CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 18
Photo de PAPAPOUSS
à Madame de Saint-Julien.
29 Mai 1776.
J’ose me servir de ma faible main pour remercier enfin mon charmant papillon de s’être ressouvenu de son hibou. Vous êtes vraiment, madame, papillon-philosophe. Je vous rends votre titre, que vous méritez si bien. Ce n’est pas que je me flatte de vous voir voltiger dans nos déserts, et reposer vos belles ailes dans un pays dont vous avez été la protectrice et l’ornement.
Votre hibou sera toujours bien respectueusement, bien tendrement, bien tristement attaché à son brillant papillon ; mais je péris dans mon corps et dans mon âme. La retraite des deux aigles qui me protégeaient est un coup qui m’accable.
C’est pour rire apparemment que vous parlez de donner de l’argent à Racle. Je crois vous avoir mandé que la maison était tombée, parce que Racle avait oublié de la soutenir par des étais, lorsqu’il y creusait une cave en sous-œuvre. Il rebâtit à présent cette maison pour un négociant. Elle n’est plus faite pour loger les grâces et l’esprit. De plus elle était offusquée par deux bâtiments voisins qu’on vient de construire. Pourquoi imaginez-vous de loger là, quand vous viendriez honorer nos chaumières de votre présence ? pourquoi fuir notre château, tout chétif qu’il est ? Songez-vous bien qu’il aurait fallu attendre deux ans avant que votre maison fût meublée, et qu’elle aurait coûté plus de quatre-vingt mille francs avant que vous eussiez pu y coucher ?
Ne pouvant écrire longtemps de ma main, je donne la plume à l’ami Wagnière ; car ma faiblesse devient de jour en jour, et d’heure en heure, si insupportable, que je ne puis rien faire de tout ce que les autres hommes font. Le désastre qui nous est arrivé, en nous ôtant les deux appuis sur lesquels nous nous reposions, nous a frappés au milieu des plaisirs, comme un coup de tonnerre dans les beaux jours. Saint-Géran (1) bâtissait une salle de théâtre et ses appartenances tout auprès de la place que vous aviez choisie ; M. de Trudaine venait de prendre des arrangements pour qu’on pavât notre hameau, devenu ville ; madame d’Invau et M. de Trudaine ne songeaient qu’à se réjouir ; M. Delille nous récitait de beaux morceaux de sa traduction de l’Enéide (2), lorsque tout à coup nous apprîmes que notre beau rêve était fini. C’est ainsi que les espérances sont toujours trompées d’un bout du monde à l’autre.
J’avais toujours cru que M. de Fargès était intendant du commerce. J’en croyais l’Almanach royal, le seul livre, dit-on, qui contienne des vérités (3) ; mais si l’Almanach royal m’a trompé, à qui faudra-t-il jamais croire ? Au reste, je ne pense pas que je doive prendre ce moment pour fatiguer ni les intendants du commerce, ni les intendants des finances, de mes requêtes en faveur de la colonie. J’ai toujours remarqué que les prières des Rogations n’étaient bonnes à rien, quand l’année était mauvaise. Le meilleur parti est de souffrir sans se plaindre. A quoi servirait-il d’avoir vécu quatre-vingt-deux ans comme j’ai fait, si je n’avais pas appris à me résigner ? C’est ce que je souhaite à un de vos amis, jeune homme de quatre-vingts ans (4), qui n’a, je crois, de bon parti à prendre que d’être véritablement philosophe. Cette philosophie, dont on a dit tant de mal, est pourtant l’unique consolation, pour les esprits bien faits, dans les malheurs de cette vie. Il n’y a que votre absence, papillon respectable et aimable, dont la philosophie ne peut consoler.
1 – Directeur d’une troupe de comédiens, mort en 1825. (G.A.)
2 – Elle ne parut qu’en 1804. (G.A.)
3 – Mot de Fontenelle. (G.A.)
4 – Le duc de Richelieu. (G.A.)
à M. Christin.
30 Mai 1776.
Vous jugez bien, mon cher ami, de la désolation où nous sommes. Vous êtes dans un faubourg de l’enfer, et moi dans l’autre. J’avais déjà parlé à M. de Trudaine de cette main-morte gothe, visigothe, et vandale. Il pensait absolument comme nous, et il répondait de deux ministres aussi philosophes que lui, et amoureux comme lui du bien public. Il avait fait un petit voyage à Lyon pour y consommer l’affaire des jurandes et des corvées, et pour établir la liberté dans toutes les provinces voisines, lorsque tout d’un coup un courrier extraordinaire lui apporta la fatale nouvelle. Il revient sur-le-champ à la petite maison où il avait laissé madame sa femme, entre Genève et Ferney. Il repartit au bout de deux jours pour Paris, et nous laissa dans le désespoir. Le reste de ma vie, mon cher ami, ne sera plus que de l’amertume ; et, s’il est pour moi quelque consolation, elle ne peut être que dans votre amitié.
à M. le marquis de Thibouville.
31 Mai 1776 (1).
Votre prétendu Pierre Jean est dans son lit, tout près d’aller trouver cette sœur aimable dont vous me dites tant de bien, et qui cause vos justes regrets. Je suis tellement mort au monde depuis longtemps que j’ignorais qu’il y eût un autre vous-même dans un couvent. J’entre dans tous vos sentiments ; je voudrais pouvoir vous consoler, ou du moins vous amuser.
Je vous trouve bien hardi d’envoyer par la poste cette moitié de rondeau qui est à la louange de tant de gens (2). Le sujet de ce rondeau m’intéresse plus que personne. J’ai bien peur d’y perdre le repos de ma vie.
Je plains d’Alembert pour le moment ; mais je crois que sa philosophie le consolera. Vous êtes plus sensible, et par conséquent plus à plaindre.
Je vous jure que je ne sais où trouver des chinoises (3), et je vous jure qu’elles ne méritent pas d’être trouvées. Mes chagrins se joignent aux vôtres. Je vous embrasse bien tendrement, mon très cher marquis.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Turgot, Malesherbes. (G.A.)
3 – Les Lettres chinoises. (G.A.)
à M. l’abbé Spallanzani.
A Ferney, 6 Juin 1776.
Votre lettre, du 31 de mai, ranime mes anciens goûts et mes anciennes espérances. J’avais renoncé à l’honneur de rendre des têtes à des colimaçons. J’avais la modestie de croire que je n’étais point du tout propre à faire des miracles. Je me souvenais pourtant très bien d’avoir vu revenir des têtes aux limaces incoques que j’avais décapitées ; mais de bons naturalistes avaient bien rabattu ma vanité, en me persuadant que je n’étais qu’un maladroit, et que je n’avais coupé que des visages dont la peau revient aisément. Mais puisque vous m’assurez que vous avez coupé de vraies têtes, et qu’elles sont revenues, io ripiglio la mia confidenza, et je recommence à croire la nature capable de tout.
Ce que vous m’apprenez d’animaux morts depuis longtemps, ressuscités par vous, est assurément un plus grand miracle. Vous passez pour le meilleur observateur de l’Europe. Toutes vos expériences ont été faites avec la plus grande sagacité. Quand un homme tel que vous nous annonce qu’il a ressuscité des morts, il faut l’en croire.
Je ne sais ce que c’est que le rotifero et le tardigrado, ni comment nos naturalistes nomment ces petits animaux aquatiques ; vous les faites réellement mourir en les mettant à sec, et vous les faites revivre longtemps après, en les replongeant dans leur élément.
Après avoir fait, monsieur, des expériences si prodigieuses, vous descendez jusqu’à me demander mon sentiment sur les âmes du rotifero et du tardigrado : que devient leur âme ? est-elle immatérielle, renaît-elle ? en reprennent-ils une autre ?
Je suis en peine, monsieur, de toute âme et de la mienne ; mais il y a longtemps que je suis persuadé de la puissance immense et inconnue de l’auteur de la nature. J’ai toujours cru qu’il pouvait donner la faculté d’avoir du sentiment, des idées, de la mémoire, à tel être qu’il daignera choisir ; qu’il peut ôter ces facultés et les faire renaître, et que nous avons souvent pris pour une substance ce qui est en effet une faculté de cette substance. L’attraction, la gravitation, est une qualité, une faculté. Il y a dans le genre animal et dans le végétal mille ressorts pareils, dont l’énergie est sensible, et dont la cause sera ignorée à jamais.
Si le rotifero et le tardigrado, morts et pourris, reviennent en vie, reprennent leur mouvement, leurs sensations, engendrent, mangent, et digèrent, on ne saura pas plus comment la nature leur a rendu tout cela qu’on ne saura comment la nature le leur avait donné ; et l’un n’est pas plus incompréhensible que l’autre. J’avoue que je serais curieux de savoir pourquoi le grand Etre, l’auteur de tout, qui nous fait vivre et mourir, n’accorde la faculté de ressusciter qu’au rotifero et au tardigrado. Les baleines doivent être bien jalouses de ces petits poissons d’eau douce.
Si quelqu’un a droit, monsieur, d’expliquer ce mystère, c’est vous. Il est bon aussi de savoir si ces petits animaux, qui ressuscitent plusieurs fois, ne meurent pas enfin tout de bon, et sur combien de résurrections ils peuvent compter.
C’est apparemment d’eux que les Grecs apprirent autrefois la résurrection d’Atalide, de Pélops, d’Hippolyte, d’Alceste, de Pirithoüs. C’est dommage que le secret en soit perdu. Je crois que c’est M. Bonnet, grand observateur, qui a prétendu que nous ressusciterions avec notre devant, mais sans derrière. C’est là le fin du fin, etc.
à M. de Vaines.
5 Juin 1776 (1).
Je suis presque consolé, monsieur, on vous rend justice, et vous pouvez dire : Uno avulso, non deficit alter. Il y a quelque temps que je pris la liberté d’écrire à M. le grand chancelier d’Angleterre pour un procès assez considérable qu’un homme de ma colonie est obligé de poursuivre à Londres. Je fus très étonné de recevoir deux lettres consécutives de M. le grand chancelier, contre-signées Turgot. Je demandai à M. Dupont l’éclaircissement de cette aventure. Je n’ai point eu de réponse. Oserai-je vous supplier de vouloir bien en faire souvenir M. Dupont, si vous le voyez ?
Je suis enchanté que vous conserviez votre place, et que M. Turgot conserve sa philosophie. Il a eu la bonté de m’écrire une lettre dans laquelle j’ai reconnu toute sa belle âme. Le triomphe de M. de La Harpe contribue aussi beaucoup à ma consolation ; mais je m’afflige avec M. d’Alembert, et je crains que M. le marquis de Condorcet ne soit trop en colère. On m’assure que votre esprit conciliant vous a attiré tous les cœurs, comme votre probité a subjugué tous les esprits. Mon cœur et mon esprit de mêlent dans la foule.
Je ne sais où est M. de Condorcet ; mais permettez-moi de mettre ce petit billet dans votre paquet. Conservez-moi vos bontés ; elles sont chères au vieux malade de Ferney.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame la comtesse de Turpin.
A Ferney, 6 Juin 1776.
Madame, vous et moi avons perdu un ami (1) : je le suivrai bientôt ; l’état où je suis m’en averti à chaque moment. Vous rendez un grand service à sa mémoire, et en même temps au public, en faisant connaître ses ouvrages, et en joignant votre esprit au sien. Pour moi, accablé d’années, de maladies cruelles, et d’ennemis plus cruels encore, j’aurais voulu, du fond de ma retraite et du bord de mon tombeau, épargner à jamais au public tous mes écrits aussi malheureux que moi, et toutes les correspondances des personnes qui valaient mieux que moi en tous genres. La véritable gloire appartient au petit nombre d’hommes qui ont ressemblé à M. votre père ; ceux qui ne ressemblent qu’à moi doivent être ignorés.
Parmi ceux qui se sont dévoués aux lettres, votre ami s’était distingué par un mérite personnel, qui le mettait à l’abri de toutes les horreurs dont j’ai été la victime. Je me suis cru obligé, dans ma dernière maladie, de brûler la plus grande partie de toutes mes correspondances, et d’arracher au moins quelque pâture à la haine et à la malignité. Si j’ai été assez heureux pour conserver quelques-uns de ces légers écrits de M. l’abbé de Voisenon, qui faisaient le charme de la société, je ne manquerai pas de vous les restituer, madame ; tout ce qui est du domaine des grâces vous appartient ; c’est une grande consolation pour moi de pouvoir obéir à quelques-uns de vos ordres. J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.
1 – Voisenon. (G.A.)
à Mademoiselle Adélaïde de Nar…
Au château de Ferney, 7 Juin 1776.
Un vieillard, accablé d’années et de maladies, a reçu deux lettres signées d’une demoiselle de x-huit ans, accompagnées d’une pièce de vers qui ferait beaucoup d’honneur à un homme de lettres dans la maturité de son âge et de son talent. Ce vieillard n’a pu, jusqu’à présent, marquer son étonnement et sa respectueuse reconnaissance. Il profite d’un moment de relâche que ses douleurs lui laissent, pour féliciter les parents de cette jeune demoiselle d’avoir une fille si au-dessus de son âge. Il lui présente son respect, et sa juste douleur de ne pouvoir lui faire une réponse digne d’elle.
à M. de Vaines.
10 Juin 1776 (1).
Les gens qui aiment la vertu et l’esprit, monsieur, se consolent, quand ils apprennent quelles attentions on a eues pour vous, et on reprend de nouvelles espérances. On dit que tous les édits rendus et tous les arrangements pris par M. Turgot subsisteront. Si cela est, il est donc clair qu’il avait fait le bien du royaume. Vous devez avoir trop d’occupations pour que je vous importune par une longue lettre, et que je vous fasse des questions. Je me borne à vous dire combien je m’intéresse à votre sort, et combien je suis sensible à votre amitié.
Je crois que je puis sans indiscrétion recommander les incluses à vos bontés, d’autant plus qu’assurément il n’y a rien dans ces incluses qui puisse compromettre personne. Conservez, monsieur, les sentiments dont vous avez flatté le vieux malade.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)