OPUSCULE - De la paix perpétuelle - Partie 3
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DE LA PAIX PERPÉTUELLE,
PAR LE DOCTEUR GOODHEART.
- Partie 3 -
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XVI – Marc-Aurèle, ennuyé de ces choses divines qui ne paraissaient que des bêtises à son esprit aveuglé, imposa silence au chrétien, qui aurait encore parlé longtemps. Il ordonna au Juif de s’expliquer, de lui dire en effet si la secte chrétienne était une branche de la judaïque, et ce qu’il pensait de l’une et de l’autre. Le Juif s’inclina profondément, puis leva les yeux au ciel, puis s’énonça en ces termes :
« Sacrée majesté, je vous dirai d’abord que les Juifs sont bien éloignés de vouloir dominer comme les chrétiens. Nous n’avons pas l’audace de prétendre soumettre la terre à nos opinions ; trop contents d’être tolérés, nous respectons tous vos usages, sans les adopter on ne nous voit point porter la sédition dans vos villes et dans vos camps ; nous n’avons coupé le prépuce à aucun Romain, tandis que les chrétiens les baptisent. Nous croyons à Moïse, mais nous n’exhortons aucun Romain à y croire ; nous sommes (du moins à présent) aussi paisibles, aussi soumis que les chrétiens sont turbulents et factieux.
Vous voyez les beaux miracles que nos ennemis cruels imputent à leur prétendu Dieu. S’il s’agissait ici de miracles, nous vous ferions voir d’abord un serpent qui parle à notre bonne mère commune ; une ânesse qui parle à un prophète idolâtre, et ce prophète, venu pour nous maudire, nous bénissant malgré lui ; nous vous ferions voir un Moïse surpassant en prodiges tous les sorciers d’un roi d’Egypte, remplissant tout un pays de grenouilles et de poux, conduisant deux ou trois millions de Juifs à pied sec à travers la mer Rouge, à l’exemple de l’ancien Bacchus ; je vous montrerais un Josué, qui fait tomber une pluie de pierres sur les habitants d’un village ennemi, à onze heures du matin, et arrêtant le soleil et la lune à midi, pour avoir le temps de tuer mieux ses ennemis qui étaient déjà morts. Vous m’avouerez, sacrée majesté, que les deux mille cochons dans lesquels Jésus envoie le diable sont bien peu de chose devant le soleil et la lune de Josué, et devant la mer Rouge de Moïse ; mais je ne veux point insister sur nos anciens prodiges ; je veux imiter la sagesse de notre historien Flavien Josèphe, qui, en rapportant ces miracles tels qu’ils sont écrits par nos prêtres, laisse au lecteur la liberté de s’en moquer.
Je viens à la différence qui est entre nous et les sectaires chrétiens.
Votre sacrée majesté saura que de tout temps il s’est élevé en Egypte et en Syrie des enthousiastes qui, sans être légalement autorisés, se sont avisés de parler au nom de la Divinité : nous en avons eu beaucoup parmi nous, surtout dans nos calamités ; mais assurément aucun d’eux n’a prédit ni pu prédire un homme tel que Jésus. Si par impossible ils avaient prophétisé touchant cet homme, ils auraient au moins annoncé son nom, et ce nom ne se trouve dans aucun de leurs écrits ; ils auraient dit que Jésus devait naître d’une femme nommée Mirja, que les chrétiens prononcent ridiculement Maria ; ils auraient dit que les Romains le feraient pendre à la sollicitation du sanhédrin. Les chrétiens répondent à cette objection puissante qu’alors les prophéties auraient été trop claires, et qu’il fallait que Dieu fût caché. Quelle réponse de charlatans et de fanatiques ! Quoi, si Dieu parle par la voix d’un prophète qu’il inspire, il ne parlera pas clairement ! Quoi, le Dieu de vérité ne s’expliquera que par les équivoques qui appartiennent au mensonge ! Cet énergumène imbécile, qui a parlé avant moi, a montré toute la turpitude de son système, en rapportant les prétendues prophéties que la secte chrétienne tâche de corrompre en faveur de Jésus par des interprétations absurdes. Les chrétiens cherchent partout des prophéties ; ils poussent la démence jusqu’à trouver Jésus dans une églogue de Virgile (1) : ils ont voulu le trouver dans les vers des sibylles ; et, n’en pouvant venir à bout, ils ont eu la hardiesse absurde d’en forger une en vers grecs acrostiches, qui pèchent même par la quantité ; je la mets sous les yeux de votre sacrée majesté. » Le Juif, à ces mots, fouillant dans sa poche sale et grasse, en tira la prédiction que saint Justin et d’autres avaient attribuée aux sibylles :
Avec cinq pains et deux poissons
Il nourrira cinq mille hommes au désert,
Et en ramassant les morceaux qui resteront
Il en remplira douze paniers (2).
XVII – Marc-Aurèle leva les épaules de pitié, et le Juif continua ainsi : « Je ne dissimulerai point que, dans nos temps de calamité, nous avons attendu un libérateur. C’est la consolation de toutes les nations malheureuses, et surtout des peuples esclaves : nous avons toujours appelé messie quiconque nous a fait du bien, comme les mendiants appellent domine, monseigneur, ceux qui leur font quelque aumône ; car nous ne devons pas ici faire les fiers, « nec tanta supmerbia victis. » Nous pouvons nous comparer à des gueux, sans rougir.
Nous voyons dans l’histoire de nos roitelets que le Dieu du ciel et de la terre envoya un prophète pour élire Jéhu, hérétique, roitelet de Sichem, et même Hazaël, roi de Syrie, tous deux messies du Très-Haut : notre grand prophète Isaïe, dans son seizième capitulaire, appelle Cyrus messie ; notre grand prophète Ezéchiel, dans son vingt-huitième capitulaire, appelle messie et chérubin un roi de Tyr. Hérode, connu de votre majesté, a été appelé messie.
Messie signifie oint. Les rois Juifs étaient oints ; Jésus n’a jamais été oint, et nous ne voyons pas pourquoi ses disciples lui donnent le nom d’oint, de messie. Il n’y a qu’un seul de leurs historiens qui lui donne ce titre de messie, d’oint ; c’est Jean, ou celui qui a écrit un des cinquante Evangiles sous le nom de Jean : or, cet Evangile n’a été écrit que plus de quatre-vingts ans après la mort de Jésus : jugez quelle foi on peut avoir à un pareil ouvrage.
Jésus était un homme de la populace, qui voulut faire le prophète comme tant d’autres : mais jamais il ne prétendit établir une loi nouvelle. Ceux qui se sont avisés d’écrire sa Vie, sous le nom de Matthieu. Marc, Luc, et Jean, disent en cent endroits qu’il suivit la loi de Moïse. Il fut circoncis suivant cette loi ; il allait au temple suivant cette loi. « Je suis venu, dit-il, pour accomplir la loi qui a été donnée par Moïse ; vous avez la loi et les prophètes. La loi de Moïse ne doit point être détruite.»
Jésus n’était donc réellement qu’un de nos Juifs prêchant la loi Juive. Il est dit, dans cette loi juive, qu’elle doit être éternelle. « N’y ajoutez pas un seul mot, et n’en ôtez pas un seul. »
Il y a plus ; nous voyons dans cette loi ces propres paroles : « S’il élève au milieu de vous un prophète, ou quelqu’un qui dise avoir eu des visions en songe, et qu’il prédise des signes et des prodiges, et si ces signes et ces prodiges arrivent, et s’il vous dit : Suivons de nouveaux dieux, que ce prophète soit puni de mort… parce qu’il a voulu vous détourner de la voie que le Seigneur Dieu vous a prescrite… Si votre frère, ou le fils de votre mère, ou votre fils, ou votre fille, ou votre femme, ou votre ami, que vous aimez comme votre âme, vous dit : Allons, servons d’autres dieux, etc., tuez-le aussitôt, et que tout le peuple le frappe après vous.
Selon tous ces préceptes, dont je ne garantis pas la douceur, Jésus devait périr par le dernier supplice, s’il avait voulu changer quelque chose à la loi de Moïse. Mais si nous en voulons croire le propre témoignage de ceux qui ont écrit en sa faveur, nous verrons qu’il n’a été accusé devant les Romains que parce qu’il avait toujours insulté la magistrature et troublé l’ordre public. Ils disent qu’il appelait continuellement les magistrats hypocrites, menteurs, calomniateurs, injustes, race de vipères, sépulcres blanchis.
Or je demande quel est le Romain qu’on ne punirait pas, s’il allait tous les jours au pied du Capitole appeler les sénateurs sépulcres blanchis, race de vipères. On l’accusa d’avoir blasphémé, d’avoir battu des marchands dans le parvis du temple, d’avoir dit qu’il détruirait le temple, et qu’il le rebâtirait dans trois jours ; sottises qui ne méritaient que le fouet.
On dit qu’il fut encore accusé de s’être appelé fils de Dieu ; mais les chrétiens ignorants, qui ont écrit son histoire, ne savent pas que, parmi nous, fils de Dieu signifie un homme de bien, comme fils de Bélial veut dire un méchant. Une équivoque a tout fait, et c’est à une pure logomachie que Jésus doit sa divinité. C’est ainsi que parmi ces chrétiens, celui qui ose se dire évêque de Rome prétend être au-dessus des autres évêques, parce que Jésus lui dit un jour, à ce qu’on prétend : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon assemblée.
Certainement Jésus, malgré l’équivoque, ne songea jamais à se faire regarder comme fils de Dieu au pied de la lettre, ainsi qu’Alexandre, Bacchus, Persée, Romulus. L’Evangile attribué à Jean dit même positivement qu’il fut reconnu par Philippe et Nathanaël pour fils de Joseph, charpentier du village de Nazareth.
D’autres chrétiens lui ont composé des généalogies ridicules et toutes contradictoires, sous le nom de Matthieu et de Luc : ils disent que Mirja ou Maria l’enfanta par l’opération d’un esprit, et en même temps ils donnent la généalogie de Joseph, son père putatif ; et ces deux généalogies sont absolument différentes dans les noms et dans le nombre de ses prétendus ancêtres : il est bien sûr, sacrée majesté, qu’une imposture si énorme et si ridicule aurait été pour jamais ensevelie dans la fange où le christianisme est né, si les chrétiens n’avaient pas rencontré dans Alexandrie des platoniciens dont ils ont emprunté quelques idées, et s’ils n’avaient appuyé leurs mystères par cette philosophie dominante ; c’est là ce qui les a fait réussir auprès de ceux qui se paient de grands mots et de chimères philosophiques.
C’est avec je ne sais quelle trinité de Platon, avec je ne sais quels mystères emphatiques, touchant le Verbe, qu’on en imposa à la multitude ignorante, avide de nouveautés. La morale de ces nouveaux venus n’est certainement pas meilleure que la vôtre et la nôtre ; elle est même pernicieuse. On fait dire à ce Jésus : « qu’il est venu apporter la guerre, et non la paix ; qu’il ne faut pas prier ses amis à dîner quand ils sont riches ; qu’il faut jeter dans un cachot celui qui n’aura pas une belle robe au festin : qu’il faut contraindre les passants de venir à son festin, » et cent autres bêtises atroces de la même espèce.
Comme les livres chrétiens se contredisent à chaque page, ils lui font dire aussi qu’il faut aimer son prochain, quoique ailleurs il prononce qu’il faut haïr son père et sa mère pour être digne de lui ; mais par une erreur inconcevable, on trouve dans l’Evangile attribué à Jean ces propres paroles : « Je fais un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres. » Comment peut-il donner l’épithète de nouveau à ce commandement, puisque ce précepte est de toutes les religions, et qu’il est expressément énoncé dans la nôtre en termes infiniment plus forts : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ? »
Vous voyez, magnanime empereur, comme, dans les choses les plus raisonnables, les chrétiens introduisent l’imposture et le déraisonnement. Ils couvrent toutes leurs innovations des voiles du mystère et des apparences de la sanctification. On les voit courir de ville en ville, de bourgade en bourgade, ameuter les femmes et les filles ; ils leur prèchent la fin du monde. Selon eux, le monde va finir ; leur Jésus a prédit que dans la génération où il vivait la terre serait détruite, et qu’il viendrait dans les nuées avec une grande puissance et une grande majesté. L’apostat Saul l’a prédit de même ; il a écrit aux fanatiques de Thessalonique qu’ils iraient avec lui dans les airs au-devant de Jésus.
Cependant le monde dure encore ; mais les chrétiens en attendent toujours la fin prochaine ; ils voient déjà de nouveaux cieux et une nouvelle terre se former : deux insensés, nommés Justin et Tertullien, ont déjà vu de leurs yeux, pendant quarante nuits, la nouvelle Jérusalem, dont les murailles, disent-ils, avaient cinq cents lieues de tour, et dans laquelle les chrétiens doivent habiter pendant mille ans, et boire d’excellent vin d’une vigne dont chaque cep produira dix mille grappes, et chaque grappe dix mille raisins.
Que votre majesté ne s’étonne point s’ils détestent Rome et votre empire, puisqu’ils ne comptent que sur leur nouvelle Jérusalem. Ils se font un devoir de ne jamais faire de réjouissance publique pour vos victoires ; ils ne couronnent point de fleurs leurs portiques, ils disent que c’est une idolâtrie. Nous, au contraire, nous n’y manquons jamais. Vous avez daigné même recevoir nos présents ; nous sommes des vaincus fidèles, et ils sont des sujets factieux. Daignez juger entre eux et nous. »
L’empereur alors se tourna vers le sénateur, et lui dit : « Je juge qu’ils sont également insensés ; mais l’empire n’a rien à craindre des Juifs, et il a tout à redouter des chrétiens. » Marc-Aurèle ne se trompa point dans sa conjecture.
1 – La sixième, Silène. (G.A.)
2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article APOCRYPHES. (G.A.)