CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 16
Photo de PAPAPOUSS
à MESSIEURS LES ÉDITEURS DE LA BIBLIOTHÈQUE
UNIVERSELLE DES ROMANS.
15 Auguste 1775.
Vous rendez un vrai service, messieurs, à la littérature, en faisant connaître les romans ; et on a une vraie obligation à M. le marquis de Paulmy de vouloir bien ouvrir sa bibliothèque à ceux qui veulent nous instruire dans un genre qui a précédé celui de l’histoire. Tout est roman dans nos premiers livres : Hérodote, Diodore de Sicile, commencent tous leurs récits par des romans. L’Iliade est-elle autre chose qu’un beau roman en vers hexamètres ? et les amours d’Enée et de Didon, dans Virgile, ne sont-ils pas un roman admirable ?
Si vous vous en tenez aux comptes qui nous ont été donnés pour ce qu’ils sont, pour de simples ouvrages d’imagination, vous aurez une assez belle carrière à parcourir. On voit dans presque tous les anciens ouvrages de cette espèce un tableau fidèle des mœurs du temps. Les faits sont faux, mais la peinture est vraie ; et c’est par là que les anciens romans sont précieux. Il y a surtout des usages qu’on ne retrouve que dans ces anciens monuments.
Les premiers volumes que vous avez donnés au public m’ont paru très intéressants. Vous avez bien fait de mettre Pétrone à la tête des plus singuliers romans de l’antiquité ; c’est là qu’on voit en effet les mœurs des Romains du temps des premiers Césars, surtout celles de la bourgeoisie, qui forme partout le plus grand nombre. Le Turcaret de notre Le Sage n’approche pas de Trimalcion : ce sont l’un et l’autre deux financiers ridicules ; mais l’un est un impertinent de la capitale du monde, et l’autre n’est qu’un impertinent de Paris.
Vous ne paraissez pas persuadés que cette satire bourgeoise soit l’ouvrage que le consul Caïus Petronius envoya à l’empereur Néron, avant de mourir par ordre de ce tyran. Vous savez que l’auteur de la satire que nous avons s’intitule Titus Petronius ; mais ce qui est bien plus différent encore, c’est la bassesse et la grossièreté des personnages, qui ne peuvent avoir aucun rapport avec la cour d’un empereur : il y a plus loin de Trimalcion à Néron, que de Gilles à Louis XIV.
Si l’on veut lire l’article PETRONE dans les Questions sur l’Encyclopédie (1), on y verra des preuves évidentes de la méprise où sont tombés tous les commentateurs qui ont pris l’imbécile Trimalcion pour l’empereur Néron, sa dégoûtante femme pour l’impératrice Poppéa, et des discours insupportables de valets ivres pour de fines plaisanteries de la cour. Il est aussi ridicule d’attribuer ce roman à un consul, que d’imputer au cardinal de Richelieu un prétendu Testament politique, dans lequel la vérité et la raison sont insultes presque à chaque ligne.
L’Ane d’or d’Apulée est encore plus curieux que la satire de Pétrone. Il fait voir que la terre entière retentissait, dans ces temps-là, de sortilèges, de métamorphoses, et de mystères sacrés.
Les romans de notre moyen âge, écrits dans nos jargons barbares, ne peuvent entrer en comparaison ni avec Apulée et Pétrone, ni avec les anciens romans grecs, tels que la Cyropédie de Xénophon ; mais on peut toujours tirer quelques connaissances des mœurs et des usages de notre onzième siècle jusqu’au quinzième, par la lecture de ces romans mêmes.
On a judicieusement remarqué que La Fontaine a tiré la plupart de ses contes des romanciers du quinzième et du seizième siècle ; et parmi ses contes mêmes il y en a plusieurs qui se perdent dans la plus haute antiquité, et dont on retrouve des traces dans Aulu-Gelle et dans Athénée. Il ne faut pas croire que La Fontaine ait embelli tout ce qu’il a imité. Il a pris l’Anneau d’Hans-Carvel dans Rabelais ; Rabelais l’avait pris dans l’Arioste, et l’Arioste avoue que c’était un conte très ancien : mais ni La Fontaine ni Rabelais n’ont rendu ce conte aussi vraisemblable ni aussi plaisant qu’il l’est dans l’Arioste.
Fu già un pittor (non mi ricordo il nome),
Che dipingère i diavolo solea
Con bel viso, begli occhi, e belle chiome.
Nè piè d’angel ne cerna gli facea ;
Nè facera si leggiadro, nè si adorno
L’angel da Dio mandato in Galilea.
Il diavolo reputandosi a gran scorno
S’ei fosse in cortesiada costui vinto,
Gli apparve in sogno un poce innanzi il giorno,
E gli disse in parlar breve e succinto,
Chi efliera, e che venia per render merto
Dell’ averto si bel sempre dipinto.
(Satira prima.)
C’est ainsi que la fable des compagnons d’Ulysse changés en bêtes par Circé, et qui ne veulent point redevenir hommes, est entièrement imitée de l’Ane d’or de Machiavel, et ne lui est pas supérieure, quoiqu’elle ait le mérite d’être plus courte.
Je ne sais pas pourquoi il est dit, dans le second volume de la Bibliothèque des romans, page 103, que le Pâté d’anguilles est dans La Fontaine un modèle de l’art de conter. On en donne pour preuve ces vers-ci :
Hé quoi ! toujours pâtés au bec !
Pas une anguille de rôtie !
Pâtés tous les jours de ma vie !
J’aimerais mieux du pain tout sec.
Laissez-moi prendre un peu du vôtre ;
Pain de par Dieu ou de par l’autre.
Au diable ces pâtés maudits !
Ils me suivront en paradis,
Et par delà, Dieu me pardonne.
Je crois sentir comme un autre toutes les grâces naïves de La Fontaine ; mais je vous avoue que je ne les aperçois pas dans les vers que je viens de vous citer.
Ma lettre deviendrait un volume si je cherchais les plus anciennes origines des romans, des contes, et des fables ; je les retrouverais peut-être chez les premiers brachmanes et chez les premiers Persans.
Je ne vous parle pas de la plus ancienne de toutes les fables connues parmi nous, qui est celle des arbres qui veulent se choisir un roi. Sans me perdre dans toutes ces recherches, je finis par vous remercier de vos deux premiers volumes ; je vous attends au charmant roman du Télémaque. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, messieurs, votre, etc.
1 – Voyez le chapitre XIV du Pyrrhonisme de l’histoire. (G.A.)
à M. de Vaines.
15 Auguste 1775.
J’ai eu l’honneur, monsieur, de vous envoyer deux Cri du sang innocent et deux Diatribes, sous l’enveloppe de M. Turgot, n° 1 ; j’envoie aujourd’hui n° 2. Voulez-vous bien avoir la bonté d’en donner un à M. de La Harpe ? Je suis enchanté de ses nouveaux succès. Voilà un nouveau jour qui se lève dans la littérature, comme dans le gouvernement.
à M. le comte d’Espagnac.
A Ferney, 19 Auguste 1775 (1).
Deux invalides qui sont dans mon voisinage me chargent de vous demander une grâce. Ils ont entendu dire que vous aviez de la bonté pour moi. Ils ne savent pas peut-être que je ne dois point en abuser, et que je dois me borner à vous remercier de toutes celles que vous m’avez faites. Je ne les oublie point, quand je relis l’Histoire du maréchal de Saxe et le manuscrit d’un jeune théologien (2) qui devrait être à la tête d’un régiment et d’une académie. J’ai l’honneur d’être avec la reconnaissance la plus respectueuse, monsieur, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – L’abbé d’Espagnac, fils du baron. Il avait obtenu un accessit à l’Académie pour son Eloge de Catinat. C’est le même qui agiota plus tard et mourut sur l’échafaud en 1794. (G.A.)
à M. le comte de Schomberg.
A Ferney, 19 Auguste (1).
Le vieux malade de Ferney reçoit, monsieur, dans ce moment, la lettre dont vous l’avez honoré du 10 auguste, datée de Perpignan ; il est consolé de tous ses maux par le souvenir dont vous l’honorez. Vous le ressuscitez déjà par l’espérance que vous lui donnez qu’il aura l’honneur de vous faire sa cour à votre passage par notre quatorzième canton suisse.
Madame Denis qui a été très malade et qui est en convalescence, se dispose à avoir l’honneur de vous recevoir. Vous sentez combien nous sommes flattés de la bonté que vous avez de venir dans notre petit ermitage.
Je suppose que vous êtes actuellement occupé de l’inspection des troupes ; vous daignez venir vous délasser de vos travaux dans notre paisible campagne, où nous ne sommes occupés que d’établissements pacifiques. Vous verrez peut-être chez nous la sœur de M. le marquis de la Tour du Pin (2), qui est très attachée à monseigneur le duc d’Orléans ; mais vous ne verrez jamais personne qui vous soit attaché, monsieur, avec plus de respect et avec plus d’envie de vous présenter ses sincères hommages, que le vieux malade de Ferney.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Madame de Saint-Julien. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
21 Auguste 1775 (1).
Mon cher ange, j’ai reçu votre consolante lettre du 11 auguste, ou août, comme disent les barbares. Je vous avoue que je ne comprends guère encore pourquoi M. de La Reynière ayant pu m’envoyer es imprimés, il n’a pu recevoir de moi des imprimés. Il me semble que, si ses confrères laissaient passer à la poste ce qu’il envoyait, ils auraient pu aussi laisser passer aussi les imprimés à lui adressés. Il me semble encore qu’après les avoir ouverts et les avoir lus, on aurait pu ne pas me les retenir, puisqu’ils contenaient une requête (2) au roi très sage, très circonspecte, et jugée telle par le petit nombre des hommes d’Etat qui l’ont reçue. Mais je dois respecter les lumières et les volontés des hommes supérieurs qui auront sans doute jugé que cette requête, quoique très raisonnable et très touchante, n’était pas convenable dans le temps présent.
Je ne peux m’imaginer qu’un homme très puissant, et qui pense comme vous sur des choses essentielles, ait imaginé, à l’âge de soixante-quatorze ans (3), de mortifier un homme de quatre-vingt-deux. Il me crut autrefois dans la confidence de M. le maréchal de Richelieu, et il ne me cacha pas qu’il en était très irrité. J’ignore même encore s’il a été détrompé depuis ; j’ignore s’il me conserve de l’aversion, ou de la bonté, ou de l’indifférence ; tout ce que je sais, c’est que mes paquets furent arrêtés, il y a environ deux mois, et que je dois me taire.
Comme dans ces paquets il y avait une longue lettre pour M. le maréchal de Duras, et que cette lettre a été perdue, j’en ai écrit une autre dans laquelle j’ai dû me justifier auprès de M. le maréchal de ne lui avoir point répondu sur son discours à l’Académie. Je lui expliquais fort au long que je lui avais répondu sur-le-champ par M. de La Reynière ; je lui parlais des Filles de Minée et de la diatribe que j’avais mise dans mon paquet perdu. Cette dernière lettre lui a été rendue, et voici les six lignes qu’il me répond, du 5 de ce mois. Lisez, je vous prie, ces six lignes ; elles ne répondent en aucune manière à ce que je lui mandais : elles me parlent d’une place pour les spectacles de Fontainebleau ; dont il n’a jamais été question. Je suis persuadé que c’est encore là une méprise, et que M. le maréchal de Duras aura mis mon adresse sur un billet qu’il écrivait à un autre.
Cette ville est toute pleine de quiproquo continuels ; on est bien embarrassé, quand il faut tirer les choses au clair à cent lieues.
Je suis dans le même embarras entre le papillon-philosophe et M. de Richelieu ; et pour éviter ces inconvénients, le papillon daigne se faire une retraite fixe à Ferney pour y passer six mois de l’année. Sa maison sera très jolie et fera le plus précieux ornement de la colonie naissante. J’étais déjà bien étonné que mon horrible désert fût devenu quelque chose d’agréable. La résolution de papillon-philosophe augmente ma surprise ; je crois que toute cette aventure est tirée des Mille et une Nuits. Je nage entre les plaisirs et les chagrins, entre les espérances et les craintes. Ma colonie m’enchante autant qu’elle m’occupe ; mais ce qui s’est passé dans une certaine assemblée, aux Jacobins de Paris (4), me transit d’indignation et de frayeur.
Je vous écris sous l’enveloppe de M. de Vaines, et cependant je n’ose vous dire tout ce que je pense. Que ne puis-je venir souper avec vous dans votre palais de Paris, et vous ouvrir un cœur qui sera pénétré pour vous de tendresse et de vénération jusqu’au dernier moment de ma vie !
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le Cri du sang innocent. (G.A.)
3 – Le comte de Maurepas, ministre d’Etat. (G.A.)
4 – Voyez la lettre suivante. (G.A.)
à M. de Chabanon.
24 Auguste 1775 (1).
J’ai reçu de vous, mon aimable ami, une lettre datée de Lyon, du 14 auguste, ou août, dans le temps que je vous croyais à Paris. Vous me parlez d’une plainte que le concile des augustins a faite contre le profane La Harpe. Ce profane, couronné de deux lauriers, ne me parle point de cette plainte sacrée ; mais ces messieurs du concile sont toujours aussi redoutables qu’ils sont vénérables, et je les respecte au point que je crois devoir rester toujours le plus loin d’eux que je pourrai.
Vous ne doutez pas que je ne fusse charmé de me trouver quelque temps à Paris entre vous et vos amis ; mais je pense qu’il faut que l’ermite Paul meure dans sa Thébaïde. Le fracas du monde est trop à craindre ; de plus, nous bâtissons actuellement vingt monastères nouveaux pour des pénitents et des pénitentes qui viennent servir Dieu dans nos déserts.
Je ne connais point le mémoire nouveau de la famille Saint-Vincent, et je doute qu’on ait pu faire quelque chose de raisonnable dans cette affaire si infâme. Si vous avez cette pièce, je vous serai très obligé de me l’envoyer car il faut que j’aie tout ce qui s’est fait dans cet étrange procès, qui ne finira pas sitôt. J’aimerais bien mieux avoir quelque nouvel ouvrage de vous, quelque jolie pièce de vers, telle que vous en faites si souvent. Et j’aimerais encore mieux vous avoir à Ferney ; car il n’y a que votre personne que je puisse préférer à vos ouvrages. Madame Denis, qui pense comme moi, vous regrette et soupire après vous. Souvenez-vous de nous quand vous souperez avec M. d’Argental.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)