CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes... - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CRITIQUE HISTORIQUE - Lettres chinoises, indiennes... - Partie 1

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LETTRES CHINOISES,

 

INDIENNES ET TARTARES,

 

 A M. PAW, PAR UN BÉNÉDICTIN.

 

 

 

 

- 1776 -

 

 

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[Cornélius de Paw, chanoine de Xanten, qui vivait à la cour de Prusse, avait publié, en 1772, des Recherches philosophiques sur les Egyptiens et les Chinois, et dans ces recherches les Chinois n’étaient pas ménagés. Voltaire, qui avait toujours glorifié cette nation afin de faire honte à la nôtre, s’avisa, un jour qu’il relevait de maladie de répliquer à de Paw et de donner sur l’Inde, à cette occasion, certains aperçus qu’il avait dû négliger dans son travail en faveur de Lally. Il écrivit à Frédéric pour qu’il avertît le chanoine, puis il s’adressa à celui-ci sous le masque d’un bénédictin, comme pour rendre hommage à sa science. Ces lettres ne sont donc pas un pamphlet ; de Paw en tira même vanité. Elles parurent en février 1776 avec plusieurs autres pièces intéressantes (poésies, dialogue, etc.), tant de Voltaire que de Cubières François de Neufchâteau, Boufflers, etc.] (G.A.)

 

 

 

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LETTRE Ire.

 

Sur le poème de l’empereur Kien-long.

 

 

 

 

          Je prenais du café chez M. Gervais dans la ville de Romorantin, voisine de mon couvent : je trouvai sur son comptoir un paquet de brochures intitulé Moukden, par Kien-long (1). Quoi ! lui dis-je, vous vendez aussi des livres ? Oui, mon révérend père ; mais je n’ai pu me défaire de celui-ci ; on l’a rebuté comme si c’était une comédie nouvelle. Est-il possible, monsieur Gervais, qu’on soit si barbare dans une capitale où il y a un libraire et trente cabaretiers ? Savez-vous bien ce que c’est que ce Kien-long qu’on néglige tant chez vous ? Apprenez que c’est l’empereur de la Chine et de la Tartarie, le souverain d’un pays six fois plus grand que la France, six fois plus peuplé, et six fois plus riche. Si ce grand empereur sait le peu de cas qu’on fait de ses vers dans votre ville (comme il le saura sans doute, car tout se sait), ne doutez pas que, dans sa juste colère, il ne nous détache quelque armée de cinq cent mille hommes dans vos faubourgs. L’impératrice de Russie Anne était moins offensée quand elle envoya contre vous une armée en 1736 (2) : son amour-propre n’était point ainsi, dit-il, que les petits-fils de Gengis furent couronnés. Il y a dans cette cérémonie je ne sais quoi d’une philosophie anglaise qui ne déplaît pas. Mais, lorsque ensuite le moine ambassadeur nous apprend que les montagnes Caspiennes, où se trouve de l’aimant, attiraient à elles toutes les flèches de Gog et de Magog ; qu’une nuée se mettait au-devant des troupes, et les empêchait d’avancer ; qu’une armée d’ennemis marcha plusieurs milles sous terre pour attaquer l’empereur de Gog dans son camp ; que le prêtre Jean, empereur de l’Inde (3), combattit Gengis avec des cavaliers de bronze, montés sur de grands chevaux, et remplis de soufre enflammé ; qu’un peuple à tête de chien se joignit à cette armée de bronze, etc., etc., alors on est forcé de convenir que frère Plancarpin n’était pas philosophe.

 

          Frère Rubruquis, envoyé chez le grand kan par saint Louis même, n’était guère mieux informé (4). Ce fut le sort du plus pieux et du plus brave des rois d’être trompé et d’être battu.

 

          Il ne faut pas croire non plus que le fameux Marc Paul ait écrit comme Xénophon, comme Polybe, ou de Thou. C’est beaucoup que dans notre treizième siècle, dans le temps de notre plus crasse ignorance et de notre plus ridicule barbarie, il se soit trouvé une famille de Vénitiens assez hardis pour aller à l’extrémité de la mer Noire, au-delà du pays de Médée, et du terme où s’arrêtèrent les Argonautes (5) : ce voyage ne fut que le prélude de la course immense de cette famille errante. Marc Paul surtout pénétra plus loin que Zoroastre, Pythagore, et Apollonius de Tyane ; il alla jusqu’au Japon, dont l’existence alors était aussi ignorée de nous que celle de l’Amérique. Quel divin génie mit dans l’âme de trois Vénitiens cette ardeur d’agrandir pour nous le globe ? rien autre chose que l’envie de gagner de l’argent. Son père, son oncle et lui, étaient de bons marchands comme Tavernier et Chardin (6) : il ne paraît pas que Marc Paul eût fait fortune : son livre n’en fit point, et on se moqua de lui. Il est difficile en effet de croire que sitôt que le grand kan Coublaï, fils de Gengis, fut informé de l’arrivée de Marco Polo qui venait vendre de la thériaque à sa cour il envoya au-devant de lui une escorte de quarante mille hommes ; et qu’ensuite il dépêcha ce Vénitien comme ambassadeur auprès du pape, pour supplier sa sainteté de lui accorder des missionnaires qui viendraient le baptiser lui et les siens, toute la famille de Gengis ayant une extrême passion pour le baptême.

 

          Faisons ici une observation qui me paraît très curieuse : on trouve dans les notes du poème de l’empereur tartaro-chinois, actuellement régnant (7), que le premier des ancêtres de ce monarque étant né, comme on a vu, d’une vierge céleste (8), s’alla promener vers le pays de Moukden, sur un beau lac, dans un bateau qu’il avait construit lui-même : choisir un roi. Le fils de la vierge harangua le peuple avec tant d’éloquence qu’il fut élu unanimement. Qui croirait que Marc Paul rapporte à peu près la même aventure plus de cinq cents ans auparavant ? Elle était donc dès lors en vogue ; c’était donc un ancien dogme du pays ; l’empereur Kien-long n’a donc fait que se conformer depuis à la créance commune, comme Jules César faisait graver l’étoile de Vénus sur ses médailles. César se plaisait à descendre de la déesse de l’amour : Kien-long veut bien se croire issu de sa vierge céleste ; et les d’Hoziers (9) de la Chine n’en disconviennent pas.

 

          Gonzalez de Mendoza, de l’ordre de Saint-Augustin, l’un des premiers qui nous ait donné des nouvelles sûres de la Chine, nous apprend qu’avant l’aventure de la vierge céleste, une princesse nommée Hauzibon (10) devint grosse d’un éclair ; c’est à peu près l’histoire de Sémélé, avec qui Jupiter coucha au milieu des éclairs et des tonnerres. Les Grecs sont de tous les peuples ceux qui ont le plus multiplié ces imaginations orientales ; chaque pays a ses fables, on ne ment point quand on les rapporte : la partie la plus philosophique de l’histoire est de faire connaître les sottises des hommes. Il n’en est pas ainsi de ces exagérations dont tant de voyageurs ont voulu nous éblouir.

 

          On soupçonne Marc Paul d’un peu d’enflure, quand il nous dit (11) : « Moi, Marc, j’ai été dans la ville de Kinsay, je l’ai examinée diligemment ; elle a cent milles de circuit, et douze mille ponts de pierre, dont les arches sont si hautes que les plus grands vaisseaux passent dessous sans baisser leurs mâts : la ville est bâtie comme Venise. – On y voit trois mille bains. – C’est la capitale de la province de Mangi, province partagée en neuf royaumes. Kinsay est la métropole de cent quarante villes, et la province de Mangi en contient douze cents, etc., etc. »

 

          On avoue que depuis la Jérusalem céleste, qui avait cinq cents lieues de long et de large, dont les murs étaient de rubis et d’émeraude et les maisons d’or, il ne fut jamais de plus grande et de plus belle ville que Kinsay : c’est dommage qu’elle n’existe pas plus aujourd’hui que la Jérusalem.

 

          Cette étonnante province de Mangi est dans nos jours celle de Ichenguiam dont parle l’empereur dans son poème. Il n’y a plus, dit-on, que onze villes du premier ordre, et soixante et dix-sept du second. Les villages et les ponts sont encore en grand nombre dans le pays ; mais on y cherche en vain l’admirable ville de Kinsay. Marc Paul peut l’avoir flattée, et les guerres l’avoir détruite.

 

          Tous ceux qui nous ont donné des relations de la Chine conjecturent que de cette ancienne Babylone aux douze mille ponts, il en reste une petite ville nommée Cho-hing-fou, qui n’a qu’un million d’habitants. On nous persuade qu’elle est percée des plus beaux canaux, plantée de promenades délicieuses ornée de grands monuments de marbre, couverte de plus de ponts de pierre que Venise, Amsterdam, Batavia, et Surinam n’en ont de bois : cela doit au moins nous consoler, et mérite que nous fassions le voyage.

 

          Le physique et le moral de ce pays-là, le vrai et le faux, m’inspirent tant de curiosité, tant d’intérêt, que je vais écrire sur-le-champ à M. Paw : j’espère qu’il lèvera tous mes doutes.

 

 

1 – Eloge de la ville de Moukden, poème chinois, composé par l’empereur Kien-long, traduit en français par le P. Amiot, 1770. (G.A.)

 

2 – Ce fut Elisabeth qui arma contre nous, et ce ne fut qu’en 1747. (G.A.)

 

3 – C’est Plancarpin qui le premier fit mention du prêtre Jean. (G.A.)

 

4 – L’abbé Prévost, dans sa Rédaction des Voyages, l’appelle capucin ; les révérends pères capucins ne sont pourtant établis que de l’année 1528, par le pape Clément VII. –Rubruquis était cordelier. (G.A.)

 

5 – Marco Polo partit en 1271, avec son père et son oncle. La sincérité de ses récits est de jour en jour plus appréciée. (G.A.)

 

6 – Tous deux voyagèrent au dix-septième siècle dans la Perse et aux Indes. (G.A.)

 

7 – Pages 221 et suivantes.

 

8 – De la vierge sœur cadette de Dieu, grand’mère de l’empereur.

 

9 – Célèbre famille de généalogistes. (G.A.)

 

10 – Dans son ouvrage imprimé à Rome, en 1586, dédié à Sixte-Quint.

 

11 – Pages 16 et suivantes, édition de Van der Aa.

 

 

 

 

 

 

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