CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 28

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 28

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à M. d’Étallonde de Morival.

 

A Ferney, 27 Décembre 1775.

 

 

          Mon cher ami, vous ne m’avez point accusé la réception de deux paquets de graine pour sa majesté (1). Vous ne m’avez rien écrit au sujet des impertinences de la Gazette du Bas-Rhin (2). Je vous ai mandé que j’avais instruit sa majesté de cette affaire. Je dois vous dire, de plus, que l’avocat célèbre qui avait écrit en faveur des jeunes gens coaccusés est le seul qui soit pleinement instruit des malversations horribles qui furent commises dans Abbeville. Il dit qu’elles furent portées à un excès inconcevable, et il compte dévoiler tous ces mystères d’iniquité dans un mémoire qui servira beaucoup à la réforme de la jurisprudence.

 

          Le présent ministère, sous lequel nous avons le bonheur de vivre, a fort à cœur cette réforme nécessaire. On y travaillera avec le plus grand zèle, et l’abominable mort de votre ancien ami ne sera pas oubliée. C’est tout ce que peut vous mander pour le présent un pauvre malade qui n’en peut plus, et qui vous est très attaché.

 

 

1 – Le roi de Prusse. (G.A.)

2 – Elle avait fait l’apologie des juges de La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

27 Décembre 1775 (1).

 

 

          Mon cher ange s’est-il aperçu qu’un jeune homme comme moi est bien volage, qu’il court de plaisir en plaisir, et qu’il néglige ceux auxquels il est le plus tendrement attaché ?

 

          Je ne sais si vous avez la grippe qui court tout le royaume, et qui a bien molesté notre petit pays, quoiqu’il ne soit plus des cinq grosses fermes.

 

          J’ai peur pour madame de Saint-Julien, qui n’a pas la poitrine aussi bonne que le cœur, et qui ne m’a point écrit depuis un mois.

 

          J’ai écrit à M. le maréchal de Duras en conséquence de ce que vous aviez eu la bonté de me mander (2) ; il m’a répondu de la manière la plus satisfaisante. Joignez-vous à moi, je vous en prie, mon cher ange, et daignez faire valoir mes remerciements, surtout recevez les miens ; car c’est vous qui avez tout fait, selon votre louable et généreuse coutume.

 

          Je crois bien que la chose peut fournir un assez beau spectacle à Versailles, et que le parlement de Rome peut frapper les yeux, en robe rouge ; mais je doute fort que Cicéron puisse plaire beaucoup au milieu des bals et du carnaval.

 

          Je pourrais dans quelque temps vous envoyer des bagatelles qui ne vous amuseraient pas davantage, mais qui pourtant pourraient vous inspirer quelque curiosité : il faut s’amuser jusqu’au dernier moment ; vous savez que mes derniers moments doivent vous être consacrés.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Il s’agissait de faire jouer à Versailles Rome sauvée. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

28 Décembre 1775.

 

 

          Je suis très sensible, monsieur, à tout ce que vous voulez bien me communiquer. Je suis aussi étonné que vous des cinquante-quatre mille livres de dédommagement que les fermiers-généraux demandent. J’ai représenté cette énorme disproportion, non seulement à M. le contrôleur général et à M. de Trudaine, mais à ceux qui ont travaillé sous leurs ordres. J’ai insisté vivement ; je m’y suis pris de toutes les façons. Je n’ai pu faire réduire l’indemnité qu’à trente mille livres ; c’était une affaire de conciliation. On ne pouvait forcer les fermiers à se désister des droits stipulés dans leur bail ; il a fallu composer avec eux ; nous sommes encore trop heureux d’en être quittes pour trente mille livres.

 

          Si vous pouvez parvenir, monsieur, à faire un bon traité avec la compagnie hasardeuse et hasardée qui offre de vous rendre les trente mille livres, la province aura fait un marché avantageux auquel elle ne devait pas s’attendre. C’est à vos bons offices, à votre prudence et à vos lumières qu’on devra ce nouvel arrangement.

 

          Il me paraît qu’une compagnie peut se mettre en état de vous payer les trente mille livres en se procurant des gains que les états ne pourraient jamais faire ; mais enfin l’établissement de cette compagnie me semble bien délicat, et il n’y a que vous qui puissiez la protéger et la conduire.

 

          Il me paraît bien difficile que, du 23 décembre au 1er janvier, l’affaire de l’affranchissement puisse être consommée, et que les employés nous donnent notre liberté pour nos étrennes. Cependant M. l’intendant ne pourrait-il pas proposer qu’on les renvoyât toujours à bon compte, le jour de la Circoncision, attendu qu’ils sont un peu juifs ?

 

          On dit que le capitaine général de cette armée a déjà reçu un ordre de Belley d’aller marquer de nouveaux camps. Si cela est, voilà une administration toute nouvelle à laquelle vous allez travailler dès ce moment, et il faudra que tout change dans le pays de Gex ; mais il ne sera pas aisé de faire changer de nature notre sol, nos vents, et nos neiges.

 

 

 

 

 

à M. de la Folie.

 

Au château de Ferney, 29 Décembre 1775 (1).

 

 

          Le malade de Ferney, qui n’a d’autre prétention, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, que celle de mourir en paix, remercie très sensiblement le philosophe sans prétention (2) qui lui a fait l’honneur de lui présenter son livre. Si l’auteur n’a pas eu la prétention de plaire, il a été directement contre son but. Le vieux malade est pénétré de reconnaissance pour le philosophe qui lui a fait un présent si agréable. Il a l’honneur d’être, avec tous les sentiments qu’il lui doit, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le Philosophe sans prétention, ou l’Homme rare. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

Ferney, 29 Décembre 1775 (1).

 

 

          Quoi qu’on die, je veux encore importuner monseigneur le contrôleur général ; je veux lui dire combien je lui suis obligé d’avoir daigné me rassurer par sa lettre du 17. Il est plus clair qu’il fait le bien d’une province, sans faire le plus petit mal à personne.

 

          L’abolition des corvées est un bienfait inestimable, dont la France lui saura gré à jamais. Si les autres biens qu’il prépare sont aussi praticables, les noms de Colbert et de Sully seront oubliés.

 

          Je ne prends pas la liberté de lui souhaiter une bonne année, c’est lui qui la donne. J’ose encore me flatter que cette année 1776 commencera pour nous par la retraite des soixante rois (2).

 

          Si le vieux malade pouvait aller à sa paroisse, il y entonnerait le Te Deum ; il le chante dans son lit. Il présente sa tendre et respectueuse reconnaissance au bienfaiteur du royaume.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Les fermiers-généraux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Morellet.

 

A Ferney, 29 Décembre 1775.

 

 

          Je commence, monsieur, par vous demander des nouvelles de votre procès de Rome, et puis je vous parlerai de notre procès de Gex, dont vous voulez bien être le rapporteur. Je dirai toujours que MM. les fermiers-généraux ont demandé de nous une somme un peu trop forte, mais que nous sommes très heureux d’en être quittes pour trente mille livres, grâce aux bontés de M. le contrôleur général. Il vivifie tout d’un coup notre petite province ; il en sera autant du reste du royaume. L’abolition des corvées est surtout un bienfait que la France n’oubliera jamais.

 

          Dites-moi, je vous prie, si le commencement de l’année 1776 serait un temps convenable pour demander l’abolition de la mainmorte, après avoir obtenu l’abolition des bureaux des fermes. Le goût de la liberté augmente à mesure qu’on en jouit ; mais ce n’est pas pour nous que nous présenterions cette requête ; ce serait pour la Franche-Comté et pour quelques autres endroits du royaume, où la nature humaine est encore écrasée par la tyrannie féodale. Quel insupportable opprobre, mon cher philosophe, que de voir, à deux pas de chez moi, trente à quarante mille hommes de six pieds de haut, esclaves de quelques moines, et beaucoup plus esclaves que s’ils étaient tombés entre les mains de messieurs de Maroc et d’Alger ? Songe-t-on combien il est ridicule et horrible, préjudiciable à l’Etat et au roi, honteux pour la nature humaine, que des hommes très utiles et très nombreux soient esclaves d’un petit nombre de faquins inutiles ? Cela peut-il se souffrir après tant de déclarations de nos rois qui ont voulu que la servitude fût détruite, et que leur royaume fût celui des Francs ?

 

          Nous avons un projet d’édit sous Louis XIV, minuté par le bisaïeul de M. de Malhesherbes, pour détruire la mainmorte, en indemnisant les seigneurs féodaux. Qui pourra s’opposer à cette entreprise, si M. de Malesherbes et M. Turgot veulent la faire réussir ?

 

          On propose, dit-on, beaucoup de nouveautés. Y en aura-t-il une aussi belle que celle de faire rentrer la nature humaine dans ses droits ? Mandez-moi, je vous prie, ce que vous en pensez.

 

Ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici.

 

                                                                  HOR., Art. Poet.

 

          Un M. l’abbé de Lubersac, vicaire général de Narbonne, etc., vient de m’envoyer un grand in-folio sur tous les monuments faits et à faire, et surtout un grand arc de triomphe à la gloire de Louis XVI. Je ne connais point d’arc de triomphe comparable à celui dont je vous parle. Vous devriez bien en faire un sujet de conversation avec M. Turgot. N’oubliez pas, je vous prie, de lui dire que notre petit pays le bénit, comme le royaume en entier le bénira.

 

          Je vous demande aussi en grâce de vous souvenir de moi auprès de M. de Trudaine ; je suis pénétré de ses bontés.

 

          Avez-vous vu madame de Saint-Julien ? Je vous avais envoyé, il y a longtemps, un mémoire pour lui être communiqué ; mais tous nos mémoires deviennent aujourd’hui inutiles. Je crois la franchise du pays de Gex consommée, et que nous n’avons plus rien à faire qu’à chanter des Te Deum.

 

          Au reste, je ne sais rien de ce qui se passe à Paris : je ne sais pas même qui succédera dans l’Académie au frétillant abbé de Voisenon.

 

 

 

 

à M. l’abbé Belloney.

 

A Ferney,… Décembre 1775 (1).

 

 

          L’ode que vous avez bien voulu m’envoyer, monsieur, contient autant de vérités que de vers ; j’entends de ces pensées morales et philosophiques ; car, pour les choses flatteuses qui me regardent, ce ne sont que des politesses dictées par l’indulgence. Vous m’envoyez la lire d’Amphion, dont j’avais très grand besoin pour bâtir, avec quelques-uns de mes amis, une petite ville assez jolie que je construis dans ma retraite, et que le gouvernement daigne protéger.

 

          Je ne renonce pas encore aux bonnes digestions et au sommeil que vous me conseillez : ce sont deux excellentes choses ; mais elles ne dépendent pas de nous. Il est en notre pouvoir de défricher des campagnes incultes et de bâtir des maisons dans des déserts ; mais ne dort pas qui veut. Je suis persuadé, monsieur, que votre goût et vos talents ne vous permettent guère de dormir ; ce qui est très sûr, c’est que vos vers n’endormiront jamais personne.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. On ne sait pas au juste la date de ce billet et du suivant. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Belloney.

 

Ferney, … Décembre 1775 (1).

 

 

          Votre prose et vos vers pleins d’agréments sont, monsieur, la condamnation de mon silence ; mais les maladies qui affligent ma vieillesse sont mon excuse. Je vois que vous cultivez les belles-lettres et la philosophie. Je ne mène plus qu’une vie languissante, et j’ai à peine la force de vous dire combien vous m’intéressez à vos succès.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tissot (1).

 

 

 

          On exige, monsieur, que je fasse des démarches en faveur d’une dame Dhuc, de Béthusy, dont le mari vient de mourir en Saxe d’une mort fort extraordinaire. Je me souviens d’avoir donné à dîner, il y a cinq ou six ans, à ce M. Dhuc, qui était un marchand de Lyon, retiré auprès de Lausanne.

 

          On m’assure que vous avez été leur médecin, et que vous êtes très bien informé de leurs affaires.

 

          Ils avaient une petite maison de campagne auprès de Lausanne, nommée Béthusy, et ils ont pris en Saxe le nom de comte et comtesse de Béthusy.

 

          Ce marchand étant mort empoisonné, on soupçonna la veuve et un de ses parents nommé C., qui avait obtenu un titre de colonel en Pologne, sans avoir servi.

 

          Ce M.C., après la mort du marchand, se chargea alors d’aller voir à Lausanne si le défunt avait fait un testament ; il devait accompagner à Lausanne un fils du défunt. N’ayant point d’argent pour partir, il prit quelques diamants de la veuve, la montre, la bague, la tabatière et le pommeau d’or de la canne du décédé. Mais, en partant, il dit à la veuve : « Je ne puis me résoudre à aller à Lausanne ; j’ai pensé y être roué pour vous ; je ne veux plus m’exposer à ce danger. »

 

          Après avoir tenu ce discours, il prit la route de Berlin, au lieu de prendre celle de la Suisse. Il fut arrêté, mis aux fers à Berlin, conduit en Saxe, et on instruit actuellement le procès criminel de ce colonel polonais et de cette marchande comtesse de Béthusy.

 

          On m’assure que ce propos de M. C. : « J’ai manqué d’être roué pour vous à Lausanne, » n’est pas aussi criminel qu’il paraît l’être, et que ces paroles n’ont de rapport qu’à une insulte qu’on voulut faire à Lausanne, à la prétendue comtesse, dont ce M.C. avait pris la défense. On m’ajoute que vous êtes très instruit de cette affaire.

 

          C’est donc à vous, monsieur, que je m’adresse avec confiance, pour avoir quelque lumière. Je ne dois m’intéresser à une telle aventure, et implorer la protection des puissances en faveur des accusés, que lorsque je serai entièrement au fait et que j’aurai des preuves de leur innocence. C’est ainsi que j’en ai usé dans les terribles aventures des Sirven et des Calas.

 

          Pardonnez-moi donc mon importunité ; faites-moi connaître la vérité, dont vous devez être instruit, et soyez persuadé de l’estime infinie et de tous les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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