CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 6
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la marquise du Deffand.
Ferney, 26 Mars 1774.
J’aurais bien envie, madame, de vous payer votre quartier, puisque vous dites que je ne vous écris qu’une fois en trois mois ; mais, pour payer ses dettes, il faut être en argent comptant. Tout me manque, santé, loisir, esprit, imagination. Je suis accablé à l’âge de quatre-vingts ans d’affaires qui dessèchent l’âme, et de maux qui mettent le corps à la torture. Jugez, s’il vous plaît, si je ne suis pas en droit de vous demander du répit. Je voudrais être votre invalide, je suis mort. M. de Lisle, qui est tout à fait en vie, doit vous tenir lieu de tout. Je n’ai jamais vu un homme plus nécessaire à la société que lui. Les dragons de mon temps n’avaient pas l’esprit de cette tournure-là. Il ne veut pas croire que l’Epître à Ninon soit du jeune comte de Schowalow, et faite dans les glaces de la Newa. Quoique aimable que soit M. de Lisle, il se trompe. Rien n’est plus extraordinaire que cet assemblage de toutes les grâces françaises dans le pays qui n’était que celui des ours il y a cinquante ans ; mais rien n’est plus vrai. Vous avez dû voir, par vos conversations avec M. de Schowalow, l’oncle de l’auteur de l’épître, que la patrie d’Atilla n’était pas le pays des sots.
On parle français à la cour de l’impératrice plus purement qu’à Versailles, parce que nos belles dames ne se piquent pas de savoir la grammaire. Diderot est tout étonné de ce qu’il a vu et entendu.
C’est sans doute le style de nos arrêts du conseil et de nos édits de finance qui a porté le bon goût devers la mer Glaciale, et qui fait qu’on joue Zaïre en Russie et à Stockholm.
Vous souviendrait-il, madame, que vous m’écrivîtes une fois que Catherine n’était qu’une héroïne de gazettes ? Ce n’est pas de nos gazettes de Paris qu’elle est l’héroïne : elles ne lui sont pas favorables. J’espère que celles de Pékin lui rendront plus de justice. Il y a un homme dans mon voisinage qui sait fort bien le chinois, et qui a envoyé des vers chinois à l’empereur Kien-Long, lequel empereur passe pour le meilleur poète de l’Asie.
Pour Catherine, elle ne fait point de vers, mais elle s’y connaît fort bien ; et d’ailleurs elle fait de très bonnes plaisanteries sur le Cosaque (1) qui s’est mis en tête de la détrôner.
Vous ne vous souciez guère de tout cela, et vous faites bien. Vivez, madame. Je suis à vos pieds.
1 – Pugatschew. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
27 Mars 1774.
Grand merci, monsieur, de vos nouvelles, mais cent fois plus de la manière dont vous les contez. Vous êtes comme La Fontaine ; il n’inventait pas ses contes, mais il avait un style à lui. Vous devez avoir reçu l’Histoire de l’Inde, qui n’est pas un conte ; vous devez avoir lu le Catéchisme (1) des premiers brames, et vous ne m’en avez rien dit. Je vous l’adresserai pourtant sous l’enveloppe de votre général des dragons.
Mes respects à M. Goëzmann. Ne vous avais-je pas bien dit qu’il n’y avait qu’un coupable dans cette belle affaire, comme il n’y avait qu’un homme amusant ? Vous vous imaginiez donc que hors de cour signifiait justifié, déclaré innocent ? et, parce que vous écrivez mieux que nos académiciens, vous pensiez savoir la langue du barreau ? Je vous crois actuellement détrompé. Vous savez sans doute que hors de cour veut dire hors d’ici, vilain ! Vous êtes violemment soupçonné d’avoir reçu de l’argent des deux parties. Il n’y a pas assez de preuves pour vous convaincre, mais vous restez entaché, comme disait l’autre (2), et vous ne pouvez plus posséder aucune charge de judicature.
Pour le blâme de Beaumarchais, je ne sais pas encore bien précisément ce qu’il signifie ; pour moi, je ne blâme que ceux qui m’ennuient, et, en ce sens, il est impossible de blâmer Beaumarchais. Il faut qu’il fasse jouer son Barbier de Séville, et qu’il rit en vous faisant rire (3).
1 – Voyez les Fragments sur l’Inde, art. XXVI. (G.A.)
2 – L’autre ; le parlement, qui, n’ayant pu parvenir à juger M. d’Aiguillon, s’en dédommagea en le déclarant entaché dans son honneur : il devint ministre six mois après. (K.)
3 – On raconte que partout où M. de Beaumarchais se montrait, on l’entourait et on l’applaudissait ; que le lieutenant de police, qui lui voulait du bien, l’envoya chercher, et lui dit : « Je vous conseille, monsieur, de ne vous montrer nulle part ; ce qui se passe irrite bien des gens ; ce n’est pas tout d’être blâmé, sachez qu’il faut être modeste. » (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) – Ces mots désignent Beaumarchais.
à M. de Maupéou.
Monseigneur, il est dit, dans la Vie de Molière, qu’il obtint de Louis XIV un bénéfice pour le fils de son médecin, dont il n’avait jamais suivi les ordonnances. Je suis encore plus rebelle à celles de mon curé ; mais je ne sais si j’obtiendrai pour lui la ferme du Jong.
En attendant que M. le procureur général de Bourgogne vous envoie les informations que vous avez la bonté de demander, permettez que je vous dise ce que je sais des jésuites à qui cette ferme appartenait, et du pays barbare où je suis naturalisé.
Notre province de Gex est de six lieues de long sur deux de large, située le long du lac de Genève, entre le mont Jura d’un côté, et les Alpes de l’autre : pays admirable à la vue, et dans lequel on meurt de faim. Il n’y eut pendant longtemps dans ce désert que des prêches, des goîtres, et des écrouelles. Le canton de Berne, conquérant de ces vastes provinces, fut possesseur, au seizième siècle, de la métairie du Jong, conquise auparavant par des chartreux du pays de Vaud (lesquels n’existent plus) sur une famille de paysans du même canton, éteinte, ainsi que tous les moines, dans cette partie de la Suisse.
Les Bernois cédèrent depuis Gex et la ferme du Jong au duc de Savoie, et gardèrent le pays de Vaud, parce que le vin y est bien meilleur : ils gardèrent aussi le bien des chartreux dans cette province de Vaud ; et la ferme de Jong resta au duc de Savoie.
Henri IV, comme vous le savez, monseigneur, échangea le marquisat de Saluces pour la Bresse et pour notre petite langue de terre, en 1601. Nous fûmes presque tous huguenots jusqu’en 1685. Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, et tout le monde s’enfuit. Nos terres restèrent incultes, et ne sont même encore cultivées que par des Savoyards.
On avait envoyé des jésuites dans le pays dès l’an 1649, pour cultiver nos âmes ; et le cardinal Mazarin, le plus pieux des hommes, leur avait donné dès lors cette grange du Jong, que j’ai l’insolence de demander pour mon curé.
Les jésuites, en cultivant la vigne du Seigneur dans notre pays, firent assez bien leurs affaires. Permettez-moi de vous raconter, monseigneur, qu’en 1756, j’appris qu’ils avaient acheté à ma porte le bien de six gentilshommes, tous frères au service du roi, tous mineurs, tous orphelins, tous pauvres. Ce bien était en antichrèse, c’est-à-dire prêté à usure depuis longtemps. Nos missionnaires l’achetèrent d’un huguenot qui l’avait acheté lui-même à vil prix. Ainsi l’on vit la concorde établie entre les jésuites et les hérétiques. Les jésuites obtinrent, en 1757, des lettres patentes pour acheter ce bien ; ils les firent entériner au parlement de Bourgogne : c’était le révérend père Fesse qui conduisait cette négociation. On lui dit qu’il risquait beaucoup, que les six mineurs pourraient un jour rentrer dans leur terre, en payant l’argent pour lequel elle avait été antichrésée ; il répondit, dans un mémoire que j’ai vu, qu’il ne daignait rien, et que ces gentilshommes étaient trop pauvres. Cela me piqua. Je déposai l’argent qu’il fallait, et ces gentilshommes, nommés MM. de Crassy, très bons officiers, sont en possession de l’héritage de leurs pères. Le P. Fesse est actuellement à Lyon ; il a changé son nom en Fessi, de peur qu’on ne prît en ce nom pour des armes parlantes, attendu son énorme derrière.
Ce bien faisait partie du chef-lieu des jésuites ; ce chef-lieu s’appelle Ornex. Toutes les acquisitions faites par les jésuites l’environnent. Le tout vaut entre quatre et cinq mille livres de rente, distraction faite des terres rendues à MM. de Crassy. La ferme du Jong, donnée par le roi aux jésuites, peut valoir annuellement six cents livres ; elle est administrée par un procureur de Gex, nommé Martin, qui en rend compte au parlement de Dijon. Nous saisîmes le revenu du Jong, dans le procès en faveur des orphelins contre les jésuites. Nous apprîmes alors que cette métairie était un don royal, fait à condition d’édifier les huguenots. Elle est voisine de Ferney. J’ai eu le bonheur d’établir une colonie assez nombreuse, et des manufactures, dans cette paroisse ; le curé a besoin d’un vicaire. Nos curés, comme je crois avoir eu l’honneur de vous le dire, n’ont point de casuel, de peur que les hérétiques ne les accusent de vendre les choses saintes ; et si mon curé obtenait la ferme, il édifierait les hérétiques et ses ouailles.
Si par hasard la ferme du Jong était affectée en paiement des créanciers des jésuites, je ne demande rien pour mon curé ; je vous demande seulement pardon de vous avoir ennuyé du vrai portrait de mon pays et du P. Fesse.
à M. le baron de Constant de Rebecque.
11 Avril 1774.
L’ange exterminateur est chez nous. Wagnière et moi nous sommes au lit. Je m’y démène comme un possédé, quand je vois que les Welches de Paris ne veulent pas convenir que l’Epître à Ninon soit du comte de Schowalow. M. son oncle, qui est dans Paris, et qui a fait tirer une trentaine d’exemplaires de ce singulier ouvrage, sait bien ce qu’il en est. Il en a été aussi étonné que moi. Il y a un vers que je n’entends point, qui est probablement une faute d’impression. J’avoue que c’est un prodige qu’un tel ouvrage nous vienne du soixante et unième degré ; mais le génie, qui est rare partout, se trouve aussi en tout climat. Fontenelle avait tort de dire qu’il n’y aurait jamais de poètes chez les Nègres : il y a actuellement une Négresse qui fait de très bons vers anglais (1). L’impératrice de Russie, qui est l’antipode des Négresses, écrit en prose aussi bien que son chambellan en vers, et tous deux m’étonnent également. Ceux qui m’attribuent la Lettre à Ninon sont bien malavisés. Je ne dirai pas, comme madame Deshoulières :
Ce n’est pas tant pis pour l’ouvrage,
Quand on dit que nous l’avons fait (2).
Mais je ne suis pas assez impertinent pour me donner à moi-même les louanges que M. de Schowalow me prodigue dans son épître, et qui ne sont pardonnables qu’à l’amitié. Il est aussi faux que Catherine vende ses diamants, qu’il est faux que j’aie taillé ceux qu’on a envoyés de Pétersbourg à Ninon. J’ajoute qu’elle se moque très plaisamment de M. Pugatschew. On ne sait ce qu’on dit à Paris ni en vers ni en prose. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien me faire avoir l’épître de M. Dora (3), qui ne sera certainement pas tombé dans l’erreur du public. Le vieux malade vous embrasse très tendrement.
1 – Phillis-Wheatley, de Boston, morte en 1787. (G.A.)
2 – Réponse à M. de Saint-Gilles. (G.A.)
3 – Ninon à un comte russe, réponse à Schowalow. (G.A.)
à M. Cailleau.
13 Avril 1774.
Monsieur, quoique j’avance à pas de géant à mon seizième lustre, et que je sois presque aveugle, mon cœur ne vieillit point ; je l’ai senti s’émouvoir au récit des malheurs d’Abélard et d’Héloïse (1), dont vous avez eu l’honnêteté de m’envoyer les Lettres et les Epîtres, que je connaissais déjà en partie. Le choix que vous en avez fait, et l’ordre que vous y avez donné, justifient votre goût pour la littérature. Votre réponse à la lettre de notre ami Pope m’a beaucoup intéressé ; elle enrichit votre collection ; elle est purement écrite, et avec énergie. Qu’elle peint bien les agitations d’un cœur combattu par la tendresse et le repentir ! Il serait à souhaiter que ceux qui exercent l’art typographique eussent vos talents ; le siècle des Elzévier, des Estienne, des Frœben, des Plantin, etc., renaîtrait. Je ne le verrai point, mais je mourrai du moins avec cette espérance. Je suis, etc.
1 – Le libraire Cailleau avait publié les Lettres d’Héloïse à Abélard, avec une Vie de ces amants et une réponse à Pope. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
18 Avril 1774.
Autant le vieux malade, monsieur, est enchanté de vos bontés et de vos lettres, autant il est affligé de votre incrédulité ; c’est très sérieusement que je vous le dis. Toute la cour de Russie me saurait assurément très mauvais gré, si j’avais eu l’impudence de mettre un ouvrage un peu licencieux et un peu téméraire sous le nom d’un chambellan de l’impératrice, et d’un président de la législation. Je serais, de plus, un faquin très méprisable, si je m’étais loué moi-même dans cette pièce, qu’on m’attribue. Ne me faites pas passer, je vous en prie, pour un malhonnête homme et pour un ridicule ; je ne sais de ces deux réputations laquelle est la plus cruelle. Ne me citez point M. d’Adhémar ; il y a très grande apparence qu’il était parti de Pétersbourg avant que le jeune comte de Schowalow eût fait son Epître à Ninon. Je venais de la recevoir, lorsque l’autre comte de Schowalow, son oncle, vint chez moi, il y a environ un mois. Il la fit imprimer sur-le-champ à Genève, et en fit tirer une quarantaine d’exemplaires ; il en a gardé l’original. Ce sont des faits qu’il vous sera aisé de constater avec lui, quand vous le verrez chez madame du Deffand, où il va quelquefois.
J’avoue qu’il y a quelque ressemblance entre mon style et celui du jeune poète russe. Il s’exprime très clairement, et ne court point après l’esprit ce sont mes seules bonnes qualités. J’ai fait des disciples en Prusse et à Pétersbourg, et mes ennemis sont à Paris.
Catherine II me mandait, il n’y a pas longtemps, qu’il fallait qu’il y eût deux langages en France, celui des beaux esprits et le mien, mais qu’elle n’entendait rien au galimatias du premier.
Je viens, dans ma juste colère, de faire imprimer à Genève (1) une édition de l’Epître à Ninon. Je vous l’envoie en vous protestant encore de mon innocence et de ma douleur.
On dit que madame de Brionne va chez le médecin suisse avec M. le duc de Choiseul ; je ne le crois point. Je puis vous certifier, par de très tristes exemples, que ce médecin des urines n’est pas digne de voir les conduits de l’usine de madame de Brionne, et que c’est le plus plat charlatan qui existe ; mais c’est assez qu’il tienne cabaret au haut d’une montagne, pour qu’on aille le consulter.
N.B. – Votre dernière lettre a été ouverte et mal recachetée. Je ne m’étonne pas qu’on soit curieux de vous lire ; mais, quand vous voudrez me faire cette faveur, ayez la bonté d’envoyer votre lettre chez Marin quès-à-co (2), qui me fait tout tenir sûrement.
1 – Epître à Ninon Lenclos et réponse à M. de V***, publiées par M. Asinoff, ancien pasteur d’Oldenbourg ; nouvelle édition. La Réponse est de Maucherat de Longpré. (G.A.)
2 – Sobriquet que Beaumarchais, dans ses Mémoires, donne à Marin. (K.)