CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 5

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à M. d’Étallonde de Morival.

 

Au château de Ferney, 8 Mars 1774.

 

 

          Je reçois, monsieur, votre lettre du 22 de février : ma réponse ne peut partir que le 8 de mars. Si vous avez besoin de quelque argent pour votre voyage, je ne doute pas que M. Rey ne vous en fournisse sur ce simple billet : je connais son cœur. J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec un entier dévouement, votre très humble, etc. VOLTAIRE, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi.

 

(1) - J’ai envoyé au roi de Prusse la lettre que vous me fîtes l’honneur de m’écrire il y a deux mois, dans laquelle vous me marquiez tout le zèle qui vous attache à son service, et toute votre reconnaissance. Il ne me reste plus qu’à trouver autant de bienveillance dans le cœur du magistrat de qui seul dépend votre affaire, qui est devenue la mienne.

 

 

1 – Selon M. Beuchot, cet alinéa, qui est un post-scriptum, doit n’avoir été écrit que trois jours après la lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

Ferney, 12 Mars 1774.

 

 

          J’ai recours à vous, mon cher ami ; je vous prie de me tirer de peine. J’ai écrit deux fois depuis le commencement de février à M Wreiden (1). Je lui ai envoyé les quittances d’un argent qu’il devait me payer, et que je n’ai point reçu. Il ne me fait aucune réponse. Serait-il malade ? serait-il absent ? Y aurait-il quelque changement ? Je vous prie de me mettre au fait. J’écris de ma main avec beaucoup de peine, à mon âge de quatre-vingts ans. Ainsi je finis en vous embrassant. Votre vieil ami.

 

 

1 – Caissier général de la chambre électorale des finances. (Note de Colini.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

14 Mars 1774 (1).

 

 

          Je suis fort embarrassé, monsieur, entre l’hippopotame et le tonnerre et les jésuites. Je me tais sur l’hippopotame (2). J’ai dans mon jardin un conducteur que j’appelle l’antitonnerre (3) ; il est de cent pieds de haut ; voici le temps des Salmonées (4). Je vais envoyer chez Baron (5) le notaire de la foudre, et pour cela, il faut que j’écrive au mien. En attendant, voici quelques fusées qu’on a tirées au nez de saint Ignace (6), Bertrand les avait demandées à Raton. Si vous n’en êtes pas contents, messieurs, allumez-en votre feu.

 

          Est-ce que La Condamine avait subi l’opération d’Origène à soixante-quatorze ans ? Que ne laissait-il agir la nature ? Il n’a voulu ni vivre, ni mourir comme un autre. Mais chacun fait comme il l’entend.

 

          Ce n’est point à Ferney qu’un comte de Schowalow a fait l’Epître à Ninon, c’est à Pétersbourg ; ce n’est point le comte de Schowalow (7) qui est à Paris, c’est son neveu, jeune homme de vingt-sept ans. Cela me fait croire que, du temps d’Attila, les Huns faisaient de fort jolis vers latins.

 

          Arrangez-vous, monsieur, avec votre camarade M. d’Alembert, pour le petit paquet ci-joint. J’ai actuellement un petit procès ; mais Goëzmann ne sera pas mon rapporteur. Conservez toujours un peu de bonté pour le vieil homme de la montagne.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Marin. (G.A.)

3 – Paratonnerre. (G.A.)

4 – Salmonée fut foudroyé par Jupiter pour avoir voulu imiter le tonnerre. (G.A.)

5 – Chimiste. (G.A.)

6 – La Lettre d’un ecclésiastique, etc. (G.A.)

7 – Jean Schowalow. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

Ferney, 16 Mars 1774.

 

 

          Bienheureux ceux qui ont de la santé, s’ils sentent leur bonheur ! Tous nos voisins, et madame Dupuits et moi, nous sommes sur le grabat ; chacun est damné dans ce monde à sa façon. Pour moi, je dis dans ma chaudière : Comment se porte le serin ? viendra-t-il nous voir au printemps ? restera-t-il dans la cage de M. Lamure (1) ?

 

          J’ai prêté la quatrième Philippique de Beaumarchais dans Genève : donc elle ne me reviendra pas. On a imprimé tout ce procès à Lyon ; M. Vasselier peut vous le faire tenir. Beaumarchais a eu raison en tout, et il a été condamné. L’arrêt ne réussit pas mieux à Paris qu’à Montpellier (2).

 

          La colonie prospère, mais moi je suis bien loin de prospérer. Madame Denis sort en carrosse ; elle va chez madame Dupuits et madame Racle, qui sont toutes deux grosses. Madame Dupuits, souffre beaucoup ; mais qui ne souffre pas, soit de corps, soit d’esprit ? Ce monde-ci est une vallée de misère, comme vous savez. Le bonheur n’est qu’un rêve, et la douleur est réelle ; il y a quatre-vingt ans que je l’éprouve. Je n’y sais autre chose que me résigner, et me dire que les mouches sont nées pour être mangées par les araignées, et les hommes pour être dévorés par les chagrins. Celui d’être loin de vous et du serin est bien grand pour le vieux malade.

 

 

1 – A Montpellier. (G.A.)

 

2 – Cet arrêt a été cassé d’une voix unanime, sous Louis XVI, par la grand’chambre et la Tournelle assemblées, quand le vrai parlement fut rétabli dans ses fonctions. M. de Beaumarchais, rendu à son état de citoyen, fut porté par le peuple, de la grand’chambre à son carrosse, au milieu d’un concours d’applaudissements, fondant en larmes, et presque étouffé par la foule. (Note du correspondant général de la Société littéraire typographique.) (K.) – Ces mots désignent Beaumarchais.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

21 Mars 1774.

 

 

          Ma strangurie est revenue me voir, mon cher ange, je souffre comme un damné que je suis ; mais je commande à mes souffrances de me laisser dicter que j’ai bien reçu votre lettre du 11mars, que je vous en remercie tendrement, que je trouve vos conseils aussi sages que votre conduite, et que je les avais prévenus, quoique ma conduite n’ait jamais été aussi sage que la vôtre.

 

          Vous savez qu’en fait d’histoire je me suis toujours défié de la foule de ces empoisonnements dont les chroniqueurs aiment à grossir leurs ouvrages. Passe pour Britannicus ; je veux bien croire que Néron lui donna une grosse indigestion à souper. Je n’aime pourtant pas trop que l’on fonde une tragédie sur un plat de champignons ; et, sans les belles scènes de Burrhus et même de Narcisse, je serais de l’avis du parterre, qui réprouva cette pièce aux premières représentations. Mais je ne croirai jamais qu’un fou ait empoisonné deux de ses femmes l’une après l’autre. Je crois plus volontiers aux sottises, aux absurdités, aux cabales, aux inconséquences, aux misères, dont votre ville de Paris abonde.

 

          Je n’ai jamais lu Eugénie. On m’a dit que c’est une comédie larmoyante. Je n’ai pas un grand empressement pour ces sortes d’ouvrages ; mais je lirai Eugénie pour voir comment un homme aussi pétulant que Beaumarchais a pu faire pleurer le monde. On m’a dit qu’on riait encore dans Paris de l’aventure de Crispin rival (1).

 

          Je vous avoue que j’ai une répugnance extrême à remercier un duc espagnol (2) d’une chose que je dois ignorer. Ma pauvre statue m’a attiré tant d’ennemis, que je suis affligé toutes les fois qu’on m’en parle. Je m’étais bien douté que cette statue serait barbouillée par tous les gredins de la littérature. Je l’avais mandé à Pigalle, et même en vers assez plats. Toutes les fois qu’on veut trop élever un contemporain, il est sûr de trouver beaucoup de gens qui le rabaissent. C’est l’usage de tous les temps. Je fais plus de cas de votre amitié que de toutes les statues du monde, et elle me console de toutes les injures qu’on me dit.

 

          Consolez-moi aussi de l’impertinence de ce Taureau blanc qui court les rues de Paris. Je crains bien qu’il ne me donne de furieux coups de cornes ; et, à mon âge de quatre-vingts ans, il ne me sied pas de me battre contre les taureaux, comme un Espagnol. La nature et la fortune me font assez de mal sur la fin de ma vie. Cette fin sera, comme le commencement, toute entière à vous. Je me mets aux pieds de madame d’Argental.

 

 

1 – Le 12 mars, le public avait appliqué à l’affaire Beaumarchais quelques traits de cette comédie de Lesage. (G.A.)

2 – Le duc d’Albe. Voyez la lettre de d’Alembert du 13 mai 1773. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

A Ferney, 21 Mars 1774 (1).

 

 

          Le vieux malade, monsieur, et sa nièce, vous remercient plus que jamais. J’étais accablé de maux quand je reçus votre lettre du 17 mars, et je les oubliai tous. Je vous avais encore l’obligation de m’avoir écrit le 24 février, et je n’avais pas manqué de vous dire, sous l’enveloppe de M. le duc de Coigny, combien je suis sensible à tout le plaisir que vous me faites ; je n’ai point d’autre adresse. Vous m’écrivez des choses charmantes sur les autres, et vous ne m’avez rien dit de vous. Je ne sais pas seulement où vous demeurez ; peut-être ne demeurez-vous point, peut-être voyagez-vous de belle en belle et de château en château, comme les anciens troubadours et les anciens héros.

 

          Je hasarde encore ce petit billet-ci à l’adresse de M. le duc de Coigny, pour vous dire qu’il n’y a rien au monde de si plaisant que toutes ces aventures qui viennent de se passer excepté la peinture que vous en faites.

 

          Si les autre petits vers à l’honneur des talents et de la modestie de M. le marquis (2) ne sont pas de vous, ils sont donc de quelqu’un qui a autant d’esprit que vous, et qui entend parfaitement la bonne plaisanterie. Je suis bien aise qu’il y ait deux personnes dans Paris qui puissent faire de si jolies choses.

 

          Je ne suis point étonné qu’on ait tant ri de Crispin rival. J’en ai ri aussi longtemps et aussi haut que le parterre. J’en suis encore tout honteux  car cela ne sied pas à la gravité de ma vieillesse ni au sérieux de ma maladie.

 

          Oui vraiment, j’aime madame du Deffand, et je l’aimerai toute ma vie, eussé-je cent ans et elle aussi ; mais comme elle ne m’écrit point, et que je n’écris guère, ma passion pour elle consiste dans les regrets. Si dans vingt ou trente ans d’ici, je faisais un petit voyage à Paris, ce serait pour vous entendre tous deux. Mais j’ai un petit malheur, c’est que je suis beaucoup plus sourd que ne l’ét          ait le président Hénault. Je perds mes cinq sens. On prétend qu’il me reste une âme, je le veux croire ; mais en vérité cela ne suffit pas. Supposez que j’en aie une, elle est pénétrée pour vous, monsieur, d’estime et d’amitié, et tout ce que je désire, c’est que vous veniez voir encore M. Tissot ou le médecin des urines. Recevez les très tendres respects de V.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le marquis de Pezay, auteur des Campagne de Maillebois d’une traduction de Catulle, de Zélie au bain, etc. marquis, prosateur et poète également ridicule. Voici le quatrain :

 

Ce garçon a beaucoup acquis,

Beaucoup acquis, je vous assure :

Il s’est fait poète et marquis.

Et tous deux malgré la nature.

                                                                     A. François.

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

                                                                                                                           22 Mars 1774 (1).

 

 

          Le vieux malade aveugle envoie à ses anges une Sophonisbe toutes musquée ; s’il prend congé de la compagnie,

 

C’est ainsi qu’en partant il vous fait ses adieux.

 

          Je recommande à vos charités sa dernière fille.

 

          On lui mande que ceux (2) qui ont si joliment accommodé le chevalier de La Barre et le comte de Lally pourraient bien revenir. Tâchez qu’il ne meure point avec ce déboire.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Les membres de l’ancien parlement. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

A Ferney, 23 Mars 1774 (1).

 

 

          Le vieux malade de Ferney embrasse de ses bras bien faibles le plaideur qui, Dieu merci, ne plaide plus, et qui ne devait assurément jamais être mis en cause dans une affaire si impertinente. Il est bien prouvé par l’événement que Beaumarchais aurait dû suivre vos bons conseils et se taire. Vous savez sans doute qu’il a donné sa procuration à Lépine, et qu’il fait un trou dans la lune. Lépine a une maison dans Ferney ; on y travaille beaucoup pour lui : il faut mieux faire des montres que des factums.

 

          Comment gouvernez-vous M. Pugatschew ? J’ai eu chez moi l’hetman des Cosaques, avec lequel on le dit fort lié. Ce procès-là me paraît assez intéressant ; mais je crois que Catherine se tirera mieux d’affaire que madame Goezmann.

 

          Voulez-vous bien avoir la bonté de faire passer l’incluse à M. de La Harpe ? Vous ne vous lassez point de faire des plaisirs aux gens de lettres.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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