CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 27

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à M. Turgot.

 

A Ferney, 30 Décembre 1774 (1).

 

 

          Le vieux malade de Ferney remercie un ministre bienfaisant de vouloir bien donner à sa colonie la seule protection dont il puisse l’honorer, sans blesser les usages reçus. Il le remercie encore de la bonté qu’il a de lui expliquer les raisons pour lesquelles il ne peut exiger des fermiers-généraux qu’ils donnent une petite place à Versoix.

 

          Il est à ses pieds. S’il pouvait, après dîner, lire un moment la pièce ci-jointe, peut-être n’en serait-il pas tout à fait mécontent ; elle a été dictée par la vérité.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

31 Décembre 1774.

 

 

          Je passe, madame, des noëls (1) aux jérémiades ; c’est le sort de la plupart des hommes, et tel a toujours été le mien.

 

          C’est l’affaire (2) dont vous avez parlé à madame la duchesse de La Rochefoucauld (3) qui occupe actuellement ma vieille tête et mon jeune cœur. Il est difficile d’en venir à bout, quand on est dans son lit au milieu des neiges, à cent lieues des endroits où l’on devrait être.

 

          Je suis déchiré en ayant continuellement sous mes yeux un jeune homme, plein de sagesse et de talents, condamné à une multitude de supplices tels qu’on ne les inflige pas aux parricides, le tout pour avoir chanté dans son enfance une chanson du pont Neuf.

 

          Quand je songe que cette abominable aventure, pire mille fois que celle des Calas, n’a été que l’effet d’une tracasserie entre madame de Brou, abbesse dans Abbeville, et un cuistre de juge subalterne, j’ai assurément raison d’être Jérémie. Il me semble que la retraite rend les passions plus vives et plus profondes. La ville de Paris éparpille toutes les idées ; on oublie tout ; on s’amuse un moment de tout dans cette grande lanterne magique, où toutes les figures passent rapidement comme des ombres ; mais dans la solitude on s’acharne sur ses sentiments.

 

          Savez-vous bien que Pythagore, qui n’était pas un sot, et qui a mis toute sa philosophie en logogriphes, dit dans un de ses préceptes : Ne mangez pas votre cœur ? C’est un grand mot : pour moi, je voudrais manger le cœur des assassins juridiques du chevalier de La Barre ; mais j’adore le cœur de madame la duchesse de La Rochefoucauld. Je ne l’appelle point madame d’Enville. Ce nom de La Rochefoucauld m’est cher depuis qu’un de ses ancêtres fut égorgé à la Saint-Barthélemy, à cette Saint-Barthélemy, madame après laquelle Catherine de Médicis donna un beau bal à toute la cour.

 

          Je ne sais ce que c’est que la brochure de soixante-trois pages : sur quoi roule-t-elle ? il faut qu’elle soit bien bonne, puisque vous dites que vous consentiriez à en être soupçonnée.

 

          Il n’y a pas d’apparence que j’aille à Paris au printemps. Songez-vous bien qu’il y a quatre grands mois d’ici à la fin d’avril ? Je ne compte plus que sur quelques heures. Si vous aviez des yeux, vous ririez bien de ma figure de quatre-vingt-et un ans ; elle n’est assurément ni transportable ni montrable.

 

          Je vous aime de tout mon cœur : mais à quoi cela sert-il ? Prenez, je vous en prie, le peu d’âme qui me reste, et, quand vous l’aurez mise à vos pieds, ayez la bonté de la mettre aux pieds de l’âme de madame la duchesse de La Rochefoucauld. J’ai eu l’honneur de voir quelquefois son fils (4) ; il m’a paru digne de son nom.

 

 

1 – Les noëls pour madame de Choiseul. (K.)

2 – De Morival. (K.)

3 – Ou Duchesse d’Enville. (G.A.)

4 – Louis-Alexandre de La Rochefoucauld. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

31 Décembre 1774.

 

 

 

Bonsoir, mon bon ami, mon frère en Apollon ;

Vous savez si mon cœur vous estime et vous aime.

 

 

          Je vous parodie mal, mon frère  mais je vous dis bonsoir, parce qu’en effet je me sens sur la fin de la journée de la vie. Je vous remercie du petit élixir que vous m’avez envoyé  il me ranime un peu ; mais ce n’est que pour un moment, et je vais retomber. J’ai passé des jours charmants avec vous ; j’avais espéré qu’au printemps je pourrais avoir le bonheur de vous revoir encore ; je me flattais trop. Tout m’avertit que les hôtels garnis de Paris sont pour moi des châteaux en Espagne. J’ai travaillé jusqu’à mes derniers jours ; cela m’a valu des ennemis ; mais aussi cela m’a valu votre amitié ; ainsi je n’ai point à me plaindre. Vous êtes occupé à consoler M. d’Argental de ses pertes ; je le tiens moins à plaindre, puisqu’il a un ami tel de vous. Buvez tous deux à ma santé, portez-vous bien, amusez-vous avec la poésie et la musique. Soyez aussi heureux que la pauvre espèce humaine le comporte. Mes compliments à MM. vos frères, Madame Denis vous fait les siens. Je vous donne ma bénédiction le plus tendrement du monde.

 

 

 

 

 

à M. ***.

 

 

 

 

          Depuis le prince de La Mirandole, monsieur, on n’a jamais soutenu de thèses si universelles. Je vous suis aussi obligé de la bonté de m’en faire part, que je suis étonné de votre immense savoir. Vous, qui enseignez tout, et votre jeune homme, qui apprend tout, vous êtes des prodiges ; de tels progrès sont non seulement le fruit du génie, mais celui des méthodes qui se sont multipliées dans ces derniers temps. Plus il y a de carrière à parcourir, plus on a eu de secours. On n’en avait aucun du temps de Pic de La Mirandole ; aussi ses thèses ne contenaient aucune vérité. L’immensité de son savoir consistait dans des mots, au lieu que le vôtre est dans les choses.

 

          Ce qui me surprend autant que votre entreprise, c’est que vous m’apprenez qu’il y a encore des péripatéticiens, et qu’il subsiste des restes de barbarie dans la seconde ville de France (1). Je croyais qu’à peine il restait des cartésiens. Quiconque est d’une secte semble afficher l’erreur. On dit un platonicien, un épicurien, un péripatéticien, un cartésien, pour caractériser des aveugles qui marchent sous la bannière d’un borgne. On ne dit pas un euclidien, un archimédien parce que la vérité n’est pas une secte. Aussi en Angleterre, et parmi les philosophes comme vous, on n’appelle point newtonien un homme qui se sert du calcul intégral, ou qui répète les expériences sur la lumière.

 

          Ainsi je suis persuadé que quand vous parlez, page 11, de l’explication des phénomènes de l’arc-en-ciel et de l’aimant, vous ne prétendez pas sans doute mettre de niveau les démonstrations de Newton sur les réfractions et la réfrangibilité des rayons dans les gouttes d’eau avec les système hasardés sur l’aimant ; et sûrement, quand vous vous proposez de défendre en détail le Traité d’optique de Newton, vous ne vous proposez que d’expliquer les vérités sensibles qu’il a démontrées aux yeux.

 

          Votre dernière question est certainement aussi embarrassante que curieuse. Nous ne pouvons avoir autant de connaissances sur l’acoustique que sur l’optique. Les sons ne donnent pas autant de prise à la géométrie qu’en donne la lumière ; cependant il me paraît qu’il y a sur la lumière la même difficulté que vous faites sur le son. Vous demandez comment notre oreille entend à la fois distinctement quatre parties ; et moi, je demande comment notre œil voit à la fois les points dont les rayons se croisent nécessairement avant de frapper la rétine. Je ne sais pas comment les rayons sonores portent à cent mille oreilles la basse et le dessus en même temps ; je ne sais pas davantage comment les rayons visuels font voir à cent mille yeux un point rouge et un point bleu qui doivent s’intercepter avant d’arriver à chaque prunelle.

 

          Dès qu’il s’agit d’expliquer nos sensations, les mathématiques deviennent impuissantes, et c’est là que nous demeurons dans notre première ignorance, après avoir mesuré les cieux et découvert la gravitation de tous les globes.

 

          Si quelqu’un, monsieur, peut servir à nous éclairer dans cette nuit profonde, c’est vous. J’ai l’honneur d’être avec les sentiments que je vous dois, etc.

 

 

1 – Lyon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lebas.

 

 

 

          Monsieur, j’ai reçu votre dernier chef-d’œuvre (1), et je n’ai pu me lasser d’y admirer cette multitude de figures, et la beauté de l’ensemble. Si les tableaux de Vernet restent en France, vos estampes les font passer dans les quatre parties du monde. Je ne connais point d’invention plus utile aux beaux-arts que la gravure ; elle multiplie les copies des peintres, et procure du plaisir aux Russes comme aux Indiens.

 

          J’ai, dans ma retraite, toujours entendu parler avec succès de votre gloire ; votre estampe me fait regretter de n’être à portée de voir le tableau. Agréez la reconnaissance de votre très humble serviteur, etc.

 

 

1 – L’estampe d’une foire.

 

 

 

 

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