CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 6

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à M. Audibert.

 

Mars 1777.

 

Envoyer de beaux vers et de l’argent comptant,

Ce n’est pas au Parnasse une chose ordinaire.

Vous pensez bien solidement,

Et vous possédez l’art de plaire.

C’est l’utile dulci que dans Rome autrefois

Enseignait le galant Horace,

Et donc vous donnez avec grâce

Des leçons chez les Marseillois.

 

          Je vous remercie tendrement, mon cher confrère : j’aurais bien voulu passer mon hiver entre vous et M. Guys. (1)

 

          J’ai abusé plus d’une fois de vos bontés, monsieur, je les implore aujourd’hui en faveur de ma nièce, qui est toujours ou qui se croit toujours malade de la poitrine. Elle s’imagine que des branches de palmier d’Afrique, chargées de quelques dattes nouvelles, pourraient lui faire du bien. Je ne crois pas qu’un fruit d’Afrique rende la santé en Suisse ; mais je vous demande cette grâce pour ma pauvre nièce, qui pense que Maroc lui fera plus de bien que la nouvelle ville de Versoix.

 

          On vous aura sans doute mandé, monsieur, que cette ville de Versoix, si longtemps abandonnée, se construit à la fin. Ferney lui a donné tant d’émulation, qu’elle s’élève à nos dépens, et même un peu, dit-on, à ceux de Berne, qui commence à en être effarouchée. On bâtit les portes de la ville avec les pierres qui étaient déjà taillées pour achever le port.

 

Diruit ædifica, mutat quadrata rotundis ?

Insanire putas.

 

HOR., liv. I, ép. I.

 

 

1 – Auteur d’un Voyage littéraire de la Grèce. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

6 Avril 1777.

 

 

          Je suis obligé d’avouer à ma protectrice et à mon papillon-philosophe que j’ai reçu de la nature un décret d’ajournement personnel qui me forcera de paraître bientôt devant elle en assez mauvaise posture. Pardonnez-moi cette figure de rhétorique tirée du barreau. Il faut bien que je parle cette langue, puisque j’ai un procès dans votre commandement de Dijon. Je sais qu’on s’adresse à notre protectrice pour toutes les mauvaises affaires qu’on a dans la province. Tantôt c’est pour du sel gris, tantôt pour du sel blanc ; c’est M. Racle qui demande à être payé de ce que le roi lui doit ; c’est M. de Florian qui vous demande des recommandations pour sa femme, laquelle est poursuivie par le procureur du roi de Sémur, auprès du procureur du roi de Dijon, pour une petite ville de province ; enfin, c’est madame Denis et moi qui nous adressons à la protectrice.

 

          L’affaire de madame de Florian n’est rien, et la nôtre est considérable. On nous demande quinze mille francs, et les frais iront au-delà.

 

          Vous nous avez déjà favorisés, madame, auprès de M. de Richelieu ; voyez si vous pouvez nous protéger encore auprès de M. Quirot de Poligny, conseiller au parlement, notre rapporteur ; c’est-à-dire souvenez-vous si vous avez à Dijon quelque commissionnaire, quelque homme qui exécute vos ordres, et qui puisse dire à M de Poligny que vous daignez vous intéresser à notre bon droit.

 

          Il y a des temps malheureux où l’on est forcé d’importuner de ses misères les papillons-philosophes qui ont un cœur compatissant et généreux. Je me suis trouvé à la fois assailli ou abandonné de tous côtés. La ville de Ferney ne s’en trouve pas mieux. Il a fallu renoncer aux maisons qu’on avait commencées ; et je tombe moi-même en ruine, quand je suis entouré de celle de ma colonie. Il me semble que je suis réformé à la suite de M. le duc de Choiseul. Ferney est dans un état bien plus déplorable que Versoix.

 

          Je ne vous cache point, ma protectrice, que je pense toujours au jour fatal où l’on m’annonça qu’on allait ne s’occuper plus que de Chanteloup. J’étais si mal informé alors de tout ce qui se passait, que j’avais cru qu’il ne s’agissait que de diminuer le ressort du parlement de Paris, et de ne plus obliger les pauvres provinciaux de courir deux cents lieues pour aller se ruiner et se morfondre dans l’antichambre d’un conseiller au parlement.

 

          Je me flattais encore qu’on ne persécuterait plus les malheureux philosophes, et qu’on ne mettrait plus en prison douze mille volumes de l’Encyclopédie ; qu’on respirerait enfin sous des lois plus tolérables. Je vis bientôt à quel point je m’étais trompé. Je fus au désespoir, j’y suis encore, j’y serai jusqu’au dernier moment de ma vie. C’est là ce qui dévore mon cœur du soir au matin ; c’est ce qui m’a valu enfin l’espèce d’apoplexie, ou quelque chose de pis, qui va bientôt finir ma ridicule carrière.

 

          Je vous demanderai à genoux une très grande grâce, en prenant mon congé, c’est d’assurer le grand homme vis-à-vis lequel vous demeurez, que je pars de ce monde en n’y connaissant point de plus belle âme que la sienne : j’entends les âmes des hommes ; car, pour celles des dames, je n’en connais point de plus noble et de plus charmante que la vôtre.

 

          Voilà mes dernières volontés, et je vous supplierai très instamment, dès que je serai inhumé dans un petit coin de la Suisse, de me mettre aux pieds du seigneur de Chanteloup comme aux vôtres.

 

 

P.S. – Le procès que nous avons à Dijon est au nom de madame Denis, et non pas au mien. Il suffirait que votre mandataire, si vous en avez un, recommandât à M. de Poligny l’affaire de madame Denis en général.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

7 Avril 1777.

 

 

          Mon cher ange, il n’y a que vous à qui j’ose écrire, dans l’état assez désagréable où je suis. J’ai reçu, comme vous savez, un petit avertissement de la nature, qui m’a fait souvenir que j’avais quatre-vingt-trois ans, et que ce n’était pas le temps de faire l’amour à Melpomène. Vous vous souvenez peut-être du petit souper à trois services (1) que je préparais pour elle, pour vous, et pour M. de Thibouville. La nouvelle de cette petite fête que je vous préparais avait transpiré chez quelques cuisiniers qui préparaient de pareils repas de plus haut goût que le mien. Cette concurrence m’avait intimidé, et je vous destinais un autre souper à cinq services (2). Peut-être les fourneaux ont trop échauffé ma tête, et je serai obligé de renoncer à mon métier de Martialo (3).

 

          Si vous étiez voisin des eaux de Bourbonne, au lieu d’être près des Tuileries, je vous demanderais la permission de porter mon souper chez vous, ou plutôt mes deux soupers : celui qui est à cinq services me paraît assez honnête, si j’ose le dire. C’est un repas de santé ; mais cela ne suffit pas. On dit qu’il faut actuellement des entrées recherchées, et des nouveautés dont on n’aurait pas mangé autrefois. Il semble que je suis du bon vieux temps, et que la nouvelle cuisine n’est point faite pour moi.

 

          J’ai bien la mine d’être obligé de prendre congé de la compagnie avant d’être en état de vous consulter. Cependant vous m’avouerez que ce serait une chose assez plaisante, si ma petite fête pouvait un jour réussir, et si même j’étais assez heureux pour venir quelque jour, dans un petit coin, vous faire toutes mes confidences. C’est une idée que je roule souvent dans ma tête, et qui me console :

 

Et cette illusion pour quelque temps répare

Le défaut des vrais biens que la nature avare

N’a pas accordés aux humains.

 

          Il faut que je vous confie mes scrupules sur les Incas, que mon confrère de l’Académie et en historiographerie (4) m’a fait parvenir. J’espérais que ces Incas m’amuseraient beaucoup dans ma convalescence ; je vous avoue que j’ai été bien trompé. Il y a des sujets auxquels il ne faut rien changer, le grand intérêt est dans le simple récit. Celui qui ajouterait des fictions aux batailles d’Arbelles et de Pharsale glacerait le lecteur, au lieu de l’échauffer. Personne ne m’a parlé des Incas, excepté l’auteur. J’ai été étonné de ce silence, après le bruit qu’avait fait l’ouvrage. Serait-il arrivé la même chose aux Mânes de Louis XV (5) ? Ce titre un peu fastueux ne promet-il pas trop ? et ne peut-il pas se faire que l’encens qu’il prodigue à tout le monde n’ait plus à personne ? Cependant le style en est noble, et ne ressemble point au style insupportable qui règne aujourd’hui. L’auteur paraît réunir l’éloquence à la philosophie et à beaucoup de connaissances. Je vous aurai bien de l’obligation, mon divin ange, si vous voulez bien m’apprendre comment ces deux ouvrages réussissent à Paris. Il me paraît que ce sont deux pièces dont la scène est l’univers entier. Pour moi, qui suis obligé de quitter le théâtre, je vous demande votre avis du fond d’une loge grillée. Que ne puis-je en effet, avant de mourir, me cacher derrière vous, dans quelque loge, et entendre notre ami Lekain ! Faut-il que je sois séparé de vous pour jamais ! C’est une privation que je ne puis supporter. J’ai bien des chagrins, mais celui d’être si loin de vous m’est assurément le plus sensible. Je baise le bout de vos ailes de ma bouche pâle et mourante.

 

 

1 – Irène. (G.A.)

2 – Agathocle. (G.A.)

3 – Auteur du Cuisinier français. (G.A.)

4 – Marmontel. (G.A.)

5 – Par Gudin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

8 Avril 1777.

 

 

          Le petit avertissement que j’ai reçu de la nature, d’aller trouver Horace, au nom de qui vous m’écrivîtes une si jolie lettre (1), m’a empêché, mon très cher confrère, de répondre plus tôt à celle que j’ai reçue de vous il y a trois semaines. Soyez persuadé qu’il n’y a personne, dans la littérature, d’assez vil et d’assez insensé pour vous attribuer jamais ces Anecdotes sur feu Zoïle Fréron. Il n’y a qu’un colporteur qui puisse les avoir écrites, et ce n’est pas à l’auteur de Warwick et de Mélanie qu’on pourra jamais attribuer de pareilles misères. Thieriot disait que c’étaient des vérités très connues, mais tirées de la fange.

 

          Soyez encore bien persuadé que je voulais m’amuser à Ferney, mais que je n’étais pas assez insensé pour faire passer mes amusements jusqu’à Paris. Ce n’est pas à mon âge qu’on a la témérité de faire de pareilles tentatives. Phryné et Ninon n’allaient pas au bal à quatre-vingt-trois ans. Hélas ! j’ai même renoncé à voir les opéras-comiques qu’on joue sur le théâtre de la colonie de Ferney. La surdité s’est jointe à mes autres privations.

 

          Si vous avez quelque chose à mander à Jean Racine, dont vous avez le style, pressez-vous, je vous prie. Je vous fais mes adieux d’avance, et je vous souhaite, du fond de mon cœur, tous les avantages et tous les succès qui sont dus à vos grands talents, à votre goût épuré, à votre amour du vrai, et à votre courage.

 

 

1 – L’Epître d’Horace à Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

8 Avril 1777.

 

 

          L’accident qui m’est arrivé, mon cher ami, ne m’a pas tellement affaibli, que je n’aie été en état de faire le voyage du Mexique et du Pérou Je l’ai fait dans votre beau vaisseau (1), et je ne saurais assez vous en témoigner ma reconnaissance.

 

          Je n’entends point dire que la Sorbonne ait pris le parti du révérend père inquisiteur qui lut en latin cette bulle du pape à l’inca Atavalipa, et qui fit pendre et brûler sur-le-champ notre inca pour n’avoir pas entendu la langue latine ; mais j’apprends que messieurs du Châtelet soutiennent bien mieux notre sainte religion que messieurs les sorboniqueurs. On me mande qu’ils ont condamné au bannissement perpétuel ce pauvre Delisle de Sales, auteur de six volumes sur la nature, dans lesquels il a mis tout ce qu’il a jamais lu. Cette abomination est révoltante ; elle est du quatorzième siècle. On prétend même que le parlement en est indigné, et qu’il va réformer la sentence du Châtelet.

 

          Auriez-vous lu cette Philosophie de la Nature ? Je vois que toute philosophie court de grands risques. C’est un méchant métier que celui d’instruire les hommes : ceux qui les trompent et qui les volent sont plus adroits que nous ; ils sont mieux récompensés ; et ni vous ni moi ne voudrions pourtant être à leur place.

 

          Adieu, mon cher confrère, mon cher ami ; je vous avoue que je suis fâché de mourir sans vous avoir revu.

 

 

1 – Les Incas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, 8 Avril 1777.

 

 

          Le vieux malade de Ferney ressuscite un peu, pour assurer M. de Vaines qu’il est très affligé d’être à moitié mort sans avoir pu goûter la consolation de vivre pendant quelques jours avec lui et avec ses amis. Il le supplie de vouloir bien lui conserver l’amitié dont il l’a honoré, et de souffrir qu’il mette dans ce paquet ces deux billets, l’un pour M. d’Alembert, l’autre pour M. Marmontel.

 

          S’il n’est pas en état d’écrire une longue lettre, il n’en est pas moins attaché à M. de Vaines, et n’en est pas moins sensible à toutes ses bontés.

 

          Je finis mes adieux en cas que je parte, et je serai très fâché, monsieur, de partir sans avoir pu embrasser un homme aussi aimable et aussi officieux que vous êtes. Me trouverez-vous un apoplectique trop importun, si je m’adresse à vous pour dire à M. Turgot que je lui serai attaché jusqu’à mon dernier moment ?

 

 

 

 

 

 

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