CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 19

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à M. l’abbé de Voisenon.

 

10 Octobre 1774.

 

 

          Je ne suis absolument content, mon cher confrère, ni de votre dernière lettre sur le prétendu théologien, ni de celle que M. le maréchal de Richelieu m’écrit à ce sujet.

 

          La Lettre d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois Siècles est plus répandue que vous ne pensez. On en a fait une nouvelle édition. Tous les journaux en parlent, excepté la Gazette de Paris (1). Je vous envoie l’extrait qui s’en trouve dans la Gazette universelle de Littérature qui se fait aux Deux-Ponts, et qui a un grand cours dans toute l’Europe.

 

          Vous ne devez pas douter qu’un ouvrage dans lequel on parle si hardiment de tant d’hommes en place, et où il est question de tant de gens de lettres connus, ne soit très recherché, au milieu même des cabales et des intrigues qui divisent la France sur des objets plus considérables. L’auteur a tort de daigner raisonner et plaisanter avec un coquin aussi méprisable que l’abbé Sabatier ; mais enfin il y parle de presque tous les hommes de ce siècle qui ont de la réputation, de M. d’Alembert, de l’abbé de Chaulieu, de Pope, de vous, de cent personnes qui sont sous les yeux du public. Vous devez sentir qu’il doit être lu.

 

          Puisque vous savez qu’il est de M. l’abbé du Vernet, ami de plusieurs académiciens, vous pouvez savoir aussi que le même abbé du Vernet donne tous les mois, dans le Journal encyclopédique, un mémoire contre l’infâme auteur des Trois Siècles ; mais aussi vous avez trop de raison, trop d’esprit, et trop d’équité, pour ne pas sentir qu’il est impossible que j’aie la moindre part à cet ouvrage. Il faudrait que je fusse un monstre et un fat pour dire du mal de vous, et pour célébrer mes louanges.

 

          Il y a, à la fin de cet ouvrage, une satire sanglante de tout le clergé, que je trouve très condamnable. Il ne faut jamais outrager un corps, et surtout le premier du royaume. On peut s’élever contre des abus, mais on doit toujours respecter le premier des ordres de l’Etat.

 

          Je ne puis me plaindre ce que M. l’abbé du Vernet a dit de moi, je ne puis condamner ce qu’il dit de M. d’Alembert ; mais je désapprouve hautement ce qu’il dit de vous, non seulement parce que je vous suis attaché depuis quarante ans, mais parce qu’il est faux que vous ayez jamais écrit les ordures qu’on vous reproche. Je suis votre ami, je le suis de M. d’Alembert, et vous me devez la même justice que je vous rends.

 

          Si on m’avait consulté, cet ouvrage aurait été plus circonspect, et n’aurait point compromis des personnes que j’honore (2). Il y a quelques anecdotes très fausses que j’aurais relevées.

 

          C’est une cruauté insupportable de m’avoir soupçonné un moment d’avoir part à cette brochure ; et vous ne sauriez croire à quel point j’ai été affligé que vous ayez pu hésiter sur mes sentiments pour vous, que j’ai manifestés dans toutes les occasions de ma vie. Je n’ai jamais succombé sous mes ennemis, et je n’ai jamais manqué à mes amis. Comptez sur mon cœur, qui n’est point desséché par la vieillesse comme mon esprit.

 

 

1 – Il désigne ici la Gazette de France. (G.A.)

2 – Entre autres, Voisenon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

Ferney, 10 Octobre 1774 (1).

 

 

          Le vieux malade de Ferney remercie très humblement monseigneur le contrôleur général de la bonté qu’il a eue pour le frère de feu Damilaville.

 

          Il a entendu parler de cent mille écus appartenant de droit à un sage et renvoyés au trésor royal par un homme vertueux (2).

 

          La lettre en brevet (3) qui exemptait de tout impôt la colonie de Ferney et de Versoix, fut envoyée par les colons à M. l’abbé Terray et doit être dans ses papiers. Ils attendront les ordres de monseigneur le contrôleur général, et s’y conformeront avec soumission et reconnaissance. Le bon vieillard Siméon bénit Dieu, quia audierunt aures meœ salutare nostrum.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2- Il s’agit du pot-de-vin des fermiers généraux refusé par Turgot. (G.A.)

3 – Du mois de mars 1770. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

10 Octobre 1774.

 

 

          Mon cher ange, vous êtes trop bon ; vous venez à mon secours dans un temps bien critique pour moi. Malgré les bontés de M. Turgot, sur lesquelles j’ai toujours compté, les commis de la nouvelle ferme du marc d’or sont venus effaroucher la colonie que j’ai établie avec tant de frais, et cent pères de famille sont près de m’abandonner. La mort de Laleu (1) a mis au jour ma misère. J’ai vu, entre autres mortifications, que M. le maréchal de Richelieu me devait près de cinq années d’une rente que je croyais payée, et que toutes mes affaires sont dérangées. Ce n’est pas ce désordre qui me ferait aller à Paris, c’est la consolation de vous revoir, et d’oublier auprès de vous toutes les afflictions qui fondent sur moi ; mais j’ai quatre-vingts ans, et je souffre vingt-quatre heures par jour. Le mal me cloue ; voilà mon état : il faut faire contre fortune et nature bon cœur.

 

          J’ai toujours chez moi une jeune victime de la superstition des cannibales. J’attends un certificat du roi son maître, qui m’a envoyé ce pauvre jeune homme. Ce certificat me serait très nécessaire, mais j’ai peur qu’il ne veuille pas se compromettre.

 

          Mon gros petit-neveu d’Hornoy me mande qu’un de ses confrères, son ami et ami intime du grand-référendaire, pourrait servir beaucoup dans cette affaire ; je voudrais, mon cher ange, que vous pussiez voir d’Hornoy. La proposition qu’on sera obligé de faire sera bien délicate : car ce jeune homme, plein d’honneur et de courage, ne veut point subir l’humiliation d’aller se mettre à genoux pour entérinement ; et, sans cet entérinement les lettres de grâce ne sont point valables. Il faudrait donc exprimer dans les lettres, « qu’attend son service auprès du roi son maître, on lui accorde tout le temps nécessaire pour faire entériner ces lettres. »

 

          Ce serait une dérogation aux usages de la chancellerie très difficile à obtenir. Son souverain m’a mandé (2) « qu’en dernier lieu il a empêché une guerre qui allait embraser l’Europe. » Si cela est, le ministère sera bien aise de favoriser un de ses officiers ; mais enfin qui peut y compter ? Tout cela est bien étrange. Ma correspondance assez vive avec ce souverain est plus étrange encore, et vous êtes témoin à Paris de choses beaucoup plus étranges. J’attends donc ; mais on meurt en attendant. Qu’il serait doux, avant ce moment, de venir tout courbé, tout ratatiné, sans dents et sans oreilles, revoir encore avec mes faibles yeux celui à qui je suis attaché depuis soixante-dix ans, et de me mettre aux pieds de madame d’Argental !

 

 

1 – Son notaire. (G.A.)

2 – Le 19 septembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 14 Octobre 1774 (1).

 

 

          Je vous suis assurément très obligé, monseigneur, de la justice que vous voulez bien faire rendre aux artiste de Ferney, qui ont fourni la montre pour les présents du mariage de madame la comtesse d’Artois. Cette bonté de votre part est d’autant mieux placée, que les ouvriers, qui ont fait cette montre, sont les plus pauvres de la colonie, et que je suis certain qu’ils n’avaient voulu rien gagner sur cet ouvrage, afin de mériter votre protection et celle de MM. les premiers gentilshommes de la chambre.

 

          Il est singulier que presque tous les ouvriers que j’ai établis à Ferney travaillent pour les horlogers de Paris, qui mettent hardiment leurs noms aux montres qui se font chez moi.

 

          Si le ministère pouvait nous tenir la parole que M. le duc de Choiseul nous avait donnée d’exempter d’impôts cette colonie, il est sûr qu’elle serait très utile au royaume, et qu’avec le temps son commerce l’emporterait sur celui de Genève. Je suis parvenu à faire une assez jolie petite ville d’un hameau misérable et ignoré, et à établir un commerce qui s’étend en Amérique, en Afrique et en Asie. L’unique avantage que j’ai retiré de cet établissement, est la satisfaction d’avoir fait une chose qui n’est pas fort ordinaire aux gens de lettres ; il me semble du moins que c’est se ruiner en bon citoyen.

 

          C’est aussi en bon citoyen que je mourrai attaché à mon héros, qui a rendu tant de services à l’Etat dans des carrières un peu plus nobles et plus brillantes, dont rien n’altérera jamais la gloire. Souvenez-vous toujours avec bonté du vieillard de Ferney.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 17 Octobre 1774 (1).

 

 

          Votre gloire est si peu compromise dans l’étonnante affaire des faux billets (2), et vous êtes si supérieur à cette misérable affaire, que je ne crains point, monseigneur, d’abuser de votre loisir et de vos bontés en mettant sous vos yeux la lettre du joaillier du roi, Aubert, et celle du notaire de madame du Barry aux fabricants de Ferney, au sujet de la montre en question.

 

          Vous verrez, par les deux endroits soulignés, que le joaillier du roi n’accuse pas juste, et que M. Lepot d’Auteuil est convaincu de la générosité de madame du Barry.

 

          Je vois, par la lettre dont vous m’avez honoré sur cette affaire, qu’elle dépend entièrement de vous, et non du ministère des affaires étrangères. Le sieur Aubert offre, après deux années, de rendre la montre aux ouvriers qui l’ont faite, ce qui les jetterait dans un nouvel embarras. Ils sont les moins riches de tous ceux à qui j’ai donné dans Ferney des établissements : et je suis si épuisé par les frais immenses qui sont très au-dessus de mon état et de ma fortune que je serais très embarrassé s’il me fallait encore prendre sur moi cette perte.

 

          Je compte donc sur la bonté avec laquelle vous voulez bien que M. de La Ferté fasse payer le prix de la montre aux sieurs Céret et Dufour, fabricants de Ferney.

 

          Après vous avoir importuné de cette bagatelle, permettez que je revienne à l’affaire des faux billets. Un des complices, qui s’était enfui dans mon voisinage, et qui devait être arrêté, a été, comme vous savez, manqué d’un quart d’heure. Mais ce qui me fait le plus de peine, c’est l’acharnement de certaines personnes à vouloir jeter des nuages sur une affaire si claire et si démontrée. On prend parti contre moi avec la même véhémence que quand il s’est agi de l’ancien et du nouveau parlement ; il faudra du temps pour que cet esprit de faction se dissipe.

 

          Je rends grâces à tous les maux que me fait la nature, et qui m’empêchent de revoir Paris ; ils me sauvent des injustices dont je serais témoin et victime.

 

          Si vous aviez eu le temps de lire la lettre d’un prétendu théologien à je ne sais quel gredin nommé l’abbé Sabatier, vous auriez vu bien clairement que l’abbé Voisenon n’y était insulté que parce qu’il avait pris parti pour le précédent ministère.

 

          Je prends parti pour mes blés qui me fournissent très peu de pain, et pour mes vignes qui me donnent du vin détestable. J’attends mes neiges avec frayeur, et je gémis avec une douleur inexprimable sur l’impossibilité où je suis réduit de porter mes hommages à mon héros : il est triste de mourir si loin de lui.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Affaire Saint-Vincent. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 17 Octobre 1774.

 

 

          Quoiqu’il y ait, monseigneur, un paquet de moi à la poste ce matin lundi 17 octobre, j’ai encore le temps de répondre à la lettre du 12 dont vous m’honorez.

 

          Je ne puis cesser de vous dire que vous faites très bien de mettre au jour, par la voix de la justice, l’affaire odieuse et absurde qui vous est suscitée par la friponnerie la plus grossière. Vous avez des ennemis secrets dans Paris qui parlent beaucoup plus hautement que dans des cafés, qui parleront et qui l’écriront jusqu’à ce qu’une sentence leur impose le silence qu’ils auraient dû garder.

 

          Je n’ai jamais su qui m’avait envoyé le mémoire de madame de Saint-Vincent. Ce mémoire est manuscrit et n’est signé de personne ; ainsi je ne puis le regarder que comme un libelle. Il y a de la rage à prendre le parti d’une femme si criminelle, et qui est absolument abandonnée de toute sa famille en Provence. Certainement cette affaire ne peut vous être désagréable qu’autant qu’elle vous dérobe un temps précieux.

 

          L’abbé de Voisenon a été instruit, à ce qu’on m’assure, que c’est M. l’abbé du Vernet qui est l’auteur de la Lettre d’un théologien. Cet abbé, qui demeure à la barrière Notre-Dame des Champs, est ami de quelques-uns de vos confrères de l’Académie. Il a, dit-on, beaucoup d’esprit. Ce n’est pas lui qui a fait les articles concernant la géométrie, qu’il n’a jamais étudiée. Il s’est trompé sur plusieurs choses plus importantes ; mais ces choses, importantes pour quelques personnes, doivent être bien indifférentes pour vous.

 

          Je souhaite passionnément que vous alliez à Fontainebleau, tandis que je serai dans mon lit et que je ne verrai que des neiges par ma fenêtre. Je réchaufferai ma méchante machine en pensant à vous, et en vous souhaitant une vie aussi longue qu’elle a été agréable et glorieuse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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