CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 10
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 27 Juin 1777.
Votre vieux cuisinier, mon cher ange, est bien loin de vous faire bonne chère. Il est réduit aux apothicaires, et très étonné d’être encore en vie : cependant il ne voudrait pas mourir sans vous envoyer les cinq pâtés qu’il vous a promis, et qu’il n’a faits que pour vous. Je ne sais s’ils sont de l’ancienne cuisine ou de la nouvelle. Je ne peux manger d’aucun des nouveaux plats qu’on m’a envoyé de Paris ; mais mon dégoût ne prouve point que j’aie mieux réussi que les jeunes cuisiniers du temps présent.
Je cède enfin à l’envie extrême de vous montrer ce que je sais encore faire. Jurez-moi, mon cher ange, que personne au monde, hors M. de Thibouville, ne verra mes petits pâtés (1). Jurez-moi de me les renvoyer dès que vous en aurez mangé un petit morceau. Vous verrez, après cet essai, si je puis me mettre au rang des pâtissiers modernes qui empoisonnent le public. Le point principal est de vous plaire. Commencez par me faire serment de ne point laisser sortir les pâtés de vos mains, et de me les renvoyer en m’apprenant si j’y ai mis trop ou trop peu de poivre, et si le goût qui règne aujourd’hui est plus dépravé que le mien.
Le fond de mes petits pâtés n’est pas fait pour une monarchie ; mais vous m’avez appris qu’on avait servi du Brutus, il y a quelque temps, devant M. le comte de Falkenstein (2), et que les convives ne s’étaient pourtant pas levés de table.
En un mot, mon cher ange, il me paraît si comique de faire encore la cuisine à mon âge, et je vous confie tous mes ridicules avec tant de bonne foi, que je les tiens pour pardonnés. Votre amitié, mon cher ange, me console de tout : mais je ne demande point votre indulgence : je veux savoir si mes pâtés ne vous écorcheront pas le gosier.
1 – Agathocle. (G.A.)
2 – L’empereur Joseph II, dans son séjour à Paris. (K.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
27 Juin 1777.
Mon cher marquis, votre vieux malade ne tâte point du ridicule qu’on lui veut donner dans Paris de recevoir une visite du comte de Falkenstein. Il sait trop bien que l’église de son village n’est pas assez belle pour attirer les regards d’un homme qui devait avoir l’église de Saint-Pierre de Rome pour sa paroisse, et que de misérables manufactures de montres ne valent pas la peine d’être regardées par le protecteur de tous les beaux-arts. Pour ma manufacture de vers français, il y a longtemps qu’elle est à bas. En un mot, je puis vous assurer qu’un seigneur rempli de goût, comme M. le comte de Falkenstein, ne se détournera pas pour voir un mourant qui n’a d’autre mérite que d’aimer tendrement ceux qui pensent comme vous. L’état où je suis ne me permettrait pas même de me présenter devant lui. Je ferais une étrange figure en sa présence, avec mes quatre-vingt-trois ans et mes quatre-vingt-trois maladies. Je ne dois songer qu’à paraître devant Dieu, et non devant les puissances de la terre. Adieu, mon digne et respectable ami.
à M. le marquis de Thibouville.
27 Juin1777 (1).
Mon cher marquis, le vieux malade causait hier avec un apothicaire de Genève ; hélas ! il n’a que trop souvent de tels entretiens. « A propos, dit le malade à l’apothicaire, de quoi guérit l’épine-vinette ? – De rien du tout, me dit-il, ainsi que la plupart des remèdes. – Et où trouve-t-on, lui dit le malade, des pastilles d’épine-vinette ? – On les fait à Dijon, répliqua-t-il ; j’en ai chez moi par hasard une petite boite. – Envoyez-la moi tout à l’heure, dit le malade. » Il l’envoya, et je vous l’envoie ; mais j’enverrai bientôt à l’ange cinq petits pâtés. Si vous en parlez jamais, si jamais le nom de ces petits pâtés sort de votre bouche, je reviendrai du fond des enfers vous tirer par les pieds. En attendant je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.
P.S. - La boite part sous l’enveloppe de M. le baron d’Ogny, et doit être chez lui. Il vous en coûtera une visite pour cette pauvreté.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Vaines.
2 Juillet 1777.
Je n’ai, monsieur, qu’à vous remercier, et à attendre cette fin du mois d’auguste. Si je suis encore en vie dans ce mois-là, j’apprendrai de vous comment on pense à Paris, et surtout comment on doit penser ; car, en vérité, je n’en sais rien.
Permettez-moi de glisser dans ma lettre un petit billet pour votre ami M. le marquis de Condorcet. Mon âme et mon corps sont dans un état bien triste. On dit que c’est ce qui arrive à la plupart des gens de mon âge. Vous ferez ma consolation.
à M. Dutertre.
16 Juillet 1777.
Ayant encore, monsieur, le ridicule de n’être point mort, je vous envoie, si vous le trouvez bon, mon certificat de vie, qui servira de ce qu’il pourra. Dieu merci, je n’entends rien du tout à mes affaires ; vous avez eu la bonté de vous en charger, et c’est ma seule consolation. M. le duc de Bouillon, altesse sérénissime, a daigné m’écrire des lettres pleines de bienveillance ; mais il m’a déclaré que ce n’était point à lui à me payer les vingt-deux ou vingt-trois mille francs qui me sont dus par son altesse sérénissime monseigneur son père.
Son altesse sérénissime monseigneur le duc de Wurtemberg, qui me doit aussi beaucoup d’argent, me paie en politesses. Mes maçons, mes charpentiers, et mon boucher, qui ne sont pas si polis, me feraient mettre en prison pour être payés, si Dieu ne m’avait pas accordé le bénéfice d’âge de quatre-vingt-trois ans.
Je présume, monsieur, que dans ma détresse vous avez eu pitié de moi, et que vous avez satisfait la succession de M. de Laleu. C’est une chose bien étonnante qu’il ait mieux aimé me prêter vingt-deux mille francs de sa caisse que de me les faire payer par feu M. le duc de Bouillon. Il est encore plus étonnant que M. d’Ailly m’ait fait perdre l’hypothèque privilégiée que j’avais sur tous les biens de ce prince ; c’est un malheur irréparable.
Je n’ai d’espérance et de ressource que dans votre sagesse, dans votre exactitude, et dans l’amitié dont vous m’avez déjà donné des marques. Je viendrais vous en remercier, si mon âge, ma santé et ma bourse, me permettaient de faire le voyage. Je prendrais quelque petit appartement dans votre voisinage, pour apprendre, pendant quelques jours, à connaître un peu cette ville, que je n’ai vue depuis trente années.
à M. le marquis de Florian.
A Ferney, 16 Juillet 1777 (1).
Mon cher ami, vous avez ramené le beau temps à Dijon ; ramenez-y tout d’un temps l’indulgence et l’équité. Revenez le plus tôt que vous pourrez, et revenez content de votre voyage.
Si vous voyez M. Béguillet, notaire des états de Bourgogne, homme de lettres et mon confrère dans l’Académie de Lyon, je vous prie de lui dire où est son gros ballot. Ce sera à lui à décider par quelle voie on pourra le lui faire parvenir.
Je m’imagine que nous aurons le plaisir de vous revoir à la fin de ce mois, vous et votre décrétée (2), que messieurs du parlement n’ont décrétée sans doute que par pure coquetterie.
J’ai enfin perdu le seul protecteur qui me restait en France, le seul qui pouvait faire un peu de bien à ma colonie délabrée. M.de Trudaine est remercié, lui sixième, comme vous savez. Versoix est protégé avec la plus grande distinction. Voilà une belle occasion pour être plus philosophe que jamais, et pour se détacher des biens périssables de ce monde-ci. Madame Denis vous fait à tous deux bien des compliments.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Madame de Florian. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
A Ferney, 18 Juillet 1777.
M. de Villette, monsieur, m’ayant écrit, il y a deux mois, que vous auriez la bonté de vous charger d’une montre pour lui, et que je n’avais qu’à vous l’envoyer, souffrez que j’use de la permission que vous avez donnée. Je joins à cette boite le reçu de l’horloger.
Je n’ai point eu le bonheur de voir passer le grand homme (1) qui est venu dans nos quartiers. Mon âge, mes maladies, et ma discrétion, m’ont empêché de me trouver sur sa route. Je vous confie que deux horlogers génevois, habitants de Ferney, moins discrets et plus jeunes que moi, s’avisèrent, après boire, d’aller à sa rencontre jusqu’à Saint-Genis, arrêtèrent son carrosse, lui demandèrent où il allait, et s’il ne venait pas chez moi. L’empereur, qui les prit pour des Français étourdis, leur dit qu’il n’avait pas encore été interrogé sur la route de France. L’un de ces républicains polis lui dit que c’était une députation de ma part. L’empereur, ayant appris depuis que ces messieurs étaient des natifs de Genève, n’a point voulu coucher dans la ville, ni même voir les syndicats, qui se sont présentés à lui. Il a refusé des chevaux que les Bernois lui avaient préparés, et n’a pas même voulu passer par Berne. Voilà toutes les nouvelles que peut vous mander votre très humble et très obéissant serviteur. LE VIEUX MALADE.
1 – Joseph II. (G.A.)
à M. le marquis de Florian.
A Ferney, 25 Juillet 1777 (1).
Mon cher ami, je n’en peux plus ; je n’en peux plus. Je ne peux dicter qu’un mot ; ma faiblesse augmente et ma vie s’en va. Je n’aurais pu recevoir l’empereur Joseph, ni même saint Joseph, quand même les impertinences des Génevois de Ferney ne les auraient pas empêchés de m’honorer de leurs visites.
Je ne doute nullement que votre procès ne se tourne en plaisanterie, soit en choses sérieuses, que M. Béguillet. Le ballot qu’il réclame deviendrait une chose très sérieuse. Je vous conjure de mander au sieur Forestier que vous connaissez, et que je ne connais point, qu’il me rende le ballot quand je l’irai chercher à Nyon, ou quand l’ami Wagnière ira le prendre de ma part.
(à madame de Florian.) Madame, je ne suis point surpris que monsieur, qui a des yeux et de l’esprit, vous ait distinguée dans la cohue que les Welches appellent Faxhall (2). Je crois que toute la famille, sans exception, en aurait fait autant ; mais je porte envie à tous les simples citoyens qui ont le bonheur de vous voir et de jouir de votre société. La fin de ma vie est triste : je ne suis ranimé que par mes sentiments pour vous deux, et consolé par votre amitié.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Du Wauxhall. (G.A.)