CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 21
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à M. de Vaines.
11 Octobre 1775.
Il est bien doux, monsieur, de vous avoir obligation : c’est un des plus grands plaisirs que je puisse ressentir dans l’affaire du pays de Gex.
Je suis bien indigné de tous les désappointements qu’on fait essuyer à M. de La Harpe. Mais il n’est pas le seul que la rage de l’envie persécute. J’espère qu’à la fin M. de la Harpe fera comme certains hommes d’Etat : Ponet inimicos suos scabellum pedum surorum. Pour moi, monsieur, je me jette de loin entre vos bras avec toute la reconnaissance imaginable.
à M. le marquis de Courtivron (1)
12 Octobre 1775.
Monsieur, je suis aussi touché qu’honoré de votre souvenir. Il est vrai que les libraires de Genève, qui sont les maîtres chez eux dans leur petit pays démocratique, viennent tout récemment d’imprimer une nouvelle édition immense d’ouvrages qu’on m’impute (2).
Je ne me souviens point du tout de cette petite inscription que j’avais faite (3), il y a si longtemps, pour l’île de Malte, chez M. le bailli de Froulay ; mais, tout vieux que je suis, je n’ai point perdu la mémoire des bons ouvrages que vous avez faits pour l’Académie des sciences.
Il est très vrai que jamais Louis XIV ne tint ni ne put tenir le propos si déplacé que le président Hénault lui impute dans une audience donnée au comte de Stairs (4). Le président Hénault m’avoua lui-même que cette anecdote était très fausse, mais que, l’ayant imprimée, il n’aurait pas le courage de se rétracter. J’aurais eu ce courage à sa place. Pourquoi ne pas avouer qu’on s’est trompé ? J’ai l’honneur d’être, avec l’estime la plus respectueuse, etc.
1 – Mort en 1785. (G.A.)
2 – Edition de 1775 en quarante volumes. (G.A.)
3 – Voltaire la fit en examinant le plan des fortifications de cette île chez l’ambassadeur de la religion ; la voici :
Ce rocher sourcilleux, que défend la vaillance,
Est le rempart de Rome et l’écueil de Byzance.
(Note d’Auger.)
4 – Voyez le Siècle de Louis XIV, chap. XXIII. (G.A.)
à M. Doigny du Ponceau.
A Ferney, 12 Octobre 1775.
La ville du Mans, monsieur, n’avait point passé jusqu’ici pour être la ville des bons vers. Vous allez lui donner un éclat auquel elle ne s’attendait pas (1) ; vous faites parler un Nègre comme j’aurais voulu faire parler Zamore. Vous m’adressez des vers charmants, et l’Académie a dû être très contente de ceux que vous lui avez envoyés. Je suis fâché seulement que les habitants de la Pensylvanie, après avoir longtemps mérité vos éloges, démentent aujourd’hui leurs principes en levant des troupes contre leur mère-patrie mais vos vers n’en sont pas moins bons. Ils étaient faits apparemment avant que la Pensylvanie se fût ouvertement déclarée contre le parlement d’Angleterre. Ils méritent toujours l’éloge que vous leur donnez d’avoir rendu la liberté à la plupart des Nègres qui servaient chez eux. Vous pensez et vous écrivez avec autant d’humanité que de force. Agréez, monsieur, tous les sentiments d’estime et de reconnaissance avec lesquels un malade de quatre-vingt-deux ans a l’honneur d’être, etc.
1 – Doigny avait envoyé à Voltaire le Discours d’un Nègre à un Européen, pièce de vers qui avait concouru pour le prix de l’Académie. (GA.)
à M. François de Neufchâteau.
A Ferney, 14 Octobre 1775 (1).
Le vieux malade de Ferney, monsieur, ira bientôt trouver votre ami que la mort vous a enlevé. Je suis fâché de faire ce voyage, sans avoir eu le bonheur de vous embrasser dans ma retraite ; soyez persuadé de mon estime, de mon amitié et de mes regrets.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Béguillet.
Ferney, le 14 Octobre 1775.
Quoique je sois plus près, monsieur, d’avoir besoin des menuisiers qui font des bières que des charpentiers qui font des moulins, je vous suis pourtant très obligé du Manuel du Meunier et du Charpentier, que vous m’apprenez avoir fait imprimer par ordre du ministère, et avoir présenté au roi, et dont vous avez la bonté de m’envoyer un exemplaire. Je vois que vous êtes un citoyen zélé et instruit, et que le bien public est votre passion. Le public, il est vrai, ne récompense pas toujours ceux qui le servent ; mais votre courage égale vos bonnes intentions, et vous m’intéressez à vos succès. Je ne suis pas en état de faire usage de vos instructions : la situation du petit coin de terre que j’habite ne me permet pas d’y bâtir des moulins. Je n’en suis pas moins sensible à l’attention dont vous m’avez honoré. Je vous prie d’être persuadé de toute l’estime et de toute la reconnaissance avec lesquelles j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
à Madame de Saint-Julien.
16 Octobre 1775 (1).
Notre protectrice pousse ses bontés jusqu’à m’envoyer aujourd’hui du vin de Bourgogne par un médecin ; c’est, je crois, la première fois que la faculté s’est chargée de pareilles recettes.
Je commence en vous remerciant, madame, par goûter de votre julep, qui est excellent. Tous les biens m’arrivent à la fois par vos bontés ; car M. Turgot me fait l’honneur de me mander que la destinée de notre petit pays est toute arrangée. Il ne parle que de vous dans sa lettre, et des prix que vous remportez à l’arquebuse, et de la bienveillance dont vous honorez notre petit pays. Il daigne m’assurer qu’incessamment tout sera consommé. Grâces vous soient rendues, madame, et puisse M. de Trudaine achever au plus vite ce qu’il a si bien commencé, afin que toutes les formalités soient observées, et que notre pays soit délivré de MM. les commis, qui sont plus importuns que jamais !
Je me croirais heureux si j’avais de la santé. Je vous dois le bonheur de la patrie que je me suis faite. Mais vous, madame, êtes-vous aussi heureuse que vous méritez de l’être ? Permettez-moi de vous demander si tous vos arrangements ont réussi. Restez-vous dans votre maison de la rue de Richelieu Passez-vous vos journées à la chasse ou dans votre lit ? Avez-vous secouru quelque autre province depuis que je n’ai reçu de vos lettres ? Allez-vous à la Comédie, à l’Opéra ? Soupez-vous avec trente personnes en tête-à-tête ? Comment gouvernez-vous M. de Richelieu ? Pardonnez-moi toutes mes questions. Est-il vrai qu’il y ait une forte et dangereuse cabale contre M. Turgot ? Je veux bien croire qu’il y a des gens qui craignent sa probité et son génie, mais je ne crois personne en état de le déposséder ou de le remplacer. On nous avait mandé sur son compte les nouvelles les plus fausses et les plus ridicules : votre Paris est plein de langues et d’oreilles ; mais pour de bons yeux, il n’y en a guère.
Je voulais vous parler de votre clergé ; mais j’aime mieux vous remercier d’avoir obtenu pour moi du bois de chauffage. Comment avez-vous pu vous souvenir de cette bagatelle ? Vous n’oubliez rien ; vous êtes essentielle dans les petites choses comme dans les grandes.
Je n’ose plus écrire à madame de Gouvernet la douairière, puisqu’elle n’a pas reçu ma lettre. Je lui souhaite la santé que je n’ai point, le repos que quelques personnes veulent m’ôter, et une très longue vie. Agréez, madame, mon tendre respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
18 Octobre 1775 (1).
Pardon de tant de lettres ; mais je reçois celle du 8 de notre protectrice. M. du Muy est mort, la nuit du 10 au 11. Je ne sais pas quand je mourrai, mais je sais que je souhaite que M. le duc de Choiseul reprenne le sceptre de la guerre qu’il tenait si bien. Je n’ai nul intérêt à la chose ; mais ce que j’en dis est par intérêt pour la France. Si vous lui écrivez, madame, je vous supplie de lui dire un petit mot de mes vœux et de mon espérance.
J’ai encore une grâce à vous demander, c’est de vouloir bien me dire les propres paroles que le roi a répondues à la harangue de M. l’archevêque de Toulouse ; vous me ferez le plus sensible plaisir : vous savez comme je suis curieux.
A l’égard de M. Turgot, je regarde l’affaire de ma petite patrie comme faite : un fermier-général assure que sa compagnie ne fera aucune démarche ni aucune représentation. Moi, je vous fais, madame, mille remerciements, et je finis ma lettre en hâte pour qu’elle parte aujourd’hui. Vous savez combien je suis pénétré de reconnaissance et de respect pour vous ; ainsi je ne vous en dis mot.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Vaines.
A Ferney, 22 octobre 1775.
Vous m’avez fait un plaisir extrême, monsieur, de m’envoyer la copie de la belle lettre de M. Turgot. Elle est d’un philosophe qui est votre ami. On n’écrivait pas ainsi autrefois. J’ai toujours mes détracteurs. Il y a des gens qui prétendent que j’ai eu ce matin une attaque d’apoplexie. Je ne crois pas cette médisance entièrement décidée ; mais j’avoue que j’en suis véhémentement soupçonné.
Je prie M. de La Harpe de se préparer à prendre ma place. Je vous souhaite, monsieur, de tout mon cœur des jours plus longs et plus heureux que les miens.
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 22 Octobre 1775 (1).
J’ai été, madame, ce dimanche 22, dans un état qui ne m’a guère laissé la liberté de vous dire combien je suis pénétré de vos bontés. Un homme d’une taille aussi légère que la mienne ne devait pas s’attendre à une espèce d’apoplexie. Je viens d’en tâter pour la rareté du fait.
Je venais d’écrire à M. le marquis de la Tour-du-Pin, votre frère, et je vous remerciais tous deux de m’avoir accordé la permission de me chauffer, lorsque j’ai été attaqué sur-le-champ, comme si j’étais un gros personnage. Cabanis dit que ce n’est qu’une bagatelle, qu’il ne faut pas s’étonner pour si peu de chose. Ma tête tourne, mon cœur est pénétré pour vous de la plus tendre et de la plus respectueuse reconnaissance ; c’est tout ce que peut dire aujourd’hui le pauvre homme de quatre-vingt-deux ans.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à S.A.S. LE PRINCE DE ***
Ferney, 24 Octobre 1775 (1).
Monseigneur, j’ai hésité longtemps si je prendrais la liberté d’envoyer la lettre ci-jointe à V. A.S. J’ai craint aussi de manquer à mon devoir, en ne vous l’envoyant pas. J’ai pensé que peut-être la personne qui a écrit cette requête avait des raisons qui pourraient l’autoriser, ou du moins l’excuser.
J’ai cru même que vous pouviez me savoir mauvais gré de n’avoir pas osé vous présenter une occasion d’exercer votre inclination bienfaisante. Enfin, pressé par la personne dont je vous envoie la lettre, je me rends à ce qu’elle exige de moi, sans examiner le moins du monde quel droit elle peut avoir de prendre cette liberté avec V.A.S., ni pourquoi elle m’a choisi pour confident d’une demande si extraordinaire.
Quelque parti que vous preniez, je garderai le secret ; quelque chose que vous m’ordonniez sur cette petite affaire singulière, j’obéirai très ponctuellement, et personne n’en saura jamais rien, pas même sa mère.
Il ne m’appartient ni de condamner ni d’excuser la démarche de cette personne. Tout ce que je sais, c’est que je vous suis sincèrement attaché avec le respect le plus profond et le plus discret. Il y a près de trente ans que ces sentiments pour vous sont gravés dans le fond de mon cœur. Je vous supplie de les agréer avec votre bonté ordinaire. Vous verrez bien que mon seul dévouement pour V.A.S. m’a forcé à exécuter la commission dont on m’a chargé, de peur qu’on ne s’adressât à d’autres et qu’on ne hasardât un éclat désagréable dans une ville où toutes les démarches sont épiées.
Plût à Dieu que mon âge et mes maladies me permissent de venir renouveler tous mes sentiments à vos pieds, et achever ma vie auprès d’un prince tel que vous. Je n’aurais point imité votre jeune professeur de Genève (2). Il est triste pour moi de mourir sans la consolation de présenter encore mon profond respect à V.A.S.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Cette lettre doit être adressée au landgrave de Hesse-Casset. C’est à tort, croyons-nous, que ses éditeurs l’ont mise à l’année 1772. (G.A.)
2 – Sans doute Mallet du Pan, qui venait de quitter le prince.