Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1775 - Partie 132
Photo de PAPAPOUSS
523 – DU ROI
A Potsdam, le 5 Décembre 1775.
Je vous ai mille obligations de la semence que vous avez bien voulu m’envoyer (1). Qui aurait dit que notre correspondance roulerait sur l’art de Triptolème, et qu’il s’agirait entre nous deux qui cultiverait le mieux son champ ? C’est cependant le premier des arts, et sans lequel il n’y aurait ni marchands ni rois, ni courtisans, ni poètes, ni philosophes. Il n’y a de vraies richesses que celles que la terre produit. Améliorer ses terres, défricher des champs incultes, saigner des marais, c’est faire des conquêtes sur la barbarie, et procurer de la subsistance à ces colons qui, se trouvant en état de se marier, travaillent gaiement à perpétuer l’espèce, et augmentent le nombre des citoyens laborieux.
Nous avons imité ici les prairies artificielles des Anglais ; ce qui réussit très bien, et a fait augmenter nos bestiaux d’un tiers. Leur charrue et leur semoir n’ont pas eu le même succès : la charrue, parce qu’en partie nos terres sont trop légères ; le semoir, parce qu’il est trop cher pour le peuple et pour les paysans.
En revanche nous sommes parvenus à cultiver la rhubarbe dans nos jardins ; elle conserve toutes ses propriétés, et ne diffère point, pour l’usage, de celle qu’on fait venir des pays orientaux.
Nous avons gagné cette année dix mille livres de soie, et l’on a augmenté les ruches à miel d’un tiers.
Ce sont là les hochets de ma vieillesse, et les plaisirs qu’un esprit, dont l’imagination est éteinte, peut goût encore. Il n’est pas donné à tout le monde d’être immortel comme vous. Notre bon patriarche est toujours le même. Pour moi, j’ai déjà envoyé une partie de ma mémoire, le peu d’imagination que j’avais, et mes jambes, sur les bords du Cocyte. Le gros bagage prend les devants, en attendant que le corps de bataille le suive. C’est une disposition d’arrière-garde à laquelle Feuquières (2) et M. de Saint-Germain donneraient leur approbation.
J’espère que vous continuerez de me donner de bonnes nouvelles de votre santé, qui certainement ne m’est pas indifférente, et que vous vous souviendrez quelquefois du solitaire de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Né en 1648, mort en 1711. Dans la guerre de 1688, il avait, comme Saint-Germain dans la guerre de Sept-ans, sauvé les débris d’armées battues. (G.A.)
2 – C’était le titre du journal qi se publiait à Clèves. (G.A.)
524 – DU ROI
13 Décembre 1775.
Le courrier du Bas-Rhin (1) écrit de Clèves souvent des sottises, et rarement de bonnes choses ; on s’est borné jusqu’ici à contenir sa plume, quelquefois trop hardie, sur le sujet des souverains. Comme je ne lis point ces feuilles j’ignore parfaitement leur contenu (2). S’il s’est avisé de faire l’apologie des juges et du procès de ce malheureux La Barre, il donnera au public une mauvaise opinion de son caractère moral, ou de son jugement ; il était permis chez les Romains de plaider les causes d’accusés dont le crime était douteux, mais les avocats abandonnaient celles des scélérats. Hortensius se désista de la défense de Verrès convaincu de méchantes actions, et Cicéron nous apprend qu’il abandonna, par la même raison, un esclave d’Oppianicus, pour lequel il avait commencé à plaider. Je ne puis citer de plus illustres exemples au gazetier de Clèves que ceux de deux consuls romains ; pour les égaler, il faudra qu’il se résolve à chanter la palinodie, et j’espère que les ministres auront assez de crédit sur lui pour qu’il prenne généreusement le parti de se rétracter. Morival est à Berlin, où il étudie la géométrie et la fortification chez un habile professeur ; il pourra fournir le mémoire aux ministres, qui s’en serviront pour condamner les mensonges du gazetier.
Mais vous me demandez des nouvelles de ma santé, et vous ne m’en donnez pas de la vôtre. Cela n’est pas bien. Je n’ai que la goutte, qu’on chasse par le régime et la patience ; mais malheureusement vous avez été atteint d’un mal plus dangereux. Vous croyez qu’on ne prend qu’un intérêt tiède à votre santé ; cela vous trompe. Il y a quelques bons esprits qui craignent avec moi que le trône du Parnasse ne devienne vacant. J’ai reçu une lettre de Grimm, qui vous a vu : cette lettre ne me rassure pas assez ; il faut que le vieux patriarche de Ferney m’écrive qu’il se trouve soulagé, et qu’il me tranquillise lui-même. Croyez que vous me devez cette consolation, comme à celui de tous vos admirateurs qui vous rend le plus de justice. Vale. FÉDÉRIC.
1 – On n’a pas la lettre où Voltaire dénonce le journaliste. (G.A.)
2 – Posidonius. (G.A.)
525 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 21 Décembre 1775.
Sire, il n’y a jamais eu ni de roi ni de goutteux plus philosophe que vous. Il faut que vous soyez comme celui (1) qui disait : Non, la goutte n’est point un mal. Vos réflexions sur cette machine, qui a, je ne sais comment la faculté d’éternuer par le nez, et de penser par la cervelle, valent mieux que tout ce que les docteurs en grec et en hébreu ont jamais dit sur cette matière.
Votre majesté est actuellement dans le cas de Xénophon, qui s’occupait de l’agriculture dans le loisir de la paix. Mais ce n’est pas après une retraite de dix mille, c’est après des victoires de cinquante mille.
Je crois que vous aurez un peu de peine à faire produire à votre sablonnière du Brandebourg d’aussi riches moissons que celles des plaines de Babylone, quoique à mon avis vous valiez beaucoup mieux que tous les rois de ce pays-là. Mais du moins vos soins rendront la Marche, et la nouvelle Marche, et la Poméranie, plus fertiles que le pays de Salomon, qu’on appela si mal à propos la terre promise, et qui était encore plus sablonneux que le chemin de Berlin à Sans-Souci.
Votre majesté est trop bonne de daigner jeter les yeux sur mes petits travaux rustiques. Elle m’encourage en m’approuvant. Je n’ai qu’un petit coin e terre à défricher, et encore est-il un des plus mauvais de l’Europe. Vous daignez encourager de même ma chétive faculté intellectuelle, en me persuadant qu’une demi-apoplexie n’est qu’une bagatelle : je ne savais pas que votre majesté eût jamais eu affaire à un pareil ennemi. Vous l’avez vaincu comme tous les autres, et vous triomphez enfin de la goutte qui est plus formidable. Vous tendez une main protectrice du haut de votre génie à ma petite machine pensante : je serai assez hardi, dans quelque temps, pour mettre à vos pieds des lettres assez scientifiques, assez ridicules, que j’ai pris la liberté d’écrire à M. Pauw, sur ses Chinois, ses Egyptiens, et ses Indiens (2).
La barbare aventure du général Lally, le désastre et les friponneries de notre compagnie des Indes, m’ont mis à portée de me faire instruire de bien des choses concernant l’Inde et les anciens brachmanes. Il m’a paru évident que notre sainte religion chrétienne est uniquement fondée sur l’antique religion de Brama. Notre chute des anges qui a produit le diable, et le diable qui a produit la damnation du genre humain, et la mort de Dieu pour une pomme, ne sont qu’une misérable et froide copie de l’ancienne théologie indienne. J’ose assurer que votre majesté trouvera la chose démontrée.
Je ne connais point M. Pauw. Mes lettres sont d’un petit bénédictin tout différent de M. Pernetti (3). Je trouve ce M. Pauw un très habile homme, plein d’esprit et d’imagination ; un peu systématique à la vérité, mais avec lequel on peut s’amuser et s’instruire.
J’espère mettre, dans un mois ou deux, ce petit ouvrage de saint Benoît à vos pieds.
On me mande qu’on a imprimé à Berlin une traduction fort bonne (3) d’Ammien-Marcellin, avec des notes instructives : comme cet Ammien-Marcellin était contemporain du grand Julien, que nos misérables prêtres n’osent plus appeler apostat, souffrez, sire, que je prenne une liberté avec celui auquel il n’ a manqué, selon moi, pour être en tout très supérieur à ce Julien, que de faire à peu près ce qu’il fit, et que je n’ose pas dire (4).
Cette liberté est de supplier votre majesté d’ordonner qu’on m’envoie par les Michelet et Gérard un exemplaire de cet ouvrage. Je vous demande très humblement pardon de mon impudence ; tout ce qui regarde de Julien m’est précieux, mais vos bontés me le sont bien davantage.
Je me mets à vos pieds plus que jamais ; je me flatte qu’ils ne sont plus enflés du tout.
1 – Voyez les Lettres chinoises, indiennes et tartares. (G.A.)
2 – Ex-bénédictin, conservateur de la bibliothèque de Berlin. (G.A.)
3 – Par de Moulines, né à Berlin en 1728, mort en 1802. (G.A.)
4 – C’était de détruire la religion chrétienne. (G.A.)