Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 135

Publié le par loveVoltaire

Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 135

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

533 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 8 Avril 1776.

 

 

 

          J’ai lu avec plaisir les lettres curieuses que vous avez bien voulu m’envoyer. J’ai beaucoup ri de l’anecdote sur Alexandre, apportée par Oléarius (1). L’abbé Pauw est tout vain de ce que ces lettres lui sont adressées ; il croit n’avoir aucune dispute avec vous pour le fond des choses ; il croit qu’il ne diffère de vos opinions sur les Chinois que de quelques nuances ; il croit que l’empire de la Chine remonte à la plus haute antiquité, qu’on y connaît les principes de morale, que les lois y sont équitables : mais il est aussi très persuadé qu’avec ces lois et cette morale les hommes sont les mêmes à Pékin qu’à Paris, à Londres et à Naples.

 

          Ce qui le révolte le plus contre cette nation, c’est l’usage barbare d’exposer les enfants, c’est la friponnerie invétérée dans ce peuple, ce sont les supplices plus atroces que ceux dont on ne se sert encore que trop en Europe.

 

          Je lui dis : Mais ne voyez-vous pas que le patriarche de Ferney suit l’exemple de Tacite ? Ce Romain, pour animer ses compatriotes à la vertu, leur proposait pour modèle de candeur et de frugalité nos anciens Germains, qui certainement ne méritaient alors d’être imités de personne. De même M. de Voltaire se tue de dire à ses Welches : Apprenez des Chinois à récompenser les actions vertueuses ; encouragez comme eux l’agriculture, et vous verrez vos landes de Bordeaux et votre Champagne-Pouilleuse, fécondées par vos travaux, produire d’abondantes moissons : faites de vos encyclopédistes des mandarins, et vous serez bien gouvernés. Si les lois sont uniformes et les mêmes dans tout le vaste empire de la Chine, ô Welches ! n’êtes-vous pas honteux de ce que dans votre petit royaume vos lois changent à chaque poste, et qu’on ne sait jamais par quelle coutume on est jugé ?

 

          L’abbé me répond que vous faites fort bien ; mais il prétend que la Chine n’est ni si heureuse ni si sage que vous le soutenez, et qu’elle est rongée par des abus plus intolérables que ceux dont on se plaint dans notre Occident.

 

          Il me semble donc que votre dispute se réduit à ceci : Est-il permis d’employer des mensonges officieux pour parvenir à de bonnes fins ? On pourra soutenir le pour et le contre, et sur cette question les avis ne se réuniront jamais.

 

          Pour moi, pauvre Achille, si tant y a, je ne suis invulnérable ni aux talons ni aux genoux, ni aux mains. La goutte s’est promenée successivement dans tout mon corps, et m’a donné une bonne leçon de patience. Il n’y a que ma tête qui est demeurée hors d’atteinte. A présent j’ai fait divorce avec cette harpie, et j’espère au moins d’en être délivré pour un temps. Il faut bien que notre frêle machine soit détruite par le temps qui absorbe tout. Mes fondements sont déjà sapés ; je défends encore la citadelle, et j’abandonne les ouvrages extérieurs à la force majeure, qui bientôt m’achèvera par quelque assaut bien préparé.

 

          Mais tout cela ne m’embarrasse guère, pourvu que j’apprenne que le Protée de Ferney a eu quelques succès contre l’inf…, qu’il éclaire encore la littérature, la raison, les finances, etc. Cela me suffit, et j’espère qu’il n’oubliera pas l’ex-jésuite de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

          Je reçois une lettre de ma nièce de Hollande (2), qui me marque qu’un mandarin chinois étant arrivé à La Haye, elle avait eu la curiosité de le voir et de lui parler par le moyen d’un interprète, qu’il passait pour être fort ignorant et pour avoir peu d’esprit. L’abbé Pauw triomphe de cette nouvelle. Je lui ai répondu qu’une hirondelle ne fait pas le printemps, et qu’il faut nécessairement, selon les lois éternelles de la nature, que sur une population de cent soixante millions d’âmes, dont vous gratifiez la Chine, il y ait au moins quatre-vingt-dix millions de bêtes et d’imbéciles, et que la mauvaise étoile de la Chine a voulu que précisément un être de cette espèce eût fait le voyage de Hollande. Si je ne l’ai pas assez réfuté, je vous abandonne le reste.

 

 

1 – Voyez la onzième des Lettres chinoises. (G.A.)

2 – Frédérique-Sophie-Wilhelmine, femme de Guillaume V, prince d’Orange. (G.A.)

 

 

 

 

 

534 – DU ROI

 

 

Potsdam, le 20 Avril 1776.

 

 

 

          L’abbé Pauw, qui marque une foi sincère pour toutes les relations des jésuites de la Chine, est sûr de la mort de l’empereur Kien-long, parce qu’ils l’ont annoncée. Pour moi, en qualité de rigide pyrrhonien je crois qu’il n’est ni mort ni vivant. La curiosité s’affaiblit avec l’âge ; l’on se resserre dans une sphère plus bornée. Walpole disait : J’abandonne l’Europe à mon frère (1), et ne me réserve que l’Angleterre. Moi, je me contente de ce qui s’est fait, de ce qui se fait, et de ce qui pourra arriver dans notre Europe.

 

          Louis XVI attire bien autrement ma curiosité que l’empereur Kien-long. J’ai lu un placet, ou plutôt un remerciement du pays de Gex (2), adressé à ce monarque ; et dans l’intérieur de mon âme, j’ai béni le bien que ce souverain a fait, ainsi que ceux qui lui ont donné d’aussi bons conseils. Le parlement aurait dû applaudir aux édits de son souverain, au lieu de lui faire des remontrances ridicules. Mais le parlement est composé d’hommes, et la fragilité des vertus humaines se cache moins dans les délibérations des grands corps, que dans les résolutions prises entre peu de personnes.

 

          Si notre espèce n’abusait pas de tout généralement, il n’y aurait point de meilleure institution que celle d’une compagnie qui eût droit de faire des représentations aux souverains sur les injustices qu’ils seraient au moment de commettre. Nous voyons en France combien peu cette compagnie pense au bien du royaume. M. Turgot a même trouvé dans les papiers de ses prédécesseurs les sommes qu’il en a coûté à Louis XV pour corrompre les conseillers de son parlement afin de leur faire enregistrer, sans opposition, je ne sais quels édits.

 

          Comme vos Français sont possédés de la manie anglicane, ils ont imité, en se laissant corrompre, ce qu’il y a de plus blâmable en Angleterre. Les républicains prétendent avoir le droit de vendre leur voix : mais des juges ! mais des gens de justice ! mais ceux qui se disent les tuteurs des rois !

 

          Pour nous autres Obotrites, nous sommes, en comparaison de l’Europe, ce qu’est une fourmilière pour le parc de Versailles. Nous accommodons nos petites demeures, nous nous pourvoyons de vivres pour l’hiver, nous travaillons et végétons dans le silence. Ma voisine la fourmi, le bon milord Maréchal, dont vous me demandez des nouvelles, a présentement quatre-vingt-six ans passés : il lit l’ouvrage du père Sanchez, De matrimonio, pour s’amuser ; et il se plaint que ce livre réveille en lui des idées qui le tracassent quelquefois. Comme il a quatre années de plus que le protecteur des capucins de Ferney, je me flatte que ce dernier pourrait bien encore nous donner de sa progéniture, pour peu qu’il le voulût (3).

 

          L’ex-jésuite de Sans-Souci (4) est toujours occupé à recouvrer ses forces, qui ne reviennent que lentement. Il a reçu des remarques sur la Bible (5), un ouvrage de morale, et un autre sur les lois : il soupçonne d’où ce présent peut lui venir. Ce ne sera qu’après la lecture de ces livres qu’il pourra juger s’il a bien rencontré, ou s’il a mal deviné ; et les remerciements s’ensuivront, comme de raison.

 

          J’implore tous mes saints, Ignace, Xavier, Lainez, etc., etc., pour qu’ils protègent le protecteur des capucins à Ferney, que leurs saintes prières prolongent ses jours, afin qu’il consomme le bel ouvrage qu’il a entrepris dans le pays de Gex, qu’il éclaire longtemps encore la France et l’univers, et qu’il n’oublie point l’ex-jésuite de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – Horace Walpole, qui fut ambassadeur en France, et ministre plénipotentiaire dans les Provinces-Unies. (G.A.)

2 – Voyez les Remontrances du pays de Gex. (G.A.)

3 – Edition de Berlin : « Et ce serait une bonne œuvre. » (G.A.)

4 – Frédéric lui-même. (G.A.)

5 – La Bible enfin expliquée. (G.A.)

 

 

 

 

 

535 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 21 Mai 1776.

 

 

 

          Sire, vous allez être étonné en jetant les yeux sur la petite brochure (1) que j’envoie à votre majesté : devineriez-vous qu’elle est de monsieur le landgrave de Hesse ? Son génie s’est déployé depuis qu’il est devenu votre neveu, et qu’il a lu vos ouvrages. Je ne sais pas positivement s’il avoue ce petit livre ; mais je sais certainement qu’il est de lui ; c’est un tableau qu’on reconnaîtra aisément pour être d’un peintre de votre école. Vous avez fait naître un nouveau siècle, vous avez formé des hommes et des princes. Dans combien de genres votre nom n’étonnera-t-il pas la postérité !

 

          Nous avons grand besoin que votre majesté philosophique règne longtemps ; nous avions chez les Welches deux ministres philosophes (2), les voilà tous deux à la fois exclus du ministère ; et qui sait si les scènes des La Barre et des d’Etallonde ne se renouvelleront pas dans notre malheureux pays ! La raison commence à se faire un parti si nombreux, que ses ennemis se mettent sous les armes, et on sait combien ces armes sont dangereuses. Il faudra que cette malheureuse raison vienne se réfugier dans vos Etats avec ses disciples, comme les protestants vinrent chercher un asile chez le roi votre grand-père. Depuis que je suis au monde, je n’ai vu cette raison que persécutée ; je la laisserai sans doute dans le même état ; mais je me consolerai en me flattant qu’elle a un appui inébranlable dans le héros qui a dit (3) :

 

Mais, quoique admirateur d’Alexandre et d’Alcide,

J’eusse aimé mieux pourtant les vertus d’Aristide.

 

          Je me mets aux pieds de l’Alcide et de l’Aristide de nos jours.

 

 

1 – Pensées diverses sur les princes, Lausanne, 1776. (G.A.)

2 – Turgot et Malesherbes. (G.A.)

3 – Dans l’Epître à mon esprit. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

Commenter cet article