FACÉTIE - De l'Encyclopédie
Photo de PAPAPOUSS
DE L’ENCYCLOPÉDIE.
- 1774 -
[Louis XV venait de mourir ; l’Encyclopédie n’était toujours que tolérée. Voltaire, ayant dédié à l’encyclopédiste d’Alembert sa tragédie de Don Pèdre, mit à la suite cet opuscule pour appeler l’attention du nouveau roi sur l’utilité du grand dictionnaire. Vain appel ! En 1776, les suppléments de l’Encyclopédie durent paraître encore sous la rubrique d’Amsterdam.] (G.A.)
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Un domestique de Louis XV me contait qu’un jour le roi son maître soupant à Trianon en petite compagnie, la conversation roula d’abord sur la chasse, et ensuite sur la poudre à tirer. Quelqu’un dit que la meilleure poudre se faisait avec des parties égales de salpêtre, de soufre et de charbon. Le duc de La Vallière mieux instruit, soutint que pour faire de bonne poudre à canon il fallait une seule partie de soufre et une de charbon, sur cinq parties de salpêtre bien filtré, bien évaporé, bien cristallisé.
Il est plaisant, dit le duc de Nivernois, que nous nous amusions tous les jours à tuer des perdrix dans le parc de Versailles et quelquefois à tuer des hommes ou à nous faire tuer sur la frontière, sans savoir précisément avec quoi l’on tue.
Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes les choses de ce monde, répondit madame de Pompadour ; je ne sais de quoi est composé le rouge que je mets sur mes joues, et on m’embarrasserait fort si on me demandait comment on fait les bas de soie dont je suis chaussée.
C’est dommage, dit alors le duc de La Vallière, que sa majesté nous ait confisqué nos dictionnaires encyclopédiques, qui nous ont coûté chacun cent pistoles : nous y trouverions bientôt la décision de toutes nos questions.
Le roi justifia sa confiscation : il avait été averti que les vingt et un volumes in-folio (1), qu’on trouvait sur la toilette de toutes les dames, étaient la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France et il avait voulu savoir par lui-même si la chose était vraie, avant de permettre qu’on lût ce livre. Il envoya sur la fin du souper chercher un exemplaire par trois garçons de sa chambre, qui apportèrent chacun sept volumes avec bien de la peine.
On vit à l’article Poudre (2), que le duc de La Vallière avait raison et bientôt madame de Pompadour apprit la différence entre l’ancien rouge d’Espagne dont les dames de Madrid coloraient leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle sut que les dames grecques et romaines étaient peintes avec de la pourpre qui sortait du murex, et que par conséquent notre écarlate était la poudre des anciens ; qu’il entrait plus de safran dans le rouge d’Espagne, et plus de cochenille dans celui de France.
Elle vit comme on lui faisait ses bas au métier ; et la machine de cette manœuvre la ravit d’étonnement. Ah ! le beau livre, s’écria-t-elle. Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de toutes les choses utiles pour le posséder seul, et pour être le seul savant de votre royaume ?
Chacun se jetait sur les volumes comme les filles de Lycomède sur les bijoux d’Ulysse ; chacun y trouvait à l’instant tout ce qu’il cherchait. Ceux qui avaient des procès étaient surpris d’y voir la décision de leurs affaires. Le roi y lut tous les droits de sa couronne. Mais vraiment, dit-il, je ne sais pourquoi on m’avait dit tant de mal de ce livre. Eh ! ne voyez-vous pas, sire, lui dit le duc de Nivernois, que c’est parce qu’il est fort bon ? On ne se déchaîne contre le médiocre et le plat en aucun genre. Si les femmes cherchent à donner du ridicule à une nouvelle venue, il est sûr qu’elle est plus jolie qu’elles.
Pendant ce temps-là on feuilletait ; et le comte de C… (3) dit tout haut : Sire, vous êtes trop heureux qu’il se soit trouvé sous votre règne des hommes capables de connaître tous les arts, et de les transmettre à la postérité. Tout est ici, depuis la manière de faire une épingle jusqu’à celle de fondre et de pointer vos canons ; depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand. Remerciez Dieu d’avoir fait naître dans votre royaume ceux qui ont servi ainsi l’univers entier. Il faut que les autres peuples achètent l’Encyclopédie, ou qu’ils la contrefassent. Prenez tout mon bien si vous voulez ; mais rendez-moi mon Encyclopédie.
On dit pourtant, repartit le roi, qu’il y a bien des fautes dans cet ouvrage si nécessaire et si admirable.
Sire, reprit le comte de C…, il y avait à votre souper deux ragoûts manqués ; nous n’en avons pas mangé, et nous avons fait très bonne chère. Auriez-vous voulu qu’on jetât tout le souper par la fenêtre, à cause de ces deux ragoûts ? Le roi sentit la force de la raison ; chacun reprit son bien : ce fut un beau jour.
L’envie et l’ignorance ne se tinrent pas pour battues ; ces deux sœurs immortelles continuèrent leurs cris, leurs cabales, leurs persécutions : l’ignorance en cela est très savante.
Qu’arriva-t-il ? Les étrangers firent quatre éditions (4) de cet ouvrage français proscrit en France, et gagnèrent environ dix-huit cent mille écus.
Français, tâchez dorénavant d’entendre mieux vos intérêts.
1 – Voltaire donne ici le chiffre que l’Encyclopédie devait atteindre et même qu’elle dépassa, puisque, avec les suppléments, elle forme vingt-deux volumes in-folio de texte. Quand il écrivait ces lignes on avait en main dix-sept volumes, et, au temps où se passe l’histoire, rien que sept. (G.A.)
2 – Le volume où se trouve l’article POUDRE ne parut qu’après la mort de la Pompadour. (G.A.)
3 – Coigny. (G.A.)
4 – Nous en connaissons trois : celle de Genève, celle de Lucques et celle de Livourne. (G.A.)