CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 11
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à M. Dupont.
23 Mars 1776.
Oui, monsieur, ce qu’on a jamais écrit de mieux sur les corvées, c’est l’édit des corvées. Je trouve que l’amour du bien public est la plus éloquente de toutes les passions ; mais j’aime bien autant la préface des maîtrises. Béni soit l’article XIV de l’édit qui abolit les confréries ! Si on avait aboli en Languedoc les confréries des pénitents bleus, blancs, et gris, le bon homme Calas n’aurait pas été roué et jeté dans les flammes. Voici l’âge d’or qui succède à l’âge de fer ; cela donne trop envie de vivre, et cette envie ne me sied point.
Dites-moi donc, je vous prie, monsieur, si ce beau siècle sera pour nous le siècle du sel, et s’il est vrai que nous aurons deux mille huit cents minots de Peccais.
Je me trompe fort, ou le père de la nation ne souffrira pas longtemps que des moines aient des sujets du roi pour esclaves. Je vous prierai quelque jour de coopérer à cette bonne œuvre, et de m’avertir quand il sera temps de présenter requête au libérateur de la nation.
Je trouve fort plaisant le discoureur qui a dit au roi que les peuples pourraient bien se révolter, si on les délivrait des corvées et des jurandes. Ma foi, si on se révolte, ce ne sera pas chez nous. Je vous remercie du fond de mon cœur, monsieur. Votre, etc.
à M. de Chabanon.
25 Mars 1776 (1).
J’ai interrompu, mon cher ami, ma longue agonie et les tristes soins qu’exige ma colonie dans mes derniers jours, pour écrire le plus fortement que j’ai pu sur ce qui vous est dû avec tant de justice (2). Je suis si enterré loin du monde, que je ne sais pas quel est l’abbé Millot dont vous me parlez.
Il y a depuis un an un Théocrite en vers anglais qui m’a paru un très bon ouvrage (3). Vous pourriez aisément vous le procurer à Paris.
Vous me dites que M. de Sainte-Palaye tombe étrangement ; je vous réponds que je tombe plus que lui, et que ma place sera la première vacante. La maisonnette qui est dans les bois de Prangins, dont vous me parlez, appartient à mon ami Wagnière qui a du bien dans ce pays-là.
Votre lettre n’est point datée. Vous ne me dites rien des édits, ni du lit de bienfaisance, ni du ministre qui le premier, depuis la fondation de la monarchie, s’est déclaré le père du peuple. J’aime mieux ses écrits que les idylles de Théocrite, excepté quand vous les traduisez. Votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Un fauteuil à l’Académie. (G.A.)
3 – De Fawkes, mort en 1777. (A. François.)
à M. le chevalier de Lisle.
A Ferney, 25 Mars 1776 (1).
Je commence par l’Oranger (2), monsieur ; car, malgré ma longue agonie, cet oranger me fait plus de plaisir que les discours oratoires dont vous me parlez. Je n’ai jamais rien vu de plus agréable que cet oranger ; il n’y a peut-être que le dernier couplet, auquel une oreille un peu délicate pourrait désirer quelque chose de plus arrondi. Mais en tout cet Oranger est charmant (3).
Je vous avouerai que je ne suis pas tout à fait de votre avis sur les préfaces des édits. Je peux me tromper ; mais elles m’ont paru si instructives, il m’a paru si beau qu’un roi rendît raison à son peuple de toutes ses résolutions, j’ai été si touché de cette nouveauté, que je n’ai pu encore me livrer à la critique. Il faut me pardonner. Le petit coin de terre que j’habite n’a chanté que des Te Deum, depuis qu’il est délivré des corvées, des jurandes et des commis des fermes. Si notre bonheur nous trompe et si notre reconnaissance nous aveugle, je me rétracterai ; mais actuellement nous sommes dans l’ivresse du bonheur.
S’il est vrai que l’auteur (4) du Portier des Chartreux ait fait le discours du premier président (5), il ne s’est pas souvenu de la règle de saint Bruno, qui ordonne aux Chartreux le silence. Je vous remercie bien fort d’avoir rompu celui que vous gardiez avec moi. J’ai cru être à ce lit de justice en lisant votre lettre. Vous me faites oublier mes souffrances continuelles. Il y a quatre mois que je ne puis écrire à personne, pas même à madame de Saint-Julien ; vous me ranimez, et je vous demande en grâce de ne me point abandonner.
On m’a mandé qu’il n’y aurait point d’Itératives, et qu’on s’en tiendrait à l’éloquence du Portier des Chartreux et de l’avocat général des b…… (6). Je ne sais ce qui en est ; car dans ma solitude je ne sais rien, sinon que vous êtes le plus aimable homme du monde, et moi un des plus vieux.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Couplets du chevalier à la comtesse de Clot. (G.A.)
3 – Tout ce qui suit a fait partie jusqu’ici de la lettre du 14. (G.A.)
4 – L’avocat Gervaise. (G.A.)
5 – D’Aligre. Il s’agit du discours pour l’abolition des corvées. (G.A.)
6 – Séguier. (G.A.)
à M. Fabry.
26 Mars 1776.
Monsieur, des amis de M. Turgot m’ont écrit qu’à la vérité nous aurions deux mille huit cents quintaux de sel de Peccais, mais M. Turgot ne m’en a rien fait savoir lui-même ; si vous en avez quelques nouvelles sûres, je vous en félicite.
Oserais-je vous supplier de me dire à qui je dois m’adresser pour rendre cette inutile foi et hommage à notre jeune souverain Louis XVI ? Je ne connais personne à Dijon. Pardonnez-moi cette importunité. J’ai l’honneur d’être, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
à M. Turgot.
Ferney, 29 Mars 1776.
Monseigneur le contrôleur général permettra-t-il au vieux malade de Ferney toutes ses témérités ? Il les fait les plus courtes qu’il peut. Il sait qu’il ne faut pas bourdonner aux oreilles d’une tête occupée du bien public.
On lui a parlé de deux mille huit cents minots de sel de Peccais ; mais il n’ose en parler, il ne présente que son profond respect et sa reconnaissance.
Le sieur Sédillot père, âgé de quatre-vingt-dix ans, a géré, pendant près de soixante ans, l’emploi de receveur du grenier à sel à Gex.
Son fils l’exerce avec lui depuis vingt ans : ils sont tous deux gentilshommes. Ils ont sacrifié sans peine leurs intérêts et ont perdu leur place pour le bien de la province. Ils implorent la protection de monseigneur le contrôleur général.
Le sieur Rouph, procureur du roi à Gex, père de dix enfants, acheta, en 1767, l’office de contrôleur au grenier à sel de Gex, sous le nom de Duprez, lequel est décédé. Il a payé pour cet office, et pour les différentes taxations, huit mille sept cent onze livres.
Il espère que monseigneur le contrôleur général daignera ordonner qu’il soit remboursé, en justifiant de ses titres.
à M. de Vaines.
A Ferney, 30 Mars 1776.
Vous me demandez, monsieur, ce que je pense sur le livre qu’on nomme de justice et de bienfaisance (1), le premier lit dans lequel on ait fait coucher le peuple, depuis le commencement de la monarchie. Je ressemble, depuis le commencement de la monarchie. Je ressemble au roi comme deux gouttes d’eau ; je m’affermis dans mon goût pour les édits par les objections mêmes.
Je me souviens que lorsque Newton, au commencement du siècle, nous montra comment la lumière est faite, ce que personne n’avait encore vu depuis la création du monde, quelques-uns de nos mathématiciens voulurent faire ces expériences, et les maquèrent ; de là on jugea qu’un certain ouvrier nommé Newton (artifex quidam nomine Newton) s’était trompé ; mais bientôt après, les expériences étant mieux faites, on dit : Fiat lux, et facta est lux (2).
J’ose être persuadé que la même chose arrivera au parlement ; il sentira l’avantage de ces édits, et il les regardera comme le salut de l’Etat.
J’oserais croire que, quand on a cité Henri IV, qui adopta les impôts sur les maîtrises et sur les corporations, à la fameuse assemblée des notables de Rouen, on n’a pas fait réflexion que toutes les taxes de ce genre, et celle du sou pour livre, furent l’objet des railleries du duc de Sully. Il fallait, comme vous savez, condescendre aux idées de l’évêque de Paris, Gondi, qui se croyait un grand financier, parce qu’il avait beaucoup d’argent, et qu’il n’en dépensait guère. M. de Sully eut la malice de partager avec lui le fardeau de l’administration ; et il se chargea des véritables objets de finance, et laissa à l’évêque tous ces petits détails. M. de Sully réussit dans tout ce qu’il s’était réservé ; et l’évêque, au bout de six mois, n’ayant pas pu recouvrer un denier dans son département, vint remettre au roi sa moitié de surintendance, et le supplier de le délivrer d’un poids qu’il ne pouvait porter.
Je vous avoue pourtant, monsieur, que l’ancienne proposition renouvelée par M. Seguier de faire travailler les troupes aux grands chemins m’a fait beaucoup d’impression. La mère du grand Condé dit, dans une requête au parlement, que son fils avait obtenu de ses soldats qu’ils travaillassent sans salaire à aplanir des chemins qui les conduisirent à des victoires.
M. Seguier veut qu’on double leur paie. Je ne m’y connais point, et ce n’est pas à moi de juger le grand Condé. Je vous dirai seulement qu’en dernier lieu, voyant la grande route de Gex à Genève devenue une fondrière affreuse, je me suis joint à des gens de bonne volonté pour rendre le chemin praticable. Il est juste que ceux qui profitent le plus de l’agrément des belles routes y contribuent. Il est encore plus juste que ceux qui les gâtent les raccommodent. Je vois trois fois par semaine des chariots, chargés de bois qu’on a volé dans les forêts du roi, enfoncer le terrain qui mène juste au bout du royaume. Je voudrais que les maîtres des charrettes payassent au moins le dégât, et qu’on fit comme dans tant d’autres pays où l’on établit des barrières auxquelles les voitures paient le droit de gâter la route ; mais je suis Gros-Jean qui remontre à son curé. J’aime bien mieux lui demander sa bénédiction, et je vous remercie tendrement, monsieur, de m’avoir envoyé son prône.
1 – Lit de justice tenu à Versailles le 12 mars pour l’abolition des corvées. (G.A.)
2 – Voltaire a déjà fait cette comparaison dans la lettre du 27. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
30 Mars 1776.
Mon cher ange, vous devez avoir reçu les très inutiles rogatons envoyés à M. de Sartines (1). Ils consistent en magots de la Chine, en pagodes des Indes, et en figures tartares. J’ai bien peur que cela ne vous amuse guère ; mais enfin, quand j’y travaillais, c’était pour vous amuser, et vous me saurez gré de l’intention. Les éditeurs y ont joint des pauvretés assez inutiles.
Je ne crois pas que les Remontrances d’une province aussi chétive que celle de Gex puissent faire à Paris une grande sensation. Je présume qu’on se soucie fort peu que nous soyons délivrés des fermes, des corvées, et des maîtrises. Je vous avoue cependant que je serais bien flatté que la simple et grossière reconnaissance d’un petit pays presque barbare pût parvenir jusqu’à Sésostris et à Sésostra. Peut-être aimerait-on bien autant notre rusticité que la politesse et l’éloquence touchante de M. Seguier.
Peut-être y aura-t-il quelques partisans de l’ancien gouvernement féodal qui trouveront nos remontrances trop populaires. Nous leur répondrons que dans l’ancienne Rome, et même encore à Genève et à Bâle, et dans les petits cantons, ce sont les citoyens qui font les plébiscites, c’est-à-dire les lois.
Je n’ai point vu les remontrances du parlement ; mais j’ai lu avec beaucoup d’attention tous les discours adressés au roi dans le lit de bienfaisance.
Quelqu’un (2) m’avait mandé que les préfaces des édits étaient très ignobles. Il voulait dire apparemment qu’il ne convenait pas à un roi de rendre raison à son peuple, et qu’il fallait en user comme le parlement, qui ne motive jamais ses arrêts. Je suis persuadé que vous ne pensez pas ainsi, et que vous trouvez ces préfaces très nobles, et très paternelles. Il me semble qu’elles sont dans le vrai goût chinois, et que ceux qui les condamnent sont un peu tartares. Il y a pourtant un endroit du discours de Seguier qui m’a paru humain et politique, deux choses qui vont rarement ensemble : c’est le conseil qu’il donne au roi de faire travailler les troupes aux grands chemins, en doublant leur paie pour ces travaux. Le grand Condé les y avait accoutumées, et même sans paie ; mais aussi c’était le grand Condé.
Quelque parti qu’on prenne, Dieu bénisse le gouvernement ! et Dieu bénisse un contrôleur général des finances qui, le premier depuis la fondation de la monarchie, a eu pour passion dominante l’amour du bien public !
Savez-vous, mon cher ange, que j’ai reçu une invitation d’assister à l’inhumation de Catherin Fréron (3), et de plus une lettre anonyme d’une femme qui pourrait bien être la veuve ? Elle me propose de prendre chez moi la fille à Fréron, et de la marier, puisque, dit-elle, j’ai marié la petite-nièce de Corneille. J’ai répondu que si Fréron a fait le Cid, Cinna, et Polyeucte, je marierai sa fille incontestablement. Adieu, mon très cher ange ; je suis bien vieux et bien malade. Est-il vrai que M. de Sainte-Palaye est tout comme moi ?
1 – Les Lettres chinoises, indiennes, etc. (G.A.)
2 – Le chevalier de Lisle. (G.A.)
3 – Mort le 10 Mars. (G.A.)