trompant les autres, et appuya enfin, par des fourberies nécessaires, une doctrine qu’il croyait bonne. Il commença par se faire croire dans sa maison, ce qui était probablement le plus difficile ; sa femme et le jeune Ali, mari de sa fille Fatime, furent ses premiers disciples. Ses concitoyens s’élevèrent contre lui ; il devait bien s’y attendre : sa réponse aux menaces des Coracites marque à la fois son caractère et la manière de s’exprimer commune de sa nation. « Quand vous viendriez à moi, dit-il, avec le soleil à la droite et la lune à la gauche, je ne reculerais pas dans ma carrière. »

 

          Il n’avait encore que seize disciples, en comptant quatre femmes, quand il fut obligé de les faire sortir de la Mecque, où ils étaient persécutés, et de les envoyer prêcher sa religion en Ethiopie. Pour lui, il osa rester à la Mecque, où il affronta ses ennemis, et il fit de nouveaux prosélytes qu’il envoya encore en Ethiopie, au nombre de cent. Ce qui affermit le plus sa religion naissante, ce fut la conversion d’Omar, qui l’avait longtemps persécuté. Omar, qui depuis devint un si grand conquérant, s’écria dans une assemblée nombreuse : « J’atteste qu’il n’y a qu’un Dieu, qu’il n’a ni compagnon ni associé, et que Mahomet est son serviteur et son prophète. »

 

          Le nombre de ses ennemis l’emportait encore sur ses partisans. Ses disciples se répandirent dans Médine ; ils y formèrent une faction considérable. Mahomet, persécuté dans la Mecque, et condamné à mort, s’enfuit à Médine. Cette fuite qu’on nomme hégire, devint l’époque de sa gloire et de la fondation de son empire. De fugitif il devint conquérant. S’il n’avait pas été persécuté, il n’aurait peut-être pas réussi. Réfugié à Médine, il y persuada le peuple et l’asservit. Il battit d’abord, avec cent treize hommes, les Mecquois qui étaient venus fondre sur lui au nombre de mille. Cette victoire, qui fut un miracle aux yeux de ses sectateurs, les persuada que Dieu combattait pour eux, comme eux pour lui. Dès la première victoire, ils espérèrent la conquête du monde. Mahomet prit la Mecque, vit ses persécuteurs à ses pieds, conquit en neuf ans, par la parole et par les armes, toute l’Arabie, pays aussi grand que la Perse, et que les Perses ni les Romains n’avaient pu conquérir. Il se trouvait à la tête de quarante mille hommes, tous enivrés de son enthousiasme. Dans ses premiers succès, il avait écrit au roi de Perse Cosroès second ; à l’empereur Héraclius ; au prince des Cophtes, gouverneur d’Egypte ; au roi des Abyssins ; à un roi nommé Mondar, qui régnait dans une province près du golfe Persique.

 

          Il osa leur proposer d’embrasser sa religion ; et ce qui est étrange, c’est que de ces princes il y en eut deux qui se firent mahométans : ce furent le roi d’Abyssinie, et ce Mondar. Cosroès déchira la lettre de Mahomet avec indignation. Héraclius répondit par des présents. Le prince des Cophtes lui envoya une fille qui passait pour un chef d’œuvre de la nature, et qu’on appelait la belle Marie.

 

          Mahomet, au bout de neuf ans, se croyant assez fort pour étendre ses conquêtes et sa religion chez les Grecs et chez les Perses, commença par attaquer la Syrie, soumise alors à Héraclius, et lui prit quelques villes. Cet empereur, entêté de disputes métaphysiques de religion, et qui avait pris le parti des monothélites, essuya en peu de temps deux propositions bien singulières, l’une de la part de Cosroès second, qui l’avait longtemps vaincu, et l’autre de la part de Mahomet. Cosroès voulait qu’Héraclius embrassât la religion des mages, et Mahomet qu’il se fît musulman.

 

          Le nouveau prophète donnait le choix à ceux qu’il voulait subjuguer, d’embrasser sa secte, ou de payer un tribut. Ce tribut était réglé par l’Alcoran à treize drachmes d’argent par an pour chaque chef de famille. Une taxe si modique est une preuve que les peuples qu’il soumit étaient pauvres. Le tribut a augmenté depuis. De tous les législateurs qui ont fondé des religions, il est le seul qui ait étendu la sienne par des conquêtes. D’autres peuples ont porté leur culte avec le fer et le feu chez des nations étrangères ; mais nul fondateur de secte n’avait été conquérant. Ce privilège unique est aux yeux des musulmans l’argument le plus fort, que la Divinité prit soin elle-même de seconder leur prophète.

 

          Enfin Mahomet, maître de l’Arabie, et redoutable à tous ses voisins, attaqué d’une maladie mortelle à Médine, à l’âge de soixante-trois ans et demi (2), voulut que ses derniers moments parussent ceux d’un héros et d’un juste : « Que celui à qui j’ai fait violence et injustice paraisse, s’écria-t-il, et je suis prêt à lui faire réparation. » Un homme se leva, qui lui redemanda quelque argent ; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé comme un grand homme par ceux mêmes qui le connaissaient pour un imposteur, et révéré comme un prophète par tout le reste.

 

          Ce n’était pas sans doute un ignorant, comme quelques-uns l’ont prétendu. Il fallait bien même qu’il fût très savant pour sa nation et pour son temps, puisqu’on a de lui quelques aphorismes de médecine, et qu’il réforma le calendrier des Arabes, comme César celui des Romains. Il se donne, à la vérité, le titre de prophète non lettré ; mais on peut savoir écrire, et ne pas s’arroger le nom de savant (3). Il était poète ; la plupart des derniers versets de ses chapitres sont rimés ; le reste est en prose cadencée. La poésie ne servit pas peu à rendre son Alcoran respectable. Les Arabes faisaient un très grand cas de la poésie ; et lorsqu’il y avait un bon poète dans une tribu, les autres tribus envoyaient une ambassade de félicitations à celle qui avait produit un auteur, qu’on regardait comme inspiré et comme utile. On affichait les meilleurs poésies dans le temple de la Mecque ; et quand on y afficha le second chapitre de Mahomet, qui commence ainsi : « Il ne faut point douter ; c’est ici la science des justes, de ceux qui croient aux mystères, qui prient quand il le faut, qui donnent avec générosité, etc., » alors le premier poète de la Mecque, nommé Abid (4), déchira ses propres vers affichés au temple, admira Mahomet, et se rangea sous sa loi (5). Voilà des mœurs, des usages, des faits si différents de tout ce qui se passe parmi nous, qu’ils doivent nous montrer combien le tableau de l’univers est varié, et combien nous devons être en garde contre notre habitude de juger de tout par nos usages.

 

          Les Arabes contemporains écrivirent la vie de Mahomet dans le plus grand détail. Tout y ressent la simplicité barbare des temps qu’on nomme héroïques. Son contrat de mariage avec sa première femme Cadige est exprimé en ces mots : « Attendu que Cadige est amoureuse de Mahomet, et Mahomet pareillement amoureux d’elle. » On voit quels repas apprêtaient ses femmes : on apprend le nom de ses épées et de ses chevaux. On peut remarquer surtout dans son peuple des mœurs conformes à celles des anciens Hébreux (je ne parle ici que des mœurs) ; la même ardeur à courir au combat, au nom de la Divinité ; la même soif du butin, le même partage des dépouilles, et tout se rapportant à cet objet.

 

          Mais, en ne considérant ici que les choses humaines, et en faisant toujours abstraction des jugements de Dieu, et de ses voies inconnues, pourquoi Mahomet et ses successeurs, qui commencèrent leurs conquêtes précisément comme les Juifs, firent-ils de si grandes choses, et les Juifs de si petites ? Ne serait-ce point parce que les musulmans eurent le plus grand soin de soumettre les vaincus à leur religion, tantôt par la force, tantôt par la persuasion ? Les Hébreux, au contraire, associèrent rarement les étrangers à leur culte. Les musulmans arabes incorporèrent à eux les autres nations ; les Hébreux s’en tirent toujours séparés. Il paraît enfin que les Arabes eurent un enthousiasme plus courageux, une politique plus généreuse et plus hardie. Le peuple hébreu avait en horreur les autres nations, et craignit toujours d’être asservi ; le peuple arabe, au contraire, voulut attirer tout à lui, et se crut fait pour dominer.

 

          Si ces Ismaélites ressemblaient aux Juifs par l’enthousiasme et la soif du pillage, ils étaient prodigieusement supérieurs par le courage, par la grandeur d’âme, par la magnanimité : leur histoire, ou vraie, ou fabuleuse, avant Mahomet, est remplie d’exemples d’amitié, tels que la Grèce en inventa dans les fables de Pylade et d’Oreste, de Thésée et de Pirithoüs. L’histoire des Barmécides n’est qu’une suite de générosités inouïes qui élèvent l’âme. Ces traits caractérisent une nation. On ne voit, au contraire, dans toutes les annales du peuple hébreu, aucune action généreuse. Ils ne connaissent ni l’hospitalité, ni la libéralité, ni la clémence. Leur souverain bonheur est d’exercer l’usure avec les étrangers ; et cet esprit d’usure, principe de toute lâcheté, est tellement enraciné dans leurs cœurs, que c’est l’objet continuel des figures qu’ils emploient dans l’espèce d’éloquence qui leur est propre. Leur gloire est de mettre à feu et à sang les petits villages dont ils peuvent s’emparer. Ils égorgent les vieillards et les enfants ; ils se réservent que les filles nubiles ; ils  assassinent leurs maîtres quand ils sont esclaves ; ils ne savent jamais pardonner quand ils sont vainqueurs ; ils sont ennemis du genre humain. Nulle politesse, nulle science, nul art perfectionné dans aucun temps chez cette nation atroce. Mais, dès le second siècle de l’hégire, les Arabes deviennent les précepteurs de l’Europe dans les sciences et dans les arts, malgré leur loi qui semble l’ennemie des arts.

 

          La dernière volonté de Mahomet ne fut point exécutée. Il avait nommé Ali, son gendre, époux de Fatime, pour l’héritier de son empire. Mais l’ambition, qui l’emporte sur le fanatisme même, engagea les chefs de son armée à déclarer calife, c’est-à-dire vicaire du prophète, le vieux Abubéker, son beau-père, dans l’espérance qu’ils pourraient bientôt eux-mêmes partager la succession. Ali resta dans l’Arabie, attendant le temps de se signaler.

 

          Cette division fut la première semence du grand schisme qui sépare aujourd’hui les sectateurs d’Omar et ceux d’Ali, les Sunni et les Chias, les Turcs et les Persans modernes.

 

          Abubéker rassembla d’abord en un corps les feuilles éparses de l’Alcoran. On lut, en présence de tous les chefs, les chapitres de ce livre, écrits les uns sur des feuilles de palmier, les autres sur du parchemin ; et on établit ainsi son authenticité invariable (6). Le respect superstitieux pour ce livre alla jusqu’à se persuader que l’original avait été écrit dans le ciel. Toute la question fut de savoir s’il avait été écrit de toute éternité, ou seulement au temps de Mahomet ; les plus dévots se déclarèrent pour l’éternité.

 

          Bientôt Abubéker mena ses musulmans en Palestine, et y défit le frère d’Héraclius. Il mourut peu après, avec la réputation du plus généreux de tous les hommes, n’ayant jamais pris pour lui qu’environ quarante sous de notre monnaie par jour, de tout le butin qu’on partageait, et ayant fait voir combien le mépris des petits intérêts peut s’accorder avec l’ambition que les grands intérêts inspirent.

 

          Abubéker passe chez les Osmantis pour un grand homme et pour un musulman fidèle : c’est un des saints de l’Alcoran. Les Arabes rapportent son testament, conçu en ces termes : « Au nom de Dieu très miséricordieux, voici le testament d’Abubéker, fait dans le temps qu’il est prêt à passer de ce monde à l’autre ; dans le temps où les infidèles croient, où les impies cessent de douter, et où les menteurs disent la vérité. » Ce début semble être d’un homme persuadé. Cependant Abubéker, beau-père de Mahomet, avait vu ce prophète de bien près. Il faut qu’il ait été trompé lui-même par le prophète, ou qu’il ait été le complice d’une imposture illustre, qu’il regardait comme nécessaire. Sa place lui ordonnait d’en imposer aux hommes pendant sa vie et à sa mort.

 

         

 

1 – Voyez le Koran et la préface du Koran écrite par le savant et judicieux Sale, qui avait demeuré vingt-cinq ans en Arabie.

2 – Le 8 Juin 632.

3 – « Mahomet savait-il écrire ? Aucune raison ne porte à la croire, dit M. Renan, au contraire de Voltaire. Le Coran, dans sa forme primitive, était une récitation plutôt qu’une lecture … Il n’est pas douteux que certaines parties du Coran n’aient été écrites du vivant même du prophète ; mais il est très douteux qu’elles l’aient été par le prophète lui-même. » La figure du prophète lettré que Voltaire opposait dans son esprit à celle du Nazaréen sans lettres s’évanouirait donc. (G.A.)

4 – Ou plutôt Lébid. (G.A.)

5 – Lisez le commencement du Koran ; il est sublime.

6 – Les Récitations du prophète avaient été recueillies sur des peaux, sur des omoplates de mouton, sur des os de chameau, des pierres unies, des feuilles de palmier, ou conservées de mémoire par les principaux disciples que l’on appelait porteurs du Coran. Ce fut après la bataille de Yemâma, où périrent un grand nombre de porteurs du Coran, que l’on songea à « réunir le Coran.entre deux ais » et à mettre bout à bout les fragments détachés et souvent contradictoires. Cette compilation fut faite avec une entière bonne foi. Voyez Renan, Langues sémitiques. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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