CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 10
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à M. de Vaines.
24 Avril 1775.
Vous m’avez envoyé, monsieur, une tragédie en vers ; permettez que je vous en adresse une en prose (1). Si vous avez le temps de la lire avant de la remettre entre les mains de M. de Condorcet, votre ami, vous trouverez le sujet bien intéressant et bien terrible. C’est une pièce qui ne peut encore être représentée, et qui le sera peut-être au sacre du roi.
Je crois qu’il y a une grosse cabale contre cet ouvrage ; mais j’espère que les honnêtes gens le favoriseront, et que vous serez à leur tête. Pour moi, je ne puis faire que des vœux secrets. Je ne peux paraître, et c’est là ma douleur. Cette pièce m’a fait verser bien des larmes. Puissent-elles ne pas être inutiles !
Vous trouverez, monsieur, dans ce paquet, une lettre à M. de Condorcet, avec des papiers pour M. de Condorcet, avec des papiers pour M. de Beaumont, l’avocat. Vous verrez que ma triste destinée est depuis longtemps d’oser élever ma voix contre les barbares oppresseurs de l’innocence. Vous frémirez peut-être ; mais votre suffrage pourra faire réussir la pièce. Que ne puis-je être auprès de vous avec M. le marquis de Condorcet et M. de La Harpe !
J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. LE VIEUX MALADE DE FERNEY (2).
1 – Le Cri du sang innocent. Voyez l’Affaire La Barre. (G.A.)
2 – Nous ne savons pourquoi tous les éditeurs reproduisent ici le post-scriptum de la lettre précédente. (G.A.)
à M. le chevalier de Cubières-Palmézeaux.
Au château de Ferney, le 26 Avril 1775.
Je n’ai pu, monsieur, vous remercier plus tôt des choses agréables que vous avez eu la bonté de m’envoyer. J’ai gardé pendant six semaines ma nièce, qui a été entre la vie et la mort. Ce n’est que d’aujourd’hui que je puis vous témoigner ma reconnaissance.
Je dois vous dire que je ne suis point le chevalier de Morton. J’ignore quel est l’auteur de la pièce très indiscrète et très inégale que ce prétendu chevalier a écrite à M. de Tressan (1). J’ai été très affligé que M. de Tressan me l’ait attribuée, et qu’il ait eu la faiblesse d’y répondre. Il devait bien sentir qu’il était impossible que je lui eusse parlé des petits soupers d’Epicure-Stanislas, qui n’a jamais soupé, et qui ne ressemblait point du tout à Epicure. Il devait sentir, par beaucoup d’autres raisons, le tort qu’il a eu de se donner ainsi en spectacle au public. Je lui en fais des reproches d’autant plus vifs que je lui suis attaché depuis longtemps.
Quand on fait imprimer de pareilles pièces de poésie, il faut que tous les vers soient bons ; et quand on les fait sur de pareils sujets, il ne faut pas les faire imprimer. Le chagrin que cette méprise ridicule me cause ne me permet pas de vous en dire davantage. J’ai l’honneur, etc. VOLTAIRE.
1 – Elle est, avons-nous dit, de Cubières lui-même. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
27 Avril 1775.
Quoique depuis longtemps, monseigneur, je n’aie pas pris la liberté de vous demander des nouvelles de votre étonnant procès, je ne m’y suis pas moins intéressé. Madame Denis, qui a été entre la vie et la mort pendant plus d’un mois, a occupé tous mes soins : c’était un moribond qui en gardait un autre.
Pendant que j’étais dans cette triste situation, vous savez quelle a été l’étrange méprise de M. le comte de Tressan. Il m’a mandé qu’il vous en avait parlé, et qu’il était un peu honteux de m’avoir pris pour le chevalier de Morton. Je lui pardonne de m’avoir attribué d’assez mauvais vers ; mais je ne sais si on lui pardonnera les choses très hardies et très indiscrètes qu’il a mises dans sa réponse. Je ne sais point comme on pense actuellement. J’ignore si on penche vers la sévérité ou vers l’indulgence ; mais je m’imagine que jamais un lieutenant-général ne sera fait maréchal de France pour m’avoir écrit des vers contre les prêtres. Si M. de Tressan avait su de quelles affaires je suis chargé aujourd’hui, il se serait bien donné de garde de faire imprimer toutes ces fariboles dangereuses qu’il dit vous avoir fait lire.
Je vous avais déjà dit et je vous redis encore, que j’étais obligé par une fatalité singulière, de conduire un procès plus cruel que le vôtre, un procès aussi affreux que celui des Calas et des Sirven, et dans lequel j’échouerai peut-être ; mais il n’y a pas moyen d’abandonner des personnes très estimables, très innocents, et très infortunées : c’est mon destin depuis longtemps de combattre contre l’injustice, et je remplis encore ce devoir dans les derniers jours de ma vie.
Dès qu’il y aura quelque chose d’entamé sur la douloureuse affaire dont on m’a chargé, je ne manquerai pas de la soumettre à votre jugement. Vous devez connaître actuellement plus que personne de quoi la méchanceté humaine est capable, et vous en serez plus disposé à compatir aux malheureux.
Si j’osais vous supplier de daigner m’instruire à présent de l’état où est votre affaire, et si vous vouliez bien me faire parvenir la dernière requête des coupables, ce serait une faveur que mon tendre et ancien attachement mérite. Ce procès tiendra une place bien distinguée dans le recueil des Causes célèbres. Il me semble que ce serait une occasion bien naturelle de vous rendre toute la justice qui vous est due, et de n’oublier aucun des services signalés que vous avez rendus à l’Etat ; cela serait assurément plus honnête et plus à sa place que le commerce de M. de Tressan avec son prétendu chevalier de Morton, qui est un très mauvais poète, quoiqu’il y ait dans son épître quelques vers insolents assez bien frappés.
Le pauvre vieillard malade vous est attaché en vers et en prose avec le plus tendre respect.
à M. le comte d’Argental.
1er Mai 1775.
Mon cher ange, vous avez raison, et vous êtes très aimable dans tout ce que vous me dites le 22 d’avril 1775 ; contra sic argumentor.
Madame Denis est aussi sensible qu’elle doit l’être à vos bontés. Elle se porte mieux ; mais la convalescence sera difficile et longue : ce n’est pas un grand malheur, quand on a été si dangereusement malade.
Madame de Luchet ne peut rien vous écrire touchant ses affaires et les vôtres, par la raison qu’elle n’y entend rien. Elle n’a jamais songé et ne songera qu’à rire. Son pauvre mari cherche de l’or. Mais toujours rire comme le veut sa femme, ou s’enrichir dans des mines comme le croit le mari, c’est la pierre philosophale, et cela ne se trouve point.
Il me paraît aussi difficile d’arranger les affaires de notre jeune officier que d’enrichir M. de Luchet. Personne ne s’entend, personne n’agit de concert dans cette cruelle affaire. Tout ce que je puis vous dire, c’est que le jeune homme ne peut rien accepter, rien faire, sans les ordres précis de son maître. Il nous paraît qu’on veut nous servir malgré nous, et d’une manière qui ne peut nous convenir. On ne veut pas nous entendre, et nous ne pouvons pas tout dire. Pour moi, je ne dois point paraître ; vous connaissez ma position, et vous sentez bien que je ne dois agir à découvert qu’auprès de celui qui peut seul bien réparer les malheurs de notre jeune homme, et qui devrait déjà l’avoir fait, quand ce ne serait que pour couvrir d’opprobre les scélérats sur lesquels il pense comme vous et moi. Enfin je ne vous dis rien sur cette affaire, parce que j’aurais trop à vous dire.
En voici une autre très désagréable qui seule suffirait pour m’empêcher de me montrer dans l’affaire du jeune homme. Un de nos philosophes, excessivement imprudent, quoiqu’il n’en ait pas l’air, et qui fait des vers, quoique ce ne soit pas son métier, s’avise d’écrire à M. de Tressan une épître sous le nom du chevalier de Morton, et me fait parler dans cette épître comme si c’était moi qui l’écrivais. Il me fait dire les choses les plus hardies, les plus déplacées, et les plus dangereuses. M. de Tressan a la simplicité de me croire l’auteur de cette rapsodie, dans laquelle il est très ridiculement loué. Il me répond du même style ; il fait imprimer ces sottises. C’est une étrange conduite pour un lieutenant-général des armées, âgé de soixante-douze ans. L’auteur de la lettre du chevalier de Morton est certainement le plus coupable. C’est un homme très bien intentionné pour la bonne cause ; mais il la sert bien mal en croyant lui faire du bien.
J’ignore si cette sottise a fait quelque bruit à Paris. M. de Tressan, à qui j’ai lavé la tête d’importance, m’a mandé qu’il en a fait parler à M. le garde des sceaux ; mais en faisant parler, on aura fait dire encore quelques nouvelles impertinences.
Je ne sais plus que faire ni que dire à tout cela ; il faudrait que je vinsse prendre de vos leçons huit ou dix jours à Paris ; mais ni l’état de madame Denis, ni le mien, ni mes forces, ni mes chagrins, ne me permettent cette consolation. Je ne goûte que celle d’être encore aimé de vous à cent lieues ; mais faudra-t-il donc que je meure sans vous avoir embrassé ?
à M. de Vaines.
A Ferney 1er Mai 1775.
Je fais usage de vos bontés, monsieur, et je partage mes importunités entre M. Turgot et vous.
J’ai mis dernièrement dans votre paquet une lettre pour M. de Condorcet. Permettez-moi de vous en adresser une aujourd’hui pour M. d’Alembert : ce sont deux secrétaires d’Académie, que je préfère aux secrétaires d’Etat.
J’ai bien peur qu’on ne joue pas de sitôt la Sibérie de M. de La Harpe. Nos comédiens sont devenus, dit-on, plus barbares que les Tartares et les Samoïèdes. Nous avons grand besoin de réformes en tout genre. J’ai l’honneur d’être avec une reconnaissance infinie, monsieur, votre, etc.
à M. Marin.
4 Mai (1).
Vous avez donc cette fois-ci, grâce au ciel, renoncé au style laconique. Mon paquet est donc perdu ? Mais par quelle fatalité n’ai-je reçu votre lettre du 26 mars que le 2 mai ?
Ferney est devenu un hôpital ; nous sommes tous attaqués de maladies assez dangereuses : je compte la mienne pour la première, parce qu’elle date d’environ quatre-vingt et un ans.
Quant au jeune homme dont vous me parlez, je l’excuse, parce qu’il fallait une armée d’académiciens contre les Frérons et les Sabatiers ; et ces justes éloges, donnés à mes confrères et à ceux qui vont l’être, ne doivent exciter la mauvaise humeur de personne. J’aurais bien voulu que vous eussiez été du nombre des académiciens comme de celui de mes amis. Vous savez que j’avais fait tout ce que je pouvais pour avoir cette consolation.
A l’égard du beau-frère (2) de Lépine, le soutien de ma colonie, je trouvai et je trouve encore fort mauvais qu’il vous ait mêlé dans son procès contre Goëzmann. Mais celui qu’il a contre M de La Blache me paraît d’une autre nature. Rien ne vous empêcherait, quand vous irez à Lampedouse, de passer par notre ermitage, dont madame Denis vous ferait les honneurs dès qu’elle aurait pu retrouver un peu de santé. Je me ranimerais en vous voyant, et votre conversation me décrasserait de la rouille que j’ai contractée par trente ans d’absence de Paris.
Ma vue ne s’est pas fortifiée par les maladies et par l’âge. Il y a bien des mots dans votre lettre que je n’ai pu déchiffrer, et surtout le nom de celui à qui vous voulez que j’adresse ma lettre. Je prends le parti de l’envoyer en droiture par Lyon, ce qui diminuera les frais du port qui commencent à former un impôt assez considérable. Conservez-moi votre amitié ; elle fera le charme du reste de ma vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Beaumarchais. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
5 Mai 1775.
Racle (1) arrive, madame : c’est à vous qu’il doit tout. Vous n’avez jamais eu qu’une passion véritable, celle de faire du bien ; tout le reste n’a été que passades. Si vous aviez été à Dijon, vous auriez prévenu l’émeute criminelle qui a été excitée sous main par les ennemis de M. Turgot.
Si vous venez sur les lisières de notre Bourgogne, vous rendez la vie à madame Denis et à moi. Elle est encore bien malade ; mais pour moi, je suis incurable, et je n’attends que la mort, après quatre-vingts ans de souffrance, et soixante ans de persécution. Vous trouveriez l’oncle et la nièce chacun dans un coin de son hôpital ; père Adam dans son grenier, uniquement occupé de son déjeuner, de son dîner, et de son souper ; ce brave jeune homme pour qui vous avez daigné vous intéresser, soutenant son malheur avec une patience héroïque ; madame de Luchet, qui était venue ici pour deux jours, et qui est établie intendante de l’hôpital depuis deux mois ; son mari, qu’elle fait venir, et qui ne trouvera pas plus d’or dans Ferney qu’il n’en a trouvé dans toutes les mines qu’il a fouillées. Notre maison est un lazaret. Il n’y a que vous qui puissiez la rendre supportable ; mais nous n’osons nous flatter que vous veniez embellir le séjour de la souffrance et de la tristesse. J’éprouve toutes les calamités attachées à la décrépitude. Je ne puis ni manger avec personne, ni même parler. Si vous me ressuscitiez, ce serait le plus grand de vos miracles.
Vous avez vu bien des changements dans votre capitale ; ils se sont étendus jusqu’à nos déserts.
Notre héros, dont vous me parlez, doit être plus affligé de quelques-uns de ces changements que de la friponnerie insolente et absurde d’une Provençale (2). Elle aurait mieux fait de contrefaire le style de sa bisaïeule, madame de Sévigné, que de contrefaire l’écriture de celui qu’elle appelle toujours son cousin. Je ne connais ni la Provençale, ni la Bordelaise. On dit que cette Bordelaise est despotique. Vous aimez à l’être, mesdames, et ce n’est pas pour rien que le conte de Ce qui plaît aux Dames a fourni un opéra-comique. Je crois que votre ami aurait mieux fait de s’en tenir à être tout doucement le maître chez lui ; mais, puisque Hercule a été subjugué, pourquoi les gens délicats ne le seraient-ils point ? Il y a peu de personnes qui sachent se procurer une vieillesse heureuse et respectée. On se traîne comme on peut au bout de sa carrière : tout cela est bien triste. Il n’y a que vous, madame, dont les bontés adoucissent un peu les chagrins dont je suis environné. Je serai pénétré jusqu’au dernier moment de tout ce que vous valez, et de la reconnaissance que je vous dois.
1 – L’architecte de Ferney. (G.A.)
2 – Madame de Saint-Vincent. (G.A.)