CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 13

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

Ferney, 28 Juillet 1774 (1).

 

 

Huc quoque claratui pervenit fama triumphi,

Lanquida quo fessi  vix-venit aura noti.

 

OVID., Pont., liv II, ép. I.

 

          M. de Condorcet me mande qu’il ne se croit heureux que du jour (2) où M. Turgot a été nommé secrétaire d’Etat.

 

          Et moi, monseigneur, je vous dis que je me tiens très malheureux d’être continuellement près de mourir, lorsque je vois la vertu et la raison supérieure en place. Vous allez être accablé de compliments vrais, et vous serez presque le seul à qui cela sera arrivé. Je suis bien loin de vous de mander une réponse ; mais en chantant à basse note De profeadis pour moi, je chante Te Deum laudamus pour vous.

 

          Le vieux très moribond et très aise ermite de Ferney.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le 20 Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Perronet.

 

Au château de Ferney, 28 Juillet 1774.

 

 

          Vous me donnez, monsieur, une grande envie de prendre la poste pour venir voir le pont de Neuilly. Je partirais sur-le-champ, si mes quatre-vingts ans et mes maladies continuelles ne me retenaient. Il est triste de mourir sans avoir vu les monuments qui illustrent sa patrie. Je vous remercie bien sensiblement d’avoir eu la bonté de me faire voir le dessin de ce bel ouvrage. Je ne doute pas que le roi n’emploie vos rares talents à de nouveaux chefs-d’œuvre qui immortaliseront son siècle et son règne. Je vous prie de me compter dans le grand nombre de vos admirateurs. Les estampes me paraissent dignes du pont. Vous m’avez pénétré de l’estime et de la reconnaissance sincères avec lesquelles j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

29 Juillet 1774 (1).

 

 

          Enfin donc, mon cher ange, le grand-référendaire (2) l’emporte ! Pourrait-on ne pas sentir le service essentiel qu’il a rendu à la couronne, et j’ose dire à la nation ? Je reconnais vos bontés et votre amitié à la conversation que vous avez eue avec lui.

 

          Si vous voulez jeter un coup d’œil sur ma requête au roi en son conseil des finances, signée par cent pères de famille, et dont l’original est entre les mains de M. l’abbé Terray, vous verrez que j’ai plus d’une affaire auprès du grand-référendaire ; mais il n’a que sa voix, et M. l’abbé Terray paraît souverain dans tout ce qui concerne l’argent comptant.

 

          J’ai une requête plus importante encore à présenter dans quelque temps (3) ; il s’agit d’une chose à laquelle vous vous intéressez : il est question d’humanité et de justice. Il faut faire amende honorable à la nature et à la raison d’une barbarie abominable commise, il y a quelques années, avec le poignard des lois ; c’est tout ce que je peux vous en dire pour le présent. Je suis devenu une espèce de Don Quichotte et de redresseur de torts ; mais j’ai bien peur de ne pas mieux réussir que lui. Il me semble que mon personnage serait plus plaisant à mettre sur le théâtre que le Vindicatif.

 

          Comment notre nation, qui n’était que ridicule il y a quelques années, peut-elle être devenue si atroce ? C’est une question que me font souvent les étrangers. Je leur réponds que la même nation a fait la guerre de la Fronde et la Saint-Barthélemy, et que la poudre de succession était à la mode dans le temps le plus brillant de Louis XIV, au milieu des beaux-arts, des plaisirs et de la galanterie. Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges avec des élans de dévotion.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Turgot. (G.A.)

3 – Pour d’Etallonde de Morival. Voyez, l’Affaire La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

29 Juillet 1774.

 

 

          Je ne suis pas surpris que mon héros ne m’ait pas donné ses ordres ; je me suis bien douté que ma petite demi-dormeuse, que j’appelle ma commode, et que j’avais fait faire exprès dans mon village (1), me serait inutile, surtout quand j’ai su qu’un voyageur (2) très connu de mon héros était en Suisse. J’ai conclu que le ciel s’opposait à mon voyage de Bordeaux, et qu’il fallait que je mourusse dans mon trou.

 

          O destinée ! destinée ! les Turcs ont bien raison de croire à la fatalité. Cependant mon héros, à ce qu’il me semble, a toujours maîtrisé assez cette destinée, et s’est toujours noblement tiré d’affaire. Que dire et que faire contre un homme qui a servi l’Etat soixante ans, et qui commença par être blessé au siège de Fribourg, si longtemps avant que la famille royale fût née ? Ceux qui pourraient être jaloux de vous ont-ils pris Mahon, ont-ils fait passer l’armée anglaise sous les Fourches-Caudines ? etc., etc.

 

          Donc j’ai dit en moi-même : Il continuera à régner dans l’Aquitaine, sans y lire même les vers orduriers du poète Ausone, natif de Bordeaux, et consul romain ; il y aura une meilleure troupe de comédiens qu’à Paris ; il se réjouira, et il sera honoré. Il me semble qu’il y a des hommes qui ont acquis une telle considération, que la fortune ne peut leur faire aucun mal. Le nombre en est petit, et mon héros est assurément de ce nombre. Il m’aurait été bien doux de lui faire ma cour : j’en suis très indigne, je l’avoue. Je ne suis plus fait que pour être enterré. Vivez aussi longtemps qu’un doyen des maréchaux de France, qu’un doyen de l’Académie, un marguillier de paroisse peut vivre. Régnez dans votre ciel de Bordeaux. Les orages ne peuvent se former que sous vos pieds. On va chanter des De Profundis à Saint-Denis ; mais on se souviendra toujours que vous avez fait chanter des Te Deum à Notre-Dame. Agréez mes tendres respects.

 

1 – Pour aller à Bordeaux. (G.A.)

2 – Jean du Barry. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Pezay.

 

 

 

Aide-maréchal-des-Logis

Et de Cythère et du Parnasse,

Je vois que vous avez appris

Sous le grand général Horace

Ce métier qu’avec tant de grâce

On vous voit faire dans Paris.

J’ai lu votre aimable Rosière (1) :

Malheur au duc atrabilaire

Qui lui reproche un doux baiser !

Quel mortel ne doit excuser

Une personne si discrète ?

Un seul baiser, un seul amant,

Chez les bergères d’à-présent,

Est la vertu la plus parfaite.

 

          Je vous remercie bien sensiblement, monsieur, de votre paquet. Je ne sais par quelle voie il m’est venu, mais il me rendra heureux pendant deux jours. Je ne remercie point M. Dorat, quoiqu’il m’ait rendu heureux aussi ; mais ce n’est pas lui qui m’a gratifié de sa Réponse de Ninon et de ses odes. Le vieux malade de Ferney vous est toujours très attaché.

 

 

1 – La Rosière de Salency, opéra-comique, paroles du marquis de Pezay, musique de Gruétry. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de Ligne.

 

5 Auguste 1774, à Ferney (1).

 

 

          Vous feriez rire un mort, monsieur le prince, avec vos prélats et vos lavements (2). Moi, qui suis plus près des lavements que des sacrements, j’ai été enchanté d’être encore dans votre souvenir. Je m’imagine bien que tout ce que vous avez vu vous a amusé sans vous étonner. C’est un drame d’une nouvelle espèce, et vous êtes bon juge. J’ai renoncé à tous les spectacles ; mais je suis charmé quand un connaisseur comme vous daigne m’en parler.

 

          Tout enterré que je suis dans ma solitude, j’ai entendu parler, il y a quelques mois, d’une belle fête que vous aviez donnée. Je me doute bien qu’il y avait autant de goût que de magnificence. Mes jours de fête seraient ceux où je serais à portée de vous faire ma cour ; mais ma destinée m’a tapé trop loin de vous.

 

          J’ai eu la consolation de dire fort au long à M. de Constant (3) combien je vous suis attaché. J’ai joint mes vœux aux siens, pour que votre manière de penser s’établisse à Bruxelles. J’en dirai autant à M. d’Hermenches, quand je le reverrai. Il est un peu mécontent, il boude ; mais j’espère qu’il prendra le parti de nous demeurer. Il ne trouvera guère de pays où l’on sente mieux son mérite. Agréez, monsieur le prince, mes éternels regrets d’être si éloigné de vous, et mon profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Le prince lui racontait la fin de Louis XV. (G.A.)

3 – Le père de Benjamin Constant. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Rulhière.

 

8 Auguste 1774.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, de tout mon cœur. Placé entre votre Germanicus et votre Mécène (1), vous ne dédaignez pas même un vieux Allobroge qui ne se voit depuis plus de vingt ans qu’entre Zwingle et Calvin, et dont la mémoire n’est guère à Paris qu’entre Fréron et l’abbé Sabotier. Cependant j’aime toujours les bons vers passionnément, comme si j’étais Français, comme si je soupais quelquefois entre vous et M. de Chamfort. Vous m’avez deux fois traité selon mon goût ; la première, quand mon ami Thieriot m’envoya

 

Auriez-vous par hasard connu feu M. d’Aube,

Qu’une ardeur de dispute éveillant avant l’aube (2)

 

          La seconde, quand vous m’avez gratifié vous-même de votre épître sur le grand art de savoir se passer de fortune :

 

Vous avez rendu respectables

Les bons vers et la pauvreté ;

L’ignorance et la vanité

Osaient les croire méprisables.

 

          Vous direz à présent comme Horace :

 

Pauperies immunda domus procul absit, Ego, utrum

Navferar magna an parva, feratr unus et idem.

 

                                               Liv. II, ép. II.

 

          Votre épître est comme elle doit être, et la satire sur la Dispute était comme elle devait être. L’une était à la Boileau, et l’autre à la Chaulieu.

 

          Il me semble qu’il se forme enfin un siècle : et, pour peu que Monsieur s’en mêle, le bon goût subsistera en France. Je m’y intéresse comme si j’étais encore de ce monde. Je ressemble aux vieilles catins qui ont toujours du goût pour leur premier métier.

 

          Je ne savais pas que l’abbé Chappe eût été un philosophe si plaisant. J’ai son grand et gros livre (3), et j’ai pris son parti hardiment contre madame la princesse Sharkof, ou Sarekof (4), car je ne prononce pas les noms russes si bien que vous. Cette dame est pour le moins aussi plaisante que l’abbé Chappe.

 

          Le vieux malade de Ferney est pénétré pour vous de l’estime la plus vraie. Mais, puisque vous dites que vous êtes avec respect mon très humble serviteur, pardieu, je suis le vôtre avec plus de respect encore.

 

 

 

1 –

Et lorsque j’ai perdu Mécène

J’ai retrouvé Germanicus.

 

                                    RUHLHIERE, Ep. à M.de Ch…

 

2 – Voyez le Discours en vers sur les disputes, dans le Dictionnaire philosophique, article DISPUTE. (G.A.)

 

3 – Voyage en Sibérie. (G.A.)

 

4 – Daschkof. Voyez la lettre à Marmontel du 21 juin 1771. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article