CORRESPONDANCE - Année 1775 - 1
Photo de PAPAPOUSS
à M. Malesherbes.
Ferney, 1er Janvier 1775.
Monsieur, je vous remercie du fond de mon cœur, non seulement de me faire l’honneur d’être un de mes confrères (1), mais d’avoir la bonté de m’en donner part. Je ne suis que vox clamantis, ou plutôt expirantis in deserto ; je ne pouvais finir plus heureusement que par la consolation que je reçois.
Il est vrai qu’il y a quelqu’un qui a été autrefois très fâché contre des chirurgiens qui avaient déchiqueté un chevalier (2) de Malte de ma connaissance, et le fils (3) d’un président devenu depuis mon ami intime ; mais celui qui cria avec toute l’Europe contre ces chirurgiens se flatte que vous prenez plutôt le parti des malades que celui des opérateurs.
Pour moi, toujours vénérant votre nom et votre mérite, j’ai l’honneur d’être, avec autant de sincérité que de respect, monsieur, etc.
1 – A l’Académie. (G.A.)
2 – La Barre. (G.A.)
3 – D’Etallonde. (G.A.)
à M. Christin.
Le 9 Janvier 1775.
Celui qui a l’impertinence de vivre encore dans Ferney, accablé de maladies ; celui qui ne cessera jamais de vous aimer tant qu’il respirera ; celui qui s’intéresse plus que jamais aux esclaves que vous allez rendre libres ; celui qui espère faire encore ses pâques une fois avec vous avant de mourir, vous embrasse très tendrement, mon cher ami, vous et toute votre famille.
Vous savez sans doute que, quelqu’un ayant dit devant le roi que M. Turgot n’allait jamais à la messe, M. de Maurepas a répliqué qu’en récompense M. l’abbé Terray y allait tous les jours.
à M. Maret.
A Ferney, 13 Janvier 1775.
Le vieillard de Ferney, monsieur, rendra bientôt un compte fidèle à M. Le Gouz (1) des justes honneurs qu’on a rendus à sa mémoire. La bonté que vous avez eue de m’envoyer son éloge (2) a été pour moi une grande consolation. Agréez mes très sensibles remerciements. Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien présenter mon profond respect à l’Académie, et mon regret de mourir sans avoir pu profiter de ses séances et de ses instructions. J’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus respectueux, monsieur, etc.
1 – Mort le 17 mars 1774. (G.A.)
2 – Prononcé par Maret à l’Académie de Dijon. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
A Ferney, 13 Janvier 1775 (1).
Je réponds à la lettre du 1er janvier, reçue le 11, et j’emploie le plus petit papier possible pour épargner le port. Je l’adresse à M. de Fontenet, secrétaire des commandements de monseigneur le duc de Deux-Ponts, selon les premières instructions de mon cher dragon.
1° Les montres à répétition pour dix-huit louis d’or ont un repoussoir, un bouton et des aiguilles d’une espèce de marcassite fort rare, qui a l’éclat des brillants ; mais ces marcassites ne sont point des diamants. Vous sentez bien que la chose est impossible ces montres, telles qu’elles sont, coûteraient plus de trente louis à Paris. Vous en aurez à Ferney, tant que vous en voudrez, pour dix-huit.
J’attends donc mon cher dragon au printemps. Je lui enverrai quelque petite drôlerie par M. le duc de Coigny vers la mi-janvier.
Toute réflexion faite, bien ou mal, je prends le parti d’adresser ce chiffon à M. de Fontanelle en droiture, parce qu’après tout il se pourrait bien faire qu’il y eût une erreur dans l’adresse de l’ancien paquet perdu, et que dans votre lettre vous eussiez mis M. de Fontenet pour M. de Fontanelle : un dragon n’y regarde pas de si près.
Quoi qu’il en soit, le vieux bon homme, au milieu de ses neiges, est à vos ordres et à ceux de M. de Fontanelle. Il est bien fâché d’être enterré si loin de vous deux.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
16 Janvier 1775.
Mon cher ange, je sens la grandeur de vos pertes, et je sens aussi que, dans mon misérable état, je ne peux être au nombre de ceux qui, par leur présence, par leur assiduité, et par leur zèle, sont à portée de verser quelque consolation dans votre belle âme. Il est certain que, si je puis avoir au printemps un peu de force, et si je suis sûr d’être entièrement ignoré, je viendrai me jeter entre vos bras. Ne pourriez-vous point trouver quelque façon de me mettre à portée de venir vivre quelque temps pour vous seul, avant que je meure ? Si, par exemple, M. le duc de Praslin allait à Praslin au printemps, si vous alliez passer une quinzaine de jours, s’il voulait avoir la bonté de me donner une chambre bien chaude dans ce château que j’ai habité si longtemps, je viendrais vous y trouver et jouir de vos bontés et des siennes, sans être tenté d’entrer dans Paris. J’abandonnerais volontiers pour vous ma colonie, qui demande mes soins continuels du soir au matin : vous seriez ma consolation, beaucoup plus que je ne serais la vôtre ; car vous avez perdu la plupart de vos amis, et j’ai perdu les trois quarts de moi-même.
Si je ne puis vous apporter mon douloureux et triste individu, accablé par la vieillesse, et n’ayant que la mort en perspective, je vous enverrai du moins trois ou quatre petits enfants (1) que j’ai faits en dernier lieu pour vous amuser. J’ai grand’peur qu’ils ne me survivent pas ; mais, en y travaillant, je vous avais toujours devant les yeux. Je me disais toujours : Cela pourra-t-il plaire à M. d’Argental ? Il faut savoir à présent comment je pourrai vous faire tenir cette petite famille. N’avez-vous point, vous et M. de Thibouville, quelque ami contre-signant ? pourrais-je envoyer trois exemplaires à M. le duc de Praslin ? J’attends sur cela vos ordres. Vous autres gens de Paris, vous n’êtes nullement exacts en correspondance. Par exemple, M. de Thibouville m’avait écrit qu’il avait envoyé chez le banquier Tourton pour une chaîne de montre, et il se trouve aujourd’hui que c’est chez le banquier Germani. Pourvu qu’on sorte de chez soi à l’heure des spectacles, il semble que toutes les affaires du monde soient faites.
Je demande pardon à M. de Thibouville de cette observation.
Ce qui regarde mon jeune Prussien est plus sérieux. Le roi de Prusse commence à sentir tout son mérite ; et, en effet, les progrès que cet officier a faits chez moi dans l’art du génie et du dessin sont étonnants. J’ai senti tous les inconvénients de purger sa contumace. J’ai prié, il y a longtemps, M. d’Hornoy d’abandonner la lecture de l’énorme fatras qu’il a entre les mains. Il faudrait commencer par prouver démonstrativement que ce procès abominable n’a été entamé que par une cabale contre madame de Brou, abbesse de Willoncourt ; il faudrait prouver que des témoins ont été subornés : un tel procès durerait quatre ou cinq ans, épuiserait les bourses des plaideurs et la patience des juges, et je mourrais de décrépitude avant qu’on obtînt quelque arrêt qui mît au moins les choses en règle.
La révision des Calas a duré trois années ; celle des Sirven en a duré sept, et je serai mort probablement dans six mois.
Nous nous bornons pour le présent à demander un sauf-conduit pour une année. J’envoie le modèle du sauf-conduit à madame la duchesse d’Enville et à M. l’ambassadeur de Prusse ; ce modèle doit être présenté et réformé. C’est, ce me semble, M. le comte de Vergennes qui doit le signer, puisqu’il est adressé à un étranger qui est réputé être actuellement de service à Vesel. J’ai joint à ce modèle réformable de sauf-conduit un petit bout de requête aussi réformable. On pourra mettre aisément le tout dans la forme usitée au bureau des affaires étrangères.
Je vous supplie donc, mon très cher ange, de voir ces papiers chez madame la duchesse d’Enville, et de nous aider de vos conseils et de vos bons offices. Il me semble que ce sauf-conduit, motivé par le dessein apparent de venir purger sa contumace, ne peut être refusé, et que c’est presque une chose de droit. Je me flatte que M. le comte de Maurepas, persuadé par les justes raisons de madame la duchesse d’Enville, engagera M. le comte de Vergennes à donner le sauf-conduit le plus favorable. Ce jeune homme assurément mérite mieux que cette petite grâce ; mais enfin c’est toujours beaucoup si nous l’obtenons. Nous aurons du moins après cela le temps de présenter une requête au roi, qui pourra couvrir les juges et les témoins d’un opprobre éternel, si cette requête est assez intéressante et assez bien faite pour aller à la postérité, et pour effrayer les fanatiques à venir.
Cette affaire, mon cher ange, est, après vous, ma grande passion. C’est en me dévouant pour venger l’innocence que je veux finir ma carrière. Daignez m’aider dans le dernier de mes travaux.
1 – La tragédie de Don Pèdre, imprimée avec l’Eloge historique de la Raison, le morceau De l’Encyclopédie, le Dialogue de Pégase et du Vieillard, et la Tactique. (G.A.)
à M. Lekain.
A Ferney, 16 Janvier 1775.
Le vieux solitaire et sa nièce sont extrêmement sensibles au souvenir de M. Lekain. Ils sont toujours pénétrés d’estime pour ses grands talents, et d’amitié pour sa personne.
Vous nous parlez de deux tragédies, dont l’une, que vous nommez Virginie, nous est absolument inconnue. Nous nous souvenons d’avoir voulu lire l’autre il y a deux ans, et de n’avoir pu en venir à bout. C’était une déclamation d’écolier, et nous n’aimons les déclamations en aucun genre, pas même en oraisons funèbres et en sermons. Nous ne connaissons absolument rien de bon au théâtre, depuis Athalie.
Je vous embrasse de tout mon cœur, et vous souhaite une santé meilleure que la mienne. V.
à M. Marin.
A Ferney, 16 Janvier 1775 (1).
On m’a communiqué, monsieur, les réponses de M. l’avocat Linguet (2), dont on le remercie. Les intéressés comptent prendre d’autres mesures.
J’ai reçu le mémoire de M. le comte de Lablache (3) : il n’était point muni d’un cachet ; il n’y avait sur l’enveloppe qu’un peu de cire sans aucune empreinte ; apparemment qu’on n’a pas voulu le contre-signer. Il a coûté dix-huit livres de port ! Je voudrais bien avoir la réponse, car il faut toujours audire alteram partem ; mais je voudrais que cette réponse coûtât un peu moins et me divertît davantage. Quelque parti que vous preniez, quelque nouvel état que vous embrassiez, les solitaires tranquilles du mont Jura s’intéresseront toujours à celui qui, certainement, n’ira pas à Lampedouse. Je ne sais plus comment vous écrire ; je hasarde ce petit billet s’il vous arrive, soyez sûr qu’il vous vient d’un ami.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Sur l’affaire d’Etallonde. (G.A.)
3 – Contre Beaumarchais. (G.A.)
à M. Dionis du Séjour.
A Ferney, 18 Janvier 1775.
Monsieur, je vous remercie avec beaucoup de sensibilité et un peu de honte de l’utile et beau présent que vous daignez me faire. Je ressemble assez à ce vieux animal de basse-cour à qui on donna un diamant ; la pauvre bête répondit qu’il ne lui fallait qu’un grain de millet.
Autrefois, monsieur, j’aurais pu suivre vos calculs ; mais à quatre-vingt et un ans, accablé de maladies, je ne puis guère m’en tenir qu’à vos résultats. Je les trouve si probables, que je ne compte pas après vous. Je suis très persuadé qu’aucune comète ne peut prendre aucune planète en flanc. Vous décidez un grand procès ; vous donnez un arrêt par lequel le genre humain conservera longtemps son héritage ; reste à savoir si l’héritage en vaut la peine.
Je ne crois pas non plus, que nous acquérions jamais un nouveau satellite qui serait, ce me semble un domestique fort importun, et qui troublerait furieusement les services que nous rend celui que nous avons depuis si longtemps.
Pour les Arcadiens, qui se croyaient plus anciens que la lune, il me semble qu’ils ressemblaient à ces rois d’Orient qui s’intitulaient cousins du soleil. Je veux croire que ces messieurs d’Arcadie avaient inventé la musique :
Soli cantare periti.
Arcades.
VIRG., ecl. X.
Mais ces bonnes gens n’apprirent que fort tard à manger du gland, et il est dit qu’ils se nourrirent d’herbe pendant des siècles.
Vous en savez, Newton et vous, un peu plus que ces Arcades, et que toute l’antiquité ensemble.
Je souhaite que Newton ait raison, quand il soupçonne qu’il y a des comètes qui tombent dans le soleil pour le nourrir, comme on jette des bûches dans un feu qui pourrait s’éteindre. Newton croyait aux causes finales, j’ose y croire comme lui ; car enfin la lumière sert à nos yeux, et nos yeux semblent faits pour elle. Toute la nature n’est que mathématique. Vous la voyez tout entière avec les yeux de l’esprit ; et moi, qui ai perdu les miens, je m’en rapporte entièrement à vous. J’ai l’honneur d’être avec l’estime que je vous dois, et avec une respectueuse reconnaissance, monsieur, votre, etc.