CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 26

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à M. de Bacquencourt.

 

4 Octobre 1776.

 

 

          Monsieur, si j’avais soupçonné que les colons de Ferney demandassent une injustice en implorant les grâces du roi, je n’aurais jamais sollicité votre protection pour eux. Je sais trop qu’il ne vous faut demander que des choses justes ; je vous supplie de pardonner à la compassion qu’ils m’inspirent, si je vous ai présenté leur requête. Ce sont, pour la plupart, des Génevois, des Suisses, des Savoyards, qui travaillaient autrefois à Genève ; ils y étaient sur le pied d’habitants. Ils se déclarèrent pour les lois que proposait M. l’ambassadeur de France, et que les bourgeois rejetèrent en 1768. Les bourgeois prirent les armes contre eux, et en tuèrent quelques-uns. Plusieurs familles furent obligées de sortir de la ville. Réfugiées à Ferney, je leur procurai quelques secours. Elles s’y établirent ; le roi daigna les protéger, et leur permettre de travailler avec les mêmes encouragements qu’elles avaient à Genève avant les troubles. Peu à peu la colonie grossit, et elle composait, il y a trois mois, une petite ville d’environ douze cent âmes.

 

          Vous savez, monsieur, que, sur une frontière, des artistes étrangers ne sont pas aisés à retenir, et qu’ils vont en foule porter ailleurs leur industrie, dès qu’ils craignent de n’être pas favorisés. J’ai perdu, les deux dernières semaines, près de deux cents ouvriers, et je crains de les perdre tous. C’est dans ces tristes circonstances que j’ai eu recours à vos bontés : je ne demandais pour eux que la confirmation de la grâce dont ils ont joui pendant plusieurs années. Ils offraient même de payer à l’Etat, pour leurs ouvrages, un impôt qu’ils n’ont jamais payé. Ils offraient de payer vingt sous par montre, en travaillant au même titre que Genève. Les Génevois paient au roi un écu ; et, si la colonie de Ferney était encouragée, il est clair que les vingt sous de Ferney produiraient à la longue une somme plus forte que les écus de Genève, puisque les Génevois ne paient que pour une petite partie de leurs montres vendues en France, et que les colons de Ferney paieraient pour toutes les montres qu’ils fournissent aux pays étrangers.

 

          Je me flattais donc, monsieur, de demander non seulement une chose juste, mais utile. Si vous la juger telle, en la considérant sous ce point de vue, j’ose encore vous supplier de la favoriser.

 

          Je ne vous parle point des dépenses immenses que j’ai faites pour établir cette colonie, sans y avoir d’autre intérêt que celui de plaire à des âmes faites comme la vôtre. Pour peu que vous voulussiez favoriser d’un mot cet établissement naissant auprès de M. le contrôleur général, vous le sauveriez de la ruine dont il est menacé. Vous feriez à la fois le bien d’un petit pays soumis à votre administration, et le bien de tout l’Etat ; et par ce double bienfait vous satisferiez la plus chère de vos inclinations.

 

          Je vous supplie de me faire savoir si vous me permettez de vous adresser une autre requête conçue sur les idées que je viens de vous présenter.

 

 

 

 

 

à M. Necker.

 

A Ferney, 6 Octobre 1776 (1).

 

 

          Grand homme vous-même, monsieur ; mais je ne consentirai jamais que Shakespeare en soit un si redoutable pour la France qu’on lui immole Corneille et Racine. Je suis assez comme ceux qu’on appelle les insurgents d’Amérique ; je ne veux point être l’esclave des Anglais. Je n’ai écrit à l’Académie cette lettre dont vous me faites l’honneur de me parler, que pour me justifier d’avoir été le premier panégyriste en France de la littérature anglaise. Ce n’est pas ma faute si on a abusé des louanges que j’avais données aux bons auteurs de ce pays-là, et si on a voulu me casser la tête avec l’encensoir même dont je m’étais servi pour les honorer. Ma lettre était d’un bon Français qui combattait pour sa patrie, et qui ne voulait point que Paris fût subjugué par Londres.

 

          Croiriez-vous bien, monsieur, que des gens charitables, qui assistèrent à l’assemblée publique de la Saint-Louis, allèrent répandre dans Versailles que ce petit écrit était un ouvrage contre la religion ? On l’a dit à des personnes principales, qui n’ont pas le temps de lire nos bagatelles académiques, et qui ont cru sérieusement cette calomnie absurde. Je crois que madame Necker était à l’Académie ce jour-là. Elle doit aimer la solennité de la Saint-Louis ; elle y a vu couronner un beau panégyrique du grand Colbert (2). Elle sait s’il a été le moins du monde question de religion. Elle doit être bien étonnée de cette accusation nouvelle ; mais vous savez trop l’un et l’autre qu’il ne faut être étonné de rien, et surtout dans le pays où vous êtes.

 

          Au reste, je sais bien bon gré à ce Shakespeare, qui m’a valu, monsieur, une charmante lettre de votre part ; elle m’a consolé dans les maladies cruelles dont je suis accablé sur la fin de ma vie. Madame Denis, qui, de son côté, a craint d’être attaquée de la poitrine, se disposait il y a un mois à faire un voyage à Paris pour demander de la santé à M. Tronchin. Je l’aurais accompagnée si j’en avais eu la force, et vous et madame Necker vous auriez été un des premiers objets de ma course. Mais je vois bien qu’il faudra que je meure sur les bords de votre lac, sans revoir ceux de la Seine. Nous sommes tous deux transplantés, mais vous ut legatus, et moi un peu ut profugus.

 

          Je vous supplie, monsieur, vous et madame Necker, de conserver un peu d’amitié pour ce vieillard de Ferney, qui vous sera attaché à tous deux avec la plus respectueuse tendresse jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Clugny.

 

A Ferney, 6 Octobre 1776.

 

 

          Monseigneur, quoique je n’aie pas l’honneur d’être connu de vous, et que je craigne l’indiscrétion d’importuner pour des affaires particulières un ministre chargé de celles d’un grand royaume, souffrez cependant que je vous présente la requête d’un village.

 

          Ce village, situé à l’extrémité de la France, entre Genève et la Suisse, allait devenir une ville florissante, et pourra même encore l’être s’il mérite votre protection. Il n’est composé que d’étrangers que j’ai établis à grands frais. On y fabrique des montres beaucoup mieux qu’à Genève, et le sieur Lépine, horloger du roi, l’un des plus habiles de l’Europe, y a son comptoir et ses ouvriers. On y travaille d’un côté pour Paris, et de l’autre pour le Bengale. Les Anglais nous ont préférés aux ouvriers de Londres, parce que nous travaillons à moitié meilleur marché. Cet établissement, fait à la porte même de Genève, pourrait, en peu d’années, partager tout le commerce des Génevois, si vous daigniez le favoriser.

 

          La plupart des autres fabriques ont demandé au roi des encouragements en argent. Celle-ci ne demande que la liberté de travailler. Vous jugerez, monseigneur, de ce qu’on peut faire pour elle. Je mets à vos pieds leur mémoire, et je me borne à attendre les ordres que votre équité et votre bienfaisance voudront bien me donner.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec beaucoup de respect, monseigneur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. de Cromot.

 

A Ferney, 10 Octobre 1776.

 

 

          Loin de prendre, monsieur, la liberté de vous envoyer de cent vingt lieues l’esquisse d’une fête pour un palais et des jardins que je ne connais pas, je devais vous écrire. Si vous voulez voir un beau saut, faites-le. Vous me faites voir que vous savez admirablement profiter des temps, des lieux, et des personnes : votre disposition est charmante ; tout est varié et brillant.

 

          Si vous voulez de mauvais vers et de plates chansons pour vos personnages, en voilà ; mais je vous supplie, monsieur, de ne pas déceler un pauvre vieillard de quatre-vingt-deux ans passés, très malade, qui meurt en faisant des chansons. Il n’y a point de ridicule quand on vous sert, mais c’en est un très grand de vous servir si mal.

 

 

Baucis et Philémon, s’adressant au roi et à la reine,

Ou à Monsieur et à Madame.

 

Baucis et Philémon sont votre heureux modèle ;

Ils s’aimaient, ils étaient tous deux

Aussi tendres que généreux.

Que fit le ciel pour le prix de leur zèle ?

A quels heureux destins étaient-ils réservés ?

Le ciel leur accorda les dons que vous avez.

 

 

 

Les bohémiens chantent au roi et à la reine :

 

Autrefois dans ces retraites

Nous disions à contre-temps

La bonne aventure aux passants ;

Mais c’est vous qui la faites.

Nous étions les interprètes

Du bonheur qu’on peut goûter :

Nous n’osons plus le chanter ;

Car c’est vous qui le faites.

 

 

 

A Monsieur et à Madame, qui veulent se faire dire leur bonne

aventure : une bohémienne regarde dans leur main.

 

Ma belle dame,

Mon beau monsieur,

Je lis dans votre âme ;

Je vous sais par cœur.

La belle Nature

Forma votre humeur ;

De vos frères le bonheur

Est votre bonne aventure.

 

 

 

Pour Monseigneur et Madame, comtesse d’Artois.

 

Je vous en dirai tout autant.

Pour vous, mon prince, allez toujours gaiement,

Gaiement, gaiement.

Vous plairez toujours, je vous jure ;

Et je vous prédirai souvent

Une bonne aventure.

 

 

 

Le chevalier de la reine peut chanter ou réciter :

 

 

Jadis de Bradamante on me vit chevalier ;

On la croyait alors une beauté parfaite ;

Et moi, très fidèle guerrier,

Je la quittai pour Antoinette.

Ce nom n’est pas, dit-on, trop heureux pour les vers ;

Mais il le sera pour l’histoire :

Il est cher à la France, il l’est à l’univers ;

Sitôt qu’on le prononce, il appelle à la gloire

Les plus brillants esprits et les plus fiers vainqueurs.

Quand on est gravé dans les cœurs,

On l’est dans l’avenir au temple de Mémoire.

 

 

 

On peut écrire au-dessus du buste de la reine :

 

Amours, Grâces, Plaisirs, nos fêtes vous admettent.

Regardez ce portrait, vous pouvez l’adorer ;

Un moment devant lui vous pouvez folâtrer :

Les Vertus vous le permettent.

 

 

          Je soupçonne toujours que mes sottises arriveront trop tard. Vous êtes aussi le premier qui ait commandé son souper si loin de chez soi : votre souper sera excellent sans que je m’en mêle. Je suis trop heureux que cette aventure m’ait procuré l’honneur d’être en quelque relation avec un homme de votre mérite. Je suis, etc.

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

A Ferney, 11 Octobre 1776 (1).

 

 

          Je ne reçois, madame, la lettre que vous avez la bonté de m’écrire du 1er octobre que le 11 de ce mois. Je soupçonne que ma lettre n’arrivera à Plombières que quand vous en serez partie. J’écris à tout hasard.

 

          Vous serez probablement bien étonnée d’apprendre qu’il se forme une compagnie qui veut bâtir une ville à Versoix et y établir un grand commerce avec des manufactures. On prétend que le roi lui accorde la possession de toute la banlieue pour cent ans. Voilà le projet de M. le duc de Choiseul, près enfin d’être exécuté. Mais ce grand ministre aurait fait de Versoix une place importante pour l’Etat, ce qu’aucune compagnie ne pourra faire, pas même la compagnie des Indes.

 

          Notre colonie de Ferney n’est pas si heureuse que Versoix ; elle est persécutée et presque anéantie. Tous les artistes s’en vont les uns après les autres, parce que M. l’intendant les a mis à la taille et à la corvée. Cinq cent mille francs, que les maisons par moi bâties m’avaient coûtés, sont cinq cent mille francs jetés dans le lac de Genève. Je suis menacé de mourir, comme j’aurais dû vivre, dans la pauvreté attachée au métier d’homme de lettres.

 

          Je ne réussis guère mieux dans les lettres dont je vous parle. Celle que j’avais écrite à l’Académie sur Gilles Shakespeare a essuyé mille difficultés à l’impression, et n’a pu enfin obtenir qu’une permission tacite. Elle n’est que tolérée, tandis que Gilles Shakespeare est dédié hardiment au roi.

 

          Toutes ces petites nouvelles pourront vous surprendre, madame ; elles pourraient m’affliger ; mais rien ne doit abattre un homme qui vous a pour sa protectrice.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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